Ma fille, comment vas-tu pouvoir habiter ce monde?

«An alienated world presents itself to individuals as insignificant and meaningless, as rigidified or impoverished, as a world that is not one’s own, which is to say a world in which one is not “at home” and over which one can have no influence.»

«Un monde aliéné se présente aux individus comme insignifiant et dénué de sens, comme rigidifié ou appauvri, comme un monde que l’on ne peut pas faire sien, c’est-à-dire un monde dans lequel on ne se sent pas “chez soi” et sur lequel on n’exerce aucune influence.» (ma traduction)

(Rahel Jaeggi, 2016, p. 3)

L’habitabilité, ce serait la « qualité de ce qui est habitable en raison des conditions favorables qu’on y rencontre », nous dit le Trésor de la langue française. Dans cette définition, le « ce qui », c’est bien sûr un lieu, un espace, lequel comprend le cadre physique mais aussi le mobilier, partout différent. Quand le mobilier est du type humain et qu’on en trouve (au minimum) deux représentants en coprésence dans l’espace considéré, on a de l’être ensemble, on a du social, on a de l’ « ordre de l’interaction » (Goffman). Habiter des espaces, c’est toujours faire au moins deux types d’expérience : celle de la violence et celle de la coopération. L’espace, ce n’est pas neutre.

Nous allons nous interroger ici sur des espaces contenant chaque fois non pas deux mais trois êtres humains, espaces qui se forment régulièrement lorsque 1. je suis (à pied) en ville de Lausanne, avec 2. ma fille Chloé, et que par hasard nous croisons 3. une personne de ma/notre connaissance avec qui s’entame une conversation, généralement très courte. L’exercice sera de mesurer la question de ­l’habitabilité de ces espaces interactionnels à l’aune du sentiment de tension, de malaise, fréquemment ressenti par le père de Chloé lors de ces rencontres.

Posons d’emblée le problème : quand un parent, qui s’évertue à offrir à son enfant des conditions d’existence acceptables, peine lui-même à « habiter le monde » parce qu’il y trouve de multiples sources de violence, d’aliénation, d’entrave à une vie bonne, comment cela influe-t-il sur la possibilité même d’habiter avec son enfant des espaces relationnels plus locaux, à ressentir une appartenance et un sens du « chez soi » dans le contact avec ses propres congénères ?

Trois interactions triadiques

On présentera ici une poignée d’interactions survenues en 2019-2020 dans l’espace public lausannois et réunissant chaque fois Chloé (née en 2016), son papa ainsi qu’une connaissance rencontrée par hasard dans la rue. Ces interactions exemplifient chacune à leur manière ce qu’on qualifiera ici d’efforts d’assignation et/ou de normalisation, définis comme suit :

Effort d’assignation : par le discours comme par le non-verbal, on signifie à Chloé (et à son parent) quelle est sa place dans le monde, son identité, à quelles catégories elle appartient.

Effort de normalisation : par le discours comme par le non-verbal, on signifie à Chloé (et à son parent) quel est le comportement attendu, ce que l’on attend d’elle en tant qu’elle apprend à devenir membre compétente de la société.

Les deux types d’efforts entrent évidemment dans un rapport de complémentarité, ils relèvent de la « mise en conformité » de l’enfant à la norme, pour reprendre le terme bienvenu de Périer cité par Scalambrin et Delay dans le numéro 133 de la présente revue.

Pour lever tout malentendu, notons qu’on s’intéressera ici spécifiquement aux interactions dont Chloé est l’objet et la coparticipante, celles où l’on s’adresse directement à elle. Sont laissés de côté les efforts de mise en conformité destinés à son père en tant qu’il joue plus ou moins bien son rôle de père, tels que remises en place explicites (verbalisées donc), regards désapprobateurs ou encore conseils pédagogiques éclairés.

1. « Comme tu es sage!»

