Quand les enfants habitaient aussi la rue

Au XVIIIe siècle, à Paris, on vivait essentiellement dans les rues. Du moins quand on n’était ni noble, ni bourgeoisement fortuné. Nous avons aujourd’hui bien de la peine à comprendre le quotidien de ce temps-là. De nos jours, les rues sont souvent sans enfants et largement « hostilisées » par les bagnoles ; ce ne sont sans doute pas les mêmes bruits, pas les mêmes odeurs, pas les mêmes activités, mais ces rues d’alors étaient pleines de gens qui nous ressemblent étrangement par leur souci de vivre.

« La rue parisienne à la fin de l’Ancien Régime est un espace que l’on ne choisit pas, un espace que l’on occupe pour la seule raison qu’on n’en possède guère d’autre, un espace pour vivre. »[1]

Le chez-soi n’existait pas vraiment, l’espace public et l’espace privé n’avaient pas de lignes de séparation aussi claires que les nôtres, du moins pour celles et ceux qui ont un chez-soi.

« L’intimité est une notion trop neuve : seules les classes bourgeoises commencent à l’utiliser et à en jouir. Ainsi se dessine un espace où n’existe pas de rupture réelle entre le dehors et le dedans. »[2]

Pourtant, il fallait bien habiter quelque part, puisque être trouvé à dormir dans la rue conduisait directement en prison. Les archers de l’hôpital n’étaient pas plus cléments avec la misère que nos polices contemporaines. L’ordre d’alors se sentait menacé par l’affichage de la pauvreté et savait combien les classes dites dangereuses étaient vives à l’insurrection. Nous connaissons bien aujourd’hui les méthodes d’évacuation des ronds-points pratiquées par un certain président et tel autre préfet de police… Il est de notoriété publique que la gendarmerie achète des blindés pour protéger les palais des puissants et les temples des marchands. Tous ces signes ne laissent entrevoir que brutalité et crainte, alors que ces constantes traversent allégrement les siècles et les continents.

« Impossible d’établir une limite entre le pavé de la rue et ses alentours bâtis. Comme si les logements se répandaient sur la rue et que les trottoirs ne faisaient que prolonger les allées d’immeubles. »[3]

De nos jours, nous en sommes, dans les pays dits développés au moins, à revendiquer le droit à une chambre à soi pour les enfants. Nous sommes bien loin de l’obtenir pour tous, mais c’est une préoccupation parentale assez répandue. Alors, puisque tels sont nos soucis, comment imaginer une ville sans intimité possible ? Alors que nos enfants sont calibrés sur les horloges, le temps de l’école juste avant le temps de l’usine, comment imaginer cette ville où les enfants jouent en vadrouillant ou vadrouillent en jouant, tout au long du jour ? En lisant Farge, l’on mesure combien les parents étaient pris par la nécessité de gagner à peine de quoi survivre tout en se demandant ce qu’être parent pouvait bien dire en ce temps-là.

« Dans les rues de Paris vit tout un peuple d’enfants errants, petits et grands : paquet informe, emmailloté, abandonné au coin d’une église ou dans le renfoncement d’un mur ; enfants solitaires sur le trottoir ou le long de la Seine.

Il y a ceux, d’abord, qui ont perdu leur chemin et leurs parents dans le dédale des ruelles, ou qu’une gardienne négligente a oubliés. Mobile et sans souci, l’enfant se perd facilement dans la mouvance de la rue. Parfois, c’est volontairement qu’il s’enfuit. »[4]

Nous sommes encore capables d’entendre cette histoire d’enfant fugueur, qui se tire parce qu’il veut échapper à une punition ou parce qu’il en a soudain assez de ses vieux. Mais il faut reconnaître que ces enfants qui se perdent dans la ville nous laissent perplexes. Dans nos grands magasins, il est fréquent d’entendre que « le petit Marco attend son papa à la caisse principale ». Tout·e ravi·e que l’on soit de ne pas être à la place de ce parent-là, l’on sait bien combien il est facile de perdre un enfant au détour d’une gondole promotionnelle. Mais c’est bien loin de ce qui arrive à ces enfants parisiens du XVIIIe siècle. Farge conte quelques histoires d’enfants perdus que d’autres personnes d’un autre quartier prennent sous leur aile, qu’elles les nourrissent et les soignent par solidarité et par humanité. Quelques mois plus tard, on retrouve les parents qui sont heureux de récupérer ces perdus et la vie continue parce qu’elle n’est pas faite que de chienneries.

