Une lecture de:

Odier, Lorraine (2018), Métamorphoses de la figure parentale, Antipodes,
Lausanne

« Qu’est-ce qu’un parent ? Qu’est-ce qu’un père ? Qu’est-ce qu’une mère ? » : c’est par ces questions ambitieuses que s’ouvre l’ouvrage de Lorraine Odier consacré aux transformations de la « figure parentale » entre 1950 et 2010. A partir de l’analyse des archives d’une association visant à soutenir les parents dans leurs pratiques éducatives, l’Ecole des parents de Genève, Lorraine Odier explore les transformations des normes parentales, pointe l’évolution des responsabilités attribuées aux parents, met en évidence les hiérarchies sociales qui s’élaborent autour de la parentalité « idéale » et identifie comment se construisent des figures maternelles et paternelles distinctes.

Pourquoi l’Ecole des parents de Genève ? Association privée fondée en 1950, majoritairement subventionnée par les pouvoirs publics et par les parents qui la fréquentent, principalement des mères des classes moyennes intellectuelles, elle propose des activités et de la documentation aux parents du canton de Genève, afin de les orienter dans leur fonction parentale. En tant qu’association paraétatique, elle est une actrice des politiques familiales et ses intervenant∙e∙s ont souvent été proches des experts de l’enfance. L’Ecole des parents de Genève peut à ce titre être considérée comme un « foyer local de production de discours de vérité sur les pratiques parentales » (p. 18) et constitue un terrain privilégié pour qui souhaite mieux comprendre la mise en œuvre des politiques publiques familiales.

Adoptant une approche foucaldienne de l’analyse du discours, Lorraine Odier s’intéresse en effet à la manière dont sont problématisées les cibles des politiques publiques (ici, les parents), afin de saisir le « mode de gouvernement » des individus, ou, pour le dire autrement, comment sont produits les normes et les savoirs qui orientent les conduites et les subjectivités individuelles. L’ouvrage se construit à partir d’un questionnement sociohistorique et d’une approche « constructionniste » : quels sont les discours normatifs produits autour de la figure parentale en Suisse, plus précisément à Genève, des années 1950 à aujourd’hui ? Comment se sont-ils transformés ? A quelle problématisation sont-ils associés ? Quelles sont les procédures par lesquelles sont produits des discours énonçant des vérités sur la pratique de la parentalité ?

Toute l’originalité de l’approche adoptée par Lorraine Odier est de mobiliser, dans le même temps, une littérature féministe conséquente pour appréhender la maternité, alors que cette question, habituellement considérée dans les milieux féministes de la recherche comme le principal foyer d’oppression des femmes, reste relativement « taboue ». La combinaison des approches foucaldienne et féministe permet à Lorraine Odier d’aborder le discours produit par l’Ecole des parents comme participant à la définition de normes produisant des identités sexuées et socialement situées, renvoyant les individus à des positions hiérarchisées.

Pour ce faire, Lorraine Odier a analysé les archives de l’association : une trentaine de cartons comprenant plus de 600 documents (des procès-verbaux de rencontres entre intervenant∙e∙s de l’association, des cahiers de notes rédigées par les intervenant∙e∙s sur leurs impressions durant les activités, des documents de comptabilité, de la correspondance de membres de l’association avec des institutions, des personnalités externes ou des bailleurs de fonds, des rapports d’évaluation, des programmes d’activités, des rapports d’activités, etc.). Elle a également consulté des archives de l’Etat sur l’association et des archives de la presse genevoise. Elle a de plus réalisé des entretiens avec des personnes ayant connu différentes périodes de l’association et deux entretiens collectifs avec l’ensemble des intervenantes actuelles de l’Ecole des parents. S’y est ajouté des observations d’activités de groupe de l’Ecole des parents.