On peut rapprocher cet énoncé de « Comme tu es mignonne» et ses mille variantes. Ce « constat » qui se veut compliment est de fait l’une des plus répandues et des plus désolantes manifestations de l’effort d’assignation. C’est une manière parfaitement recevable socialement, de dire à un enfant, ici a fortiori une fille, qu’arborer les attributs de l’être civilisé qu’est l’humain, sans remous, en ordre, est une bonne chose, valorisée socialement… si ce n’était que descriptif, cela passerait encore, mais ça ne l’est évidemment pas : en faisant un constat sur un supposé attribut de l’enfant, on le somme dans le même geste implicitement de se comporter en conformité avec cet attribut ; une violence bien cachée et d’autant plus insidieuse qu’elle ne dit pas son nom et semble anodine, prise isolément parmi des milliers d’interactions. Le problème, c’est que la sédimentation au sein de l’individu de ces milliers d’interactions participe à la construction de son identité. Je suis quelqu’un de sage, finirait par se dire Chloé.

Mais là n’est pas tout le problème, il y a aussi ceci : on valorise plus facilement ce topos de l’enfant sage quand on parle de filles que de garçons, un garçon manifestant une bonne dose d’agressivité étant considéré comme un vrai petit homme en puissance, sa virilité étant constitutive de qui il est censé être mais surtout devenir. Donc, c’est déjà faire violence à une petite fille que de la classer et de la traiter selon des schèmes idéologiquement néfastes, en ceci qu’il est bien connu que la construction des petits garçons et des petites filles continue dans notre société de s’accompagner d’inégalités (de traitement comme d’opportunités) qu’il est problématique de ne pas questionner et combattre.

En effet, ce type d’assignation à une place de « fille sage » a participé (et continue de participer) largement à ce que l’on appelle la culture du viol, dans la mesure où la dichotomie « sage » versus « agressif », une fois incorporée dans les corps selon une clé de distribution hautement genrée, rend possibles des formes de domination qui ont des implications claires dans les questions d’intégrité physique et morale des êtres humains. Cela va même jusqu’à la capacité à oser se défendre physiquement si l’on est attaqué∙e.

En bref donc, l’énoncé « Comme tu es sage », sous ses dehors d’impeccable bienveillance, s’avère un vecteur privilégié d’inégalités et de domination. Il faut songer à cesser de le servir sempiternellement aux petites filles.

2. « C’est fini les lolettes maintenant, hein Chloé?… »

Une personne que nous apprécions (par ailleurs) beaucoup et croisons souvent, a régulièrement entrepris l’an dernier de signifier à Chloé, quand il la rencontrait une lolette (ou « tétine », pour les personnes hexagonales) dans la bouche, à quel point c’était inapproprié, en arguant notamment que, dans ces conditions, il ne parvenait pas à saisir ce que Chloé lui disait. Ce point me semblait pour le moins intrigant dans la mesure où, pour ma part, je comprenais aussi bien ma fille qu’elle porte ou non l’objet en bouche, tant elle avait appris à parler avec. Mais admettons : au moins, une raison (celle du plus fort ?) était invoquée pour justifier la demande. Ce monsieur enjoignait donc régulièrement à Chloé d’enlever sa lolette, à tout le moins quand elle voulait lui adresser la parole ; c’était là la première phase. Dans ces moments, je n’obligeais jamais Chloé à s’exécuter, mais j’allais dans le sens du monsieur, en expliquant à ma fille que, pour qu’il la comprenne, c’était bien si elle faisait cet effort de renoncement de la prothèse buccale si chère à son cœur, question d’accordage avec le monde ambiant. Des fois, elle finissait par se rendre à nos raisons, des fois non. Deuxième phase : le monsieur disait à Chloé : « C’est fini les lolettes maintenant, hein Chloé? Tu es une grande fille! », chose qui passait déjà beaucoup moins bien à mes yeux, mais à ce stade il ne l’a pas dit assez souvent pour que je m’emporte et lui rétorque ce que je pensais de son intervention. La troisième phase est venue une fois que la mère de Chloé était tout à côté lors de l’interaction : le monsieur s’est avancé de son propre chef dans l’idée de tirer la lolette hors de la bouche de Chloé. La mère lui a gentiment signifié qu’il ne pouvait pas se permettre de faire ça, ce dont il a pris acte sans se froisser. Car il n’est ni idiot ni obtus. Et si Chloé a finalement abandonné les lolettes, c’est de son propre chef, avec le temps.

Dans cette situation, j’ai cru comprendre qu’aux yeux de cet homme, il allait parfaitement de soi qu’un enfant en bas âge est censé se comporter de la manière qu’il suggérait : on ne parle pas avec une lolette dans la bouche et, à un certain âge quand même, il faut arrêter avec les lolettes, hein ! C’est pour les bébés, n’est-ce pas ! Comme les parents de Chloé ne partagent pas cet « allant de soi » compatible avec les valeurs dominantes de notre société (sortir au plus vite de l’âge de bébé, gagner rapidement en autonomie…), lorsqu’un certain seuil a été atteint dans la progression des comportements de ce monsieur, un effet de barrage a été produit par les parents de Chloé… surtout par sa mère.

3. « On ne dit pas bouquin.»

Dans une interaction avec une troisième connaissance, Chloé a expliqué fièrement à cette dame qu’elle avait un nouveau « bouquin ». Du tac au tac, la dame a rétorqué à Chloé : « On ne dit pas bouquin.» La fulgurance de sa repartie ne laissait pas place au doute : elle était choquée qu’une enfant de 3 ans puisse sortir des choses pareilles. J’ai aussitôt tâché de réparer la menace constituée par cet effort de normalisation, en expliquant du mieux que je pouvais à Chloé, en présence de cette dame, que « bouquin » voulait en effet dire « livre », et donc qu’elle pouvait tout à fait parler de « bouquin », et qu’en même temps, c’était un terme qu’on utilisait moins que « livre » parce qu’il était « moins poli ». Allez expliquer la notion de registres de langage à une petite de 3 ans…

Je suis toujours choqué d’entendre des « On ne dit pas… » dignes des pages les plus traditionnalistes de l’histoire de l’éducation. Chloé emploie régulièrement, avec son père et sa mère tout du moins, les mots « merde », « caca », « putain » ou encore « con », pour n’en citer qu’une poignée. Au lieu de la censurer, on discute, on parle avec elle des mots, des endroits ou des gens avec qui on les utilise, on aborde avec elle les effets que ça peut avoir sur des autres personnes quand on utilise certains mots… mais on peut se demander si même ces discussions à but pédagogique sont réellement utiles : je remarque que Chloé sait tout à fait quand elle peut dire des très gros mots (par exemple, précisément avec les personnes qui les lui ont transmis en les employant, son père notamment) et quand il vaut mieux éviter. Car Chloé s’accorde au monde. Les registres de langage, et de comportement de manière large, elle les adapte d’elle-même aux circonstances sans le concours éclairé d’adultes bienveillants et paternalistes. Elle m’a informé l’autre jour qu’à la crèche, quand elle pétait, elle gardait ça « secrètement » pour elle, tandis qu’à la maison, la chose n’a rien de tabou, bien au contraire.

Il est bien sûr savoureux de constater que, pour contrer des injonctions normatives, je produis à mon tour des injonctions normatives d’ordre méta, en gros : « On ne dit pas “on ne dit pas”! » Méta-injonctions qui sont, cela dit, tout à fait défendables, de manière analogue à ce que Popper est connu pour avoir appelé le « paradoxe de la tolérance » : au sein d’une société prônant la tolérance comme valeur, il n’est pas contradictoire d’être intolérant avec les personnes intolérantes, car si on commence à tolérer les intolérants, à terme la tolérance court le risque de disparaître de la surface du globe. De même, pour garantir la liberté d’expression des enfants, on peut suggérer à des adultes de se la coincer.

Si, au lieu de signifier à un enfant ce qu’il est interdit de faire (bouchant par là l’espace des possibles, de l’exploration, sans même y ajouter de raison), je me mets à discuter avec lui de « Qu’est-ce qui se passe si on dit… », alors j’ai le sentiment d’être dans une posture ouverte, de construction et de questionnement, et le monde ainsi coconstruit apparaît comme habitable : on en fait un terrain de jeu, pas un champ de mines.

Régimes discursifs dominants

Dans les trois interactions qui viennent d’être exposées, une grande partie du malaise ressenti par le papa de Chloé vient de ce qu’il lui est très coûteux de réagir en protecteur et de remettre en question ce qui se dit, du fait que 1. les intentions de la personne sont clairement bienveillantes, et que 2. l’on sent bien que ce n’est pas véritablement cette personne qui effectue la violence en premier lieu, elle semble au contraire parler à travers l’entier du corps social, et sa voix est celle de normes du sens commun, ce fameux « on » indéfini (« On ne dit pas bouquin »), qui se pose faussement comme neutre et fonctionne comme faiseur de consensus, alors que le quotidien amène sans cesse du dissensus et que ce n’est pas la fin du monde pour autant. Au contraire.

Ce qui se dessine entre les lignes des interactions, ce qui se cache derrière ce « sens commun », c’est la manifestation de « régimes discursifs dominants » (aussi appelés « régimes de vérité »), qui avec le concours de leurs « porteurs », c’est-à-dire des êtres humains, tendent à reproduire les valeurs et les croyances dominantes d’une société. Le concept est de Foucault, mais on le trouve remarquablement exposé chez Dahlberg et al. (2012). Chaque société a ses régimes discursifs dominants, c’est-à-dire les types de discours qu’elle accepte et fait fonctionner comme vrais. Les régimes discursifs accomplissent une fonction de régulation : ils « organisent notre expérience quotidienne du monde. Ils influencent ou gouvernent nos idées, nos pensées et nos actions et les orientent dans une direction particulière (…). Les régimes discursifs dominants fonctionnent au moyen des concepts, des conventions, des classifications et des catégories que nous utilisons pour analyser, construire et décrire la réalité ; par eux, nous reconnaissons ce qui est considéré comme vrai ou faux, normal ou anormal, juste ou faux. Par exemple, les concepts et les catégories que nous utilisons pour parler de l’enfant, tels que le développement de l’enfant et les stades de développement, en viennent par eux-mêmes à produire la façon dont nous le construisons et le comprenons » (p. 77).

Proches en ceci de la notion d’idéologie dominante (à notre époque, il s’agit de l’idéologie néolibérale), les régimes discursifs dominants ont beau façonner en profondeur notre vision du monde, avec les croyances et les valeurs qui s’y rattachent, ils n’en sont pas pour autant transparents à notre conscience ; pire, ils sont généralement parés de l’allant de soi, ou de la neutralité. Il faut un travail analytique et critique pour les mettre au jour et en faire quelque chose, quoi que ce soit. Ce ne sont pas des fatalités : les discours dominants sur les enfants sages, sur les lolettes ou sur la bienséance langagière peuvent, doivent être bousculés et malmenés un brin. C’est une question d’émancipation, ni plus ni moins.

D’accord, mais si on admet que le concept d’émancipation ne saurait être transitif (on n’émancipe pas X, c’est X qui s’émancipe, même si on peut l’y aider), alors en tant que père, quel rôle puis-je bien jouer dans la négociation ou la lutte contre les efforts de mise en conformité dont on s’occupe ici ? Mon souci est que je sens une attente sociale peser sur moi, je me sens implicitement tenu d’adhérer à ce qui se joue, en qualité de 1. figure du père, de 2. participant (passif) à l’interaction et de 3. membre ratifié comme compétent et donc appartenant au corps social qui est actualisé dans cette microsociété de trois individus. Comme le dit Goffman (1988), l’ordre de l’interaction est déjà de l’ordre social.

Et la réponse à cette attente sociale, c’est en partie en moi qu’elle prend jour sous forme d’une tension, d’un désir immense de rejeter l’allant de soi normatif à la marge ou, pourquoi pas, de le réduire à un possible parmi tant d’autres, le rabattre sur sa propre contingence… et c’est pour une autre partie hors de moi que se fait jour une réponse, lorsque je fais barrage ou négocie interactionnellement ce qui est en train de se passer ; on pensera à cet égard à un autre concept goffmanien, le « travail de face » (face work), qui implique que l’on ménage sa propre face et celle des autres participant∙e∙s, et que lorsqu’il y a menace de face (face threatening act), cela appelle des stratégies de réparation plus ou moins complexes (Goffman, 1974) par lesquelles les participant∙e∙s à l’interaction soignent cette dernière et soignent ainsi l’ordre social… tout en se protégeant. Très proche de ce concept de travail de face, Goffman nomme compromis de travail « l’accord par lequel les acteurs acceptent de poursuivre l’interaction, malgré les accidents de parcours, parce que la sanction qui les frappe en cas d’échec, l’embarras, est plus grave que les petites injures qu’ils s’infligent mutuellement » (Goffman, 1988, pp. 117-118). Je trouve cette caractérisation utile pour notre propos, en ceci qu’elle ne tient en fait que dans le cadre (idéalisé) des interactions entre partenaires égaux. A cet égard, quoi de plus inégal qu’une interaction entre un homme sexagénaire et une petite de 3 ans et demi ? D’où le rôle que je crois devoir tenir, de médiateur et de potentiel bouclier si je ressens de la violence dans les énoncés adressés à ma fille…

Rôle avec lequel je ne suis pas tout à fait à l’aise, voire carrément ambivalent : je tâche dans la mesure du possible de laisser Chloé interagir directement avec les personnes qui composent son monde social, ce que je signale par une posture légèrement en retrait. Néanmoins, je ne me départis jamais de ma vigilance et de mon potentiel interventionnisme parental, tant pour protéger que pour éduquer : il arrive que j’apostrophe Chloé pour la conformer à une interaction ordinaire qui appelle, selon moi, une forme d’apprentissage (« Tu dis bonjour, Chloé? ») ou que je réponde à sa place à son vis-à-vis… dans ces moments, suis-je protecteur, pédagogue, gardien ? Protéger, éduquer, surveiller/punir ? Une partie de mes propres tensions internes dans ces moments viennent de ce que je ne me reconnais pleinement dans aucun de ces rôles.

La vie bonne selon Chloé. Limites du subjectivisme

Mais, et Chloé alors ? Est-ce qu’elle se sent violentée par tout cela ? Pourrait-il se faire que des espaces que je considère comme à peine habitables, soient vécus comme parfaitement amènes pour mon enfant ?

Comme je ne décèle aucune trace de souffrance dans les réactions de Chloé aux interactions ordinaires qui m’horripilent, je pourrais me dire que je fais des montagnes à partir de rien, sans compter que je m’octroierais un droit discutable, celui de questionner la validité du type d’existence que mène mon enfant, au risque de moi aussi lui assigner des places et des étiquettes.

Pareille ligne d’argumentation ne me semble toutefois pas satisfaisante, car il y a risque de verser dans l’écueil du subjectivisme (Untel dit que ça va bien, alors c’est que ça va bien !). Pour parler avec Marcuse, on peut critiquer une forme de vie comme étant aliénée même si cette forme de vie ne porte aucune perception de souffrance (Jaeggi, 2016, p. 29). Cela ne veut pas dire que je considère la vie de Chloé comme aliénée, mais plutôt que je considère qu’adopter un discours critique sur les régimes discursifs dominants, sur les idéologies dominantes, qui nous environnent de fait elle et moi (et vous et tout le monde) est nécessaire comme un premier pas dans la tâche consistant à contrer autant qu’il est possible les effets de sédimentation évoqués plus haut, effets qui limitent la liberté des humains dès les âges les plus tendres, en ceci qu’ils les assignent à des manières d’être (p. ex. être sage), à des places (p. ex. espace domestique, intérieur) et à des rôles (p. ex. materner, prendre soin) que personne, à ce que je sache, n’a demandé à se voir assigner.

Cela ne veut pas dire, loin s’en faut, que je me passe de la parole de Chloé pour comprendre et négocier les espaces que nous explorons. Cela veut dire plutôt que je me questionne sur la posture que je peux adopter pour gérer les tensions qui sont les miennes lors des interactions rapportées ici. Le but, pour reprendre le problème tel que posé en préambule, c’est de travailler à la possibilité même d’habiter avec mon enfant des espaces relationnels, de ressentir une appartenance et un sens du « chez soi » dans le contact avec nos propres congénères.

Attention (Care), Construction, Confiance

Dans l’idée de négocier ces tensions autour des microviolences évoquées ici, je songe à trois pistes qui pourraient être fécondes :

1. L’attention à la situation et l’attention à autrui :

Le plus bel apport que je tire de mes recherches récentes sur les éthiques du care (Nussbaumer, 2019), c’est l’idée qu’au fondement de toute compétence éthique, il y a l’attention à autrui et, de manière large, l’attention au monde du vivant, qui constitue notre environnement vital, de la naissance à la mort. L’attention à l’autre vulnérable est la composante la plus fondamentale du care. Laugier (2013) estime qu’« à l’origine d’une action inadéquate (légèrement, ou tragiquement), careless, il y a un manque d’attention (…). Goffman insiste sur la nécessité de l’attention au détail comme ressource première, pour compenser le risque permanent de l’erreur d’appréciation. » Et cette attention est rendue d’autant plus fondamentale qu’au sein de notre société, on ne voit pas, ou on néglige, le travail que représente le care, effectué massivement par des femmes et des personnes racisées. « L’enjeu des éthiques du care s’avère épistémologique en devenant politique : elles veulent mettre en évidence le lien entre notre manque d’attention à des réalités négligées et le manque de théorisation (ou, de façon plus directe, le rejet de la théorisation) de ces réalités sociales “invisibilisées”. Il s’agit alors de renverser la tendance de la philosophie, et de chercher non à découvrir l’invisible mais d’abord à voir le visible » (ibid.).

Pour lier cela avec mon problème : quand je suis en situation d’interaction avec Chloé et une tierce personne, l’attention soutenue que je peux porter à la situation est toujours déjà une manière d’effectuer un travail de care, d’être au plus près de ma fille et de tâcher autant que possible de répondre de façon juste (au sens d’ajusté) à ses besoins tels que je crois les identifier. On peut avancer qu’un espace où le care peut être effectué sans entraves majeures est un espace qui tendrait vers l’habitabilité.

Ajoutons à cela qu’un bon travail de care entraîne non seulement cette attention à autrui, mais aussi, comme ça a été développé plus haut, l’attention aux discours idéologiques que l’on récuse, dans l’idée de participer le moins possible soi-même à leur propagation, de refuser même d’en être les porteuses et les porteurs. Pour ce faire, une attention soutenue doublée d’un travail analytique sont nécessaires, dans la mesure où les idéologies sont autant, sinon plus encore, invisibles au premier coup d’œil que le care. Et ironiquement, le care fait très mauvais ménage avec l’idéologie néolibérale (Tronto, 2013, pp. 37 et suivantes), ce qui se répercute sur toutes les couches de notre société, de la petite enfance jusqu’à la thématique (chère au Canton de Vaud et fort problématique dans une société capitaliste) des proches aidant∙e∙s, ces « ressources humaines » qui, pour pouvoir prendre soin, ont besoin qu’on prenne soin d’elles, oui mais alors qui s’en charge ?

2. Se parler pour construire :

Chloé ne se prive pas de me parler, d’expérimenter avec les mots et de constater que je réagis d’une manière parfois ambivalente à ces « jeux de langage » (au sens de Wittgenstein), partagé que je suis entre l’hilarité, la fierté et le sentiment de mon rôle pédagogique, et soucieux de mettre en garde ma fille quant aux types de contextes sociaux dans lesquels on est avisé de ne pas formuler des énoncés de certains types, ce afin d’œuvrer à l’habitabilité.

Ce qui me semble important, c’est de souligner la puissance qui est la nôtre, à Chloé comme à son père, lorsque nous parlons, que nous mettons en forme, à notre niveau, ce monde vécu qui est à la fois commun et irréductiblement propre. Dans le cas du « On ne dit pas bouquin» par exemple, ce qui m’importe est que Chloé puisse s’approprier le monde de manière large, et cela inclut la navigation dans les registres de langage, tout comme l’autre soir elle m’a dit se réjouir de « bouffer », et on a discuté ensemble du mot « bouffer » et je lui ai dit combien je trouvais que c’était un mot rigolo, qui veut dire la même chose que « manger » mais qu’on utilise surtout quand on est ensemble… mais là encore, je me sens un peu idiot et paternaliste : Chloé sait très bien où et comment employer le mot « bouffer ».

Construire le monde par le langage me semble le prolongement du point précédent : l’attention à la situation que requiert le care se double de ce que Chloé et moi pouvons faire du monde dans lequel on habite, en mettant des mots sur ce qu’on voit, ce qu’on en dit, ce que tout cela nous fait. Le langage construit ou répare, selon les circonstances.