« Ils sont finalement assez nombreux ces enfants perdus, même si leur nombre n’est rien par rapport à celui, exorbitant, des enfants volontairement abandonnés, qui ne semblent appartenir à personne et dont l’errance n’inquiète que lorsque s’y joint des larmes ou la volonté suspecte de rester caché. (…) Ceux qui sont volontairement abandonnés sont si nombreux qu’ils inquiètent et préoccupent aussi bien les institutions charitables que les autorités. Leur masse fait pitié autant que peur. (…) Le cas le plus préoccupant est sans nul doute celui des nouveau-nés laissés dans une vague encoignure de porte. Ceux-là sont envoyés à l’Hôpital des Enfants Trouvés. Leur nombre ne doit pas faire oublier le taux important des enfants illégitimes laissés dès leur naissance à la sage-femme qui les a fait naître. C’est elle qui porte l’enfant, en général baptisé, à l’hôpital, et décline ses noms et date de naissance, en même temps qu’une déclaration d’abandon. »[5]

L’Hôpital des Enfants Trouvés est alors un mouroir. Insalubre, vétuste et pourtant seule chance de survie de ces gamins. On a retrouvé sur quelques-uns de ces bébés abandonnés des billets, souvent maladroitement écrits, qui disent en creux la douleur maternelle de cet acte. Ces mères vivent dans une telle misère à mort qu’elles n’ont aucune chance ne serait-ce que de nourrir un enfant et encore moins de pouvoir l’élever. Ces misères sont à mettre en perspective avec ce que certaines migrantes vivent aujourd’hui aux frontières de nos pays, sur les rives de notre mer du milieu…

Bizarrement, cette rue très marquée par la souffrance est aussi un espace de liberté, de solidarité et de bonheur.

« Les enfants jouent beaucoup dans la rue, et partout, bien entendu. Dans l’escalier, sur le quarré, près du puits de la cour, dans l’allée, aux portes des arrière-boutiques et au beau milieu de la ruelle. Ils jouent, transgressant les interdits, occupant pleinement l’espace et provoquant souvent la colère des piétons ou d’âpres disputes entre les parents. L’espace urbain est leur univers, ils l’utilisent à leur gré, le transforment ; moins encore que les adultes, ils ne séparent le public du privé. (…) L’enfant vole à l’ordre urbain le plaisir de jouer malgré la pléthore des ordonnances de police. C’est justice sans doute puisque l’ordre urbain vole à l’homme de la rue certains espaces de promenade et de loisirs, pour les réserver calmement aux riches et aux nantis. »[6]

Si l’intimité n’existait pas vraiment pour les pauvres, puisque leurs logements donnaient dans la rue et que la rue entrait gaillardement chez eux, les riches savaient déjà défendre leurs privilèges spatiaux. Déjà la pauvreté était une souillure et une pollution. Mais alors, plus qu’aujourd’hui, les pauvres étaient capables d’émeutes, et ces émeutiers et ces émeutières faisaient trembler le pouvoir. Même la solide Bastille n’y a pas survécu.

Comme Walter Benjamin l’avait fait entre 1929 et 1932 pour la radio allemande, le Centre dramatique national de Montreuil a repris l’idée de petites conférences destinées aux enfants dès l’âge de 10 ans. Arlette Farge y a participé et s’est risquée à parler de l’enfance du XVIIIe siècle.

« La police avait décidé d’enlever les enfants qui jouaient trop bruyamment dans la rue et troublaient l’ordre public. Voilà qu’un beau matin de mai 1750, dans des carrosses aux vitres fermées et très opaques, pour ne pas qu’on les voie, les policiers ont reçu l’ordre d’enlever les enfants en train de jouer en bas de leurs maisons et de les emmener dans les prisons de Paris, à celle de Bicêtre, ou celle de la Salpêtrière. Ce sont des grands hôpitaux, où se trouvaient à la fois les grands malades, les gens qu’on disait fous, les prostituées, les délinquants emprisonnés pour vol, etc.

La police va donc y enfermer ces enfants-là ; ils ont entre quatre et douze ans… Immédiatement, une énorme émeute enflamme tout Paris, tous les quartiers de la ville ne veulent pas se laisser faire ; (…). »[7]

La durée de ces emprisonnements a varié de deux mois à deux ans. Entre la place Maubert et le boulevard Saint-Marcel, la rafle a concerné environ mille deux cents enfants. La police ne s’embarrassait pas vraiment de l’opinion des gens en ce temps-là et personne ne peut assurer sérieusement que son sentiment d’impunité est menacé aujourd’hui. Même si l’on peut affirmer que nos flics contemporains ne se risqueraient pas à embastiller des gamins si jeunes, alors qu’ils n’ont commis aucun délit.

Le pouvoir royal de Louis XV y laissera quelques plumes de son droit divin et le seizième du nom sera guillotiné quelques années plus tard. Le projet d’alors était tout ce qu’il y a de plus « noble », puisque le monarque comptait peupler ses colonies avec ces enfants qui comptaient si peu pour lui.

Jacques Kühni

 

[1]-Farge, Arlette (1992) [1979], Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Gallimard/Julliard Folio, Paris, p. 19.

[2]Ibidem, p. 20.

[3]Ibidem, p. 26.

[4]Ibidem, p. 62.

[5]Ibidem, pp. 64-65.

[6]Ibidem, pp. 70-71.

[7]-Farge, Arlette (2005), L’enfant dans la ville, Bayard, Paris, pp. 52-53.

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