L’ouvrage s’organise autour de trois grandes interrogations : 1) Comment la question parentale est-elle problématisée dans les discours de l’Ecole des parents et dans ses activités ? 2) Quelles sont les figures parentales élaborées à travers ces discours ? 3) Comment le genre opère-t-il dans ces discours et produit-il de nouvelles figures parentales sexuées ? Après une introduction générale, un premier chapitre présentant les choix théoriques et empiriques de la recherche et un deuxième chapitre dédié à l’analyse des discours sur la figure parentale dans le contexte genevois avant la fondation de l’Ecole des parents, l’ouvrage s’organise en trois parties traitant chacune d’une « période ­discursive » correspondant à des modes particuliers de problématisation de la figure parentale, donnant lieu à l’apparition de frames[1] ou cadres de référence spécifiques. Chacune des périodes est aussi caractérisée par des « techniques de pouvoir » spécifiques[2] que Lorraine Odier identifie à partir de l’analyse des manières dont les activités sont décrites dans les programmes et les rapports d’activités. Ces techniques de pouvoir, correspondant à des modes d’éducation et de transformation des individus, en vue de leur faire acquérir certaines aptitudes ou attitudes, permettent d’identifier le type de « sujet » visé (p. 52).

La première partie traite des premières années de l’association (1950-1972). Durant cette période, la question parentale commence à être problématisée à partir de la responsabilité éducative des parents, dépassant la simple dimension « biologique ». Au cours de cette période, la figure maternelle est désignée comme l’un des piliers de l’ordre familial, alors fortement associé à l’ordre social : le frame de « carence maternelle » est mobilisé pour expliquer les comportements déviants des enfants comme la conséquence d’un défaut d’amour maternel. Les activités privilégiées par l’association à cette époque (« Cours de l’Ecole des parents » ou « Conférences ») témoignent d’une conception dans laquelle des experts (universitaires, psychologues, psychiatres, psychanalystes, etc.), détenant un savoir, s’adressent à des parents considérés comme « profanes » et « à instruire ». On distingue cependant des activités qui, rapprochant experts et expertisés, visent à faire participer ces derniers à l’élaboration des savoirs sur l’enfant : les « cercles de parents » invitent ainsi les parents, principalement les mères, à faire le récit de leur expérience et à la mettre en relation avec les connaissances des intervenant∙e∙s de l’association.

Dans la deuxième partie, qui recouvre la période allant de 1972 à 1988, c’est la figure du parent « réflexif et autonome » qui s’impose dans le discours de l’Ecole des parents. Alors que, dans la période précédente, la figure parentale était problématisée à partir de l’ordre social, au cours de cette deuxième période, c’est la qualité des relations entre enfants et parents (les mères, en particulier) qui est centrale, considérée comme la clé d’un bon développement affectif et expressif de l’enfant. Durant les années 1970, on assiste à la promotion du bien-être individuel, tant celui du parent que de l’enfant. Le parent doit alors se préoccuper de son développement personnel et de ses compétences relationnelles, et des activités sont proposées dans cet objectif (groupes de discussion, mais aussi cours de yoga, eutonie, « communication non violente », etc.). Alors qu’il s’agissait auparavant d’instruire les parents pour éviter l’apparition de comportements déviants chez l’enfant, c’est à présent au parent que revient la responsabilité de trouver des solutions aux difficultés qu’il éprouve dans son travail parental. Les savoirs institués sont alors dévalorisés, tandis que l’individu et son expérience personnelle sont mis en avant, dans le cadre de rapports entre intervenant∙e∙s et parents qui se veulent égalitaires.

Au cours de la période 1988-2010, analysée dans une troisième partie, le processus de responsabilisation des parents s’accroît : dans une articulation des modes de problématisation identifiés dans les périodes précédentes, la qualité du travail parental, en particulier dans sa dimension relationnelle, est conçue comme déterminante pour l’avenir de l’enfant, tant sur le plan de son insertion sociale que sur celui de son bien-être psychologique. Cette injonction repose principalement sur les mères qui deviennent le principal « vecteur de l’épanouissement de l’enfant ». La qualité de la relation mère-enfant est au centre des techniques de mise en scène de la relation parent-enfant, identifiées par Lorraine Odier dans les activités proposées durant cette période.

La qualité première de cet ouvrage est son ambition. Proposer une analyse de l’évolution de la figure parentale de 1950 à nos jours constitue un défi de taille, que Lorraine Odier relève avec brio, à travers la présentation d’une enquête documentée, l’élaboration d’une solide problématique de recherche, la mobilisation de nombreuses références bibliographiques. Des développements complexes sont exposés dans un langage clair et le caractère structuré de l’ouvrage permet de suivre aisément le fil de l’argumentation. L’ouvrage nous offre une plongée saisissante dans le passé d’institutions qui nous sont familières et nous permet d’identifier les traces de conceptions qui impriment encore largement nos existences présentes.

Sur le fond, un léger trouble naît du contraste entre l’objectif large de saisir les évolutions de la figure parentale et le caractère forcément circonscrit du terrain d’enquête. Si Lorraine Odier explore finement les « conditions de possibilités » de l’émergence des différents frames, il persiste parfois une faiblesse dans l’argumentation, qu’elle identifie elle-même : il aurait été utile d’explorer d’autres « arènes discursives » (p. 146), comme les débats parlementaires sur les réformes de la loi de l’Office de l’enfance dans les années 1950 ou les discussions ayant mené à l’élaboration des droits de l’enfant, afin de saisir les discours en concurrence dans les différentes périodes examinées.

De plus, alors même que l’ouvrage porte sur le discours d’une « école » – certes bien particulière puisqu’elle s’adresse à des parents[3] –, la mobilisation des travaux sur l’institution scolaire reste plutôt secondaire. Or, les développements sur les « techniques de pouvoir » privilégiées dans les différentes périodes, les transformations des rapports entre intervenant∙e∙s et destinataires, de même que les évolutions dans la place accordée aux savoirs savants et profanes, auraient pu être mis en relation avec les analyses sur les évolutions de la forme scolaire, les transformations dans les rapports au savoir et au pouvoir à l’intérieur même de l’école[4]. L’ouvrage aurait également gagné à discuter plus directement les travaux portant sur les légitimités inégales de pratiques éducatives parentales, afin d’identifier plus précisément les dimensions sur lesquelles se fondent les hiérarchies sociales entre figures parentales mises au jour dans le discours de l’association. Il aurait par ailleurs été intéressant de mettre en parallèle les transformations des figures parentales avec celles des figures de l’enfant, en faisant référence aux travaux sur l’enfance, sur les définitions sociales de la prime enfance et du « métier d’enfant »[5], définitions dans lesquelles les institutions (notamment l’école) interviennent largement.

Ceci n’enlève rien aux qualités nombreuses de l’ouvrage, et certainement pas à la première : offrir une analyse critique de la parentalité et son encadrement par les institutions, dans un contexte suisse. La perspective sociohistorique adoptée produit des effets puissants, permettant de considérer le caractère situé, historiquement et socialement, des normes qui pèsent sur les parents, mais aussi d’entrevoir les héritages, les scories et les transformations qui apparaissent dans les normes actuelles.

En particulier, l’ouvrage de Lorraine Odier met en lumière la persistance dans le temps d’une forte sexuation des rôles parentaux, voire de leur renforcement, dans un processus de « naturalisation » et de revalorisation d’une « disponibilité maternelle » dans laquelle les mères sont enjointes de manière pressante à consacrer un temps de « qualité » à leur enfant, sous peine d’entraver la bonne construction de leur personnalité. L’ouvrage montre ainsi comment se reconfigure, sous de nouveaux habits, une responsabilité féminine dans le travail parental. La thèse défendue par Lorraine Odier prend donc clairement le contrepied de celles de l’individualisation et de la désinstitutionalisation pour désigner la persistance de cadres normatifs puissants, tout en identifiant les paradoxes en jeu. Les dernières pages de conclusion, intitulées « Pour une sociologie féministe de l’expérience parentale », questionnent les conséquences concrètes, en termes de fatigue et de frustrations, par exemple, de la norme de la « disponibilité maternelle » qui s’impose aujourd’hui aux mères. Ces pages esquissent de nouveaux chantiers de recherche, à ouvrir d’urgence pour renouveler la question de la parentalité et de la maternité. Bref, un ouvrage à lire et à faire lire. 

Héloïse Durler

 

[1]-Bacchi, Carol (2009), Analysing Policy : What’s the problem represented to be ? Pearson Australia, French Forest.

[2]-Foucault, Michel (1975), Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, Paris ; Foucault, Michel (1976), Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Gallimard, Paris ; Foucault, Michel (1984), Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Gallimard, Paris.

[3]-Le nom lui-même de l’association ne manque pas d’intriguer : pourquoi parle-t-on d’« Ecole » des parents ?

[4]-Lahire, Bernard (2008), La raison scolaire. Ecole et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir, PUR, Rennes.

[5]-Chamboredon, Jean-Claude & Prévot, Jean (1973), Le « métier d’enfant ». Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle, Revue française de sociologie, XIV, 295-335 ; Court, Martine (2017), Sociologie des enfants, La découverte, Paris.

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