Nonna, née de l’autre côté de la montagne

Deux extraits d’un roman qui n’est pas encore publié

I

[…] Selma porte ses baskets bleues, fermées par un scratch à paillettes. Je suis un peu jalouse de ses chaussures parce qu’elles sont neuves et que, moi, je dois porter celles de ma grande sœur.

J’en ai demandé des nouvelles à Maman, elle m’a dit que c’était un caprice, j’ai répondu que Selma, elle, en avait des nouvelles, des bleues avec un scratch à paillettes. Oui, j’avais fini par parler de Selma à Maman. Je lui avais raconté qu’elle venait d’un pays très loin d’ici. Elle n’avait pas dit grand-chose. En fait, elle avait changé de sujet, comme si elle était gênée. Mais le jour où j’ai parlé des baskets, elle a dit :

– Ces gens-là, on leur donne tout.

Je n’ai pas compris pourquoi elle avait dit ça, mais j’ai senti que je n’aimais pas trop cette phrase, alors j’ai arrêté de parler. Je suis sortie dans le jardin, j’ai regardé pendant longtemps, au moins une ou dix ou cent minutes, je ne sais pas, mes pieds entourés par les vieilles chaussures, celles de ma sœur. Je pensais à la phrase de ma mère. C’était qui « ces gens-là » ? Et pourquoi elle avait fait une grimace en le disant ? Comme on était mardi, et que Maman avait sa tête de mardi, je me suis dit qu’elle ne le pensait peut-être pas vraiment, mais j’étais quand même énervée.

J’ai eu envie de faire une bêtise. Je suis allée dans ma chambre chercher mon crayon à paillettes, j’ai choisi le bleu, et j’ai colorié sur mes chaussures. Maman est passée dans le couloir et m’a vue. Il faut dire que j’avais laissé la porte ouverte. Elle a dit :

– Qu’est-ce que c’est que ces conneries encore ? Je sais pas ce qu’on va faire de toi ma pauvre…

Elle est partie sans me punir.

J’ai continué à colorier mes chaussures.

J’appuyais si fort que le plastique se décollait sous la pointe du crayon.

Une larme est tombée sur le scratch.

Elle a ensuite glissé lentement vers le sol, entraînant quelques paillettes dans sa course.

II

[…]

– Nonna ?

– Oui, gattina ?

– Tu te souviens de ton pays d’avant ?

– Ah, mon pays de l’autre côté de la montagne. C’est un beau pays. On parle pas pareil là-bas, tu sais, ça ?

– Oui.

– Quand je suis arrivée ici, à l’école c’était pas facile. Le maître d’école ne voulait pas me prendre dans sa classe. « Je prends pas les étrangers ! » qu’il a dit. Je ne comprenais rien au français, ma pauvre, il n’avait pas le temps de m’apprendre.

– Comment t’as fait ?

– J’ai fait la clandestine ! Je me mettais à la porte, et j’écoutais. J’avais un petit cahier, je notais ce que je pouvais. Et le soir, j’allais voir Marie-Françoise, ma voisine. Elle me faisait la leçon. Oh, j’ai appris vite ! Et l’année suivante, je suis partie m’inscrire à l’école. J’étais fière, ah ça. C’était pas le même maître d’école. Celui-ci m’a prise tout de suite. J’étais fière, ah ça. A la maison, c’est moi qui remplissais les papiers, parce que mes parents ne savaient pas écrire le français. Je voulais tout le temps parler français à la maison. Mon père râlait, il disait : « Arrête de faire la Française ! »

Elle place un index sous son nez pour mimer une moustache, pointe le deuxième vers moi et fronce les sourcils pour imiter son père. J’éclate de rire. Comme j’étais en train de boire mon jus d’orange à ce moment-là, il me remonte un peu dans le nez, ça me fait des petits frissons désagréables. J’adore quand Nonna imite ses parents.

– Et d’un autre côté, c’est bizarre ça, il voulait pas qu’on parle notre langue dans la rue. Il fallait pas trop se faire remarquer, ah ça non. Il fallait travailler toujours plus que les autres. Il fallait pas se plaindre. Il fallait toujours… Ah, ça.