3. Faire confiance à la puissance de Chloé :

Parmi les constructions de l’enfant qui ont prévalu depuis plusieurs siècles, il y a une conception que je sais être fortement ancrée en moi, celle de « l’Enfant de Rousseau », compris comme créature innocente et sans défense, malmené et altéré par la société. L’enfance est un âge d’or que l’on perdra au contact de la société, etc. Cette représentation des enfants concourt à générer en l’adulte et père que je suis un désir de protéger Chloé du monde « corrupteur » qui l’entoure, un monde « violent, opprimant, mercantilisé et exploiteur – en construisant une forme d’environnement où l’on offrira protection, continuité et sécurité au jeune enfant » (Dahlberg et al., 2012, p. 96). L’enjeu pour moi est de parvenir à me positionner en figure suffisamment protectrice et génératrice de sécurité pour ma fille, tout en évitant de me faire l’architecte hypercontrôlant d’un locus amœnus à débarrasser obsessionnellement de tous risques, de tous cahots, et donc, au final, de la possibilité même de rencontrer le monde. Difficile équilibre.

Pour ce faire, je réalise que je dois régulièrement, à la manière d’un mantra, me redire, me rappeler à moi-même que Chloé est un être de puissance en qui j’ai confiance, et non un être d’innocence et de vulnérabilité pures.

Faire confiance à la puissance des êtres et des relations, ce serait œuvrer à maintenir le monde ouvert, et à y élaborer des espaces habitables au contact des êtres qui les peuplent et les traversent. Espaces qui seraient des lieux de violence parfois, c’est inévitable, mais aussi de coopération.

Sur le plan plus théorique enfin, il me semble que l’outil le plus puissant pour effectuer ce travail d’élaboration d’espaces habitables, c’est les éthiques du care, en ceci qu’elles placent l’attention au monde, l’attention aux détails, l’attention à la situation vécue, au premier plan, d’une manière qui demeure toujours ouverte sur les possibles et les contingences. Les éthiques du care sont particularistes, elles ne cherchent pas à subsumer le particulier sous l’universel mais veulent considérer chaque situation et chaque être comme singuliers et demandant chaque fois des réponses singulières. De l’autre côté, nous avons les grands courants de la philosophie politique et morale contemporaine, s’étant imposés sous la férule d’hommes blancs privilégiés : Déontologisme (Kant), Utilitarisme (Bentham, Mill), Ethique de la vertu (Aristote). Tous ces philosophes et leurs grandes théories à prétentions universalistes élaborées dans des pièces bien chauffées, à l’abri du bruit des enfants, sont bien gentils, mais les processus productifs de leurs cerveaux géniaux n’ont jamais débouché sur l’idée de leur propre (inter)dépendance fondamentale : ce sont des cancres quant au care. Prêtons donc plutôt attention à Joan Tronto, Sandra Laugier, Arlie Russell Hochschild, Nancy Fraser, Judith Butler, toutes ces penseuses qui proposent de voir la réalité sociale avec des lunettes neuves.

Quentin Nussbaumer

Bibliographie

Dahlberg G., Moss P. et Pence A. (2012 [1999]), Au-delà de la qualité dans l’accueil et l’éducation de la petite enfance. Les langages de l’évaluation, Toulouse, Erès.

Goffman, Erving (1974), Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit.

Goffman, Erving (1988), Erving Goffman: les moments et leurs hommes. Textes recueillis et présentés par Yves Winkin, Points, Paris.

Jaeggi, Rahel (2016), Alienation, Columbia University Press.

Laugier, Sandra (2011), « Le care, le souci du détail et la vulnérabilité du réel », Grammaires de la vulnérabilité, Raison publique 14, avril 2011.

Nussbaumer, Quentin (2019), « Attention au care!», Association Philocité (disponible en ligne : www.philocite.ch).

Tronto, Joan (2013), Caring Democracy. Markets, Equality, and Justice, NYU Press.

Tronto, Joan (2009 [1993]), Un monde vulnérable, La Découverte (Titre originel : Moral boundaries: a political argument for an ethic of care, New York, Routledge, 1993).

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