Parfois, elle ne finit pas ses phrases. On peut imaginer les mots qu’on veut pour les terminer. Peut-être qu’elle les termine elle-même dans sa tête, et qu’elle oublie de les dire. Elle fait ça, de plus en plus. Elle perd de plus en plus ses affaires, aussi. Et elle reprend d’un coup :

– Comme si on devait s’excuser d’être là, un peu. C’était bizarre, ça, c’était bizarre. Parce que tu sais, tout le monde n’était pas gentil ! Ah ça. Il y en avait qui nous traitaient de crapauds. Ils disaient que nos parents volaient le travail des vrais Français. Chez nous, on crevait de faim ! Tous les jours, il fallait serrer un peu plus la ceinture. Alors, mes parents ont décidé de travailler de l’autre côté. Ils ont vendu le troupeau. On a fait nos affaires et on est partis. Comme ça, sans se retourner vers la maison. On a habité d’autres maisons après ça ; eh bien, je les ai toujours trouvées moches. La maison la plus belle, c’est celle-là, ma première maison, au village. Il n’y avait pas grand-chose, tu sais, dans le temps on était pauvres. Mais c’était ma maison.

D’un coup, la sonnerie du téléphone surgit par-dessus la voix de Nonna, si fort que je sursaute. Pas elle :

– Ah, qu’est-ce que c’est que ce petit bruit ?

– C’est le téléphone Nonna, je vais décrocher !

Je décroche, c’est Maman. Elle me dit qu’elle va travailler un peu tard et que je vais rester manger avec Nonna. Elle a une voix fatiguée, sa voix du mardi, alors qu’on n’est pas mardi. De plus en plus, Maman a sa tête et sa voix du mardi d’autres jours de la semaine. La semaine dernière, un jeudi, je l’ai entendue pleurer. J’étais au lit, mais je ne dormais pas. J’ai eu mal au ventre d’un coup, ça me fait toujours ça quand Maman pleure. Je suis sortie de ma chambre avec ma couverture sur le dos, et je me suis assise à côté d’elle sur le canapé. J’ai mis la couverture sur nous deux parce qu’elle était en Tee-shirt et qu’elle tremblait un peu.

– Pardon, ma puce, je voulais pas te réveiller. C’est rien, c’est le travail, je veux pas t’embêter avec ça.

– C’est à cause du méchant chef ?

Elle a hoché la tête. Je me suis collée contre elle, j’entendais son cœur vibrer sous sa peau. Et je me suis endormie, je pense, parce qu’au moment où j’ai rouvert les yeux on était le matin et j’étais dans mon lit.

Au téléphone, avec sa voix du mardi, Maman m’annonce donc que je vais rester manger chez Nonna. Elle me dit de la surveiller un peu. De faire attention à ce qu’elle ne mélange pas le sucre et le sel, qu’elle ne mette pas de boîtes en plastique sur le feu ou de yaourt dans le four. Nonna fait de plus en plus de bêtises, elle ne sait plus à quoi servent les choses. Elle oublie tout, très vite.

Par contre, dès que je lui parle de quand elle était petite, elle raconte sans se tromper. Le médecin a dit que le cerveau de Nonna était comme une armoire avec plein de tiroirs. Les vieilles choses, celles qui sont rangées dans les tiroirs depuis très longtemps, restent là, bien ordonnées. Par contre, elle ne peut plus ranger de nouvelles choses dans les tiroirs vides. Si elle les met dans ces tiroirs vides, les choses s’envolent aussitôt. Le tiroir qui contient les informations pour la vie quotidienne est entrouvert, il laisse échapper de plus en plus de choses.

C’est pour ça qu’elle oublie comment on fait du café, s’il faut manger du poisson ou de la brioche à midi, si les cheveux se lavent avec du shampoing ou de l’eau de Javel, si on met son pyjama le soir avant d’aller au lit ou le matin au réveil. Mais elle n’oublie pas son enfance. Pas encore, en tout cas.

Je dis : « D’accord, Maman, je vais faire attention », et je raccroche. Nonna marmonne, je n’entends pas ce qu’elle dit. Maman m’a dit de préparer une soupe.

– On mange une soupe ? Ça te plaît ?

– Bah, peu importe, tant que c’est à manger !

– Tiens, tu peux éplucher des carottes et des patates.

Dans le placard, là où elle range les assiettes creuses, je sens une drôle d’odeur. Je ne sais pas trop ce que c’est, alors je prends deux assiettes creuses et referme le placard sans rien dire. Nonna épluche les légumes, et moi je les découpe. On ne parle plus trop, Nonna a mis la télévision à un volume qui ne permet plus vraiment de parler. Quand la barre du volume a atteint son maximum, elle a continué pendant longtemps d’appuyer sur la touche « + » de la télécommande, mais, rien à faire, la journaliste ne voulait pas parler plus fort. Elle a fait claquer sa langue, une espèce de bruit de serpent qui fait tsssss. Elle fait ce bruit quand elle est contrariée.

Quand Maman arrive, on est déjà en train de boire notre soupe.

– Bonjour Maman, bonjour ma puce. Oh la la, je suis épuisée, j’ai faim !

Nonna attrape le gros pain blanc posé sur la table, le cale sous son aisselle, et en coupe une tranche épaisse. Je n’ai jamais vu d’autres personnes que Nonna couper le pain de cette manière. Ensuite, elle arrache des morceaux de sa tranche pour les mettre dans la soupe. Comme de petites éponges, ils grossissent au contact du bouillon. Maman ouvre le placard pour prendre une assiette creuse.

– Mais ça pue là-dedans ! Qu’est-ce que t’as encore fait Maman ?

– Rien, j’ai rien fait.

Maman se penche, retire une grande pile d’assiettes en manquant de tout faire tomber sur le sol, déplace une pile de torchons et avance son bras dans les profondeurs du placard. Elle en sort un paquet de deux steaks emballés. Ils ont une drôle de couleur, entre mauve et bleu.

– Qui est-ce qui a mis ça là alors ?

Nonna secoue la tête et fait tssss.

– Je sais pas, ça doit être le facteur peut-être ? Ou l’infirmière ?

– Peut-être.

– Mais non, c’est toi Maman.

Je garde les yeux fixés sur les carottes flottantes dans mon assiette. Je les fais naviguer avec ma cuillère, d’un bord à l’autre de l’assiette. Je ne mange rien. Pas tant que Maman crie.

– Bon, je vais m’occuper de vérifier les placards, faut pas laisser de la viande comme ça, hors du frigo, Maman.

Puis elle s’adresse à moi :

– Tu vois, à force, elle ne sait plus faire les choses. Et ça peut devenir dangereux, faut faire attention. Tu te rappelles le père du voisin ? A la fin, il était super dangereux, pour lui et pour les autres… Le problème, c’est que moi j’ai pas le temps de m’occuper d’elle…

En face de moi, Nonna baisse la tête et regarde, elle aussi, les carottes flottantes de son assiette. Ses poings sont fermés, très serrés, des deux côtés de l’assiette. Maman ne la regarde pas, elle ouvre les placards derrière elle, un à un.

– Je suis désolée, je…

Une petite larme roule sur le visage de Nonna, s’accroche un instant au bout de son nez, tremblotante, puis tombe dans la soupe. Nonna fait un geste de la main pour tenter de l’intercepter, mais elle n’est pas assez rapide. La larme se dilue dans le bouillon, entre les carottes flottantes et les morceaux de pain en forme d’éponge.

– Je ne veux pas t’embêter.

Maman a entendu la voix de Nonna se briser. Elle se retourne et soupire.

– Excuse-moi Maman, je voulais pas dire ça. Tu m’embêtes pas, pas du tout. Faut juste que je m’organise. Allez, bois ta soupe. Toi aussi, ma puce. Alors, vous parliez de quoi avant que j’arrive ?

– Oh, je sais plus.

Nonna renifle et s’essuie le nez avec le dos de sa main fripée. Elle rajoute :

– Tu sais bien que je perds la boule.

Je souris, et je crois que Nonna aussi, un peu.

– Moi non plus, je sais plus.

– Vous me faites des petites cachotteries, dis donc !

***

Le vendredi suivant est un vendredi spécial, car Selma vient prendre le goûter chez Nonna, avec moi ! On grimpe toutes les deux dans la voiture de la maman d’Agathe. On trouve Nonna en bas du chemin, occupée à regarder je ne sais quoi : les oiseaux qui percent le ciel, les minuscules bourgeons qui s’éveillent ou le goudron qui s’abîme et se détache de la route par gros morceaux. Peut-être que Nonna regarde simplement le temps passer, au bout de son chemin.

– Bonjour mes petites.

– Bonjour Nonna ! Elle, c’est ma copine Selma, elle vient avec nous aujourd’hui. Tu te souviens que je t’ai parlé d’elle ?

– Ah non. Mais c’est pas grave, tout le monde est bienvenue chez moi. T’as faim, ma petite ?

Selma sourit et hoche la tête.

– Viens manger alors ! Parce que c’est pas drôle d’avoir faim. Pas drôle du tout.

– Oui, je sais. Je t’ai apporté des gâteaux. On les a préparés hier soir avec Maman.

– Oh, c’est gentil ça. T’es bienvenue chez moi. T’as faim, ma petite ?

J’ai prévenue Selma de la maladie qui fait que Nonna répète tout, tout le temps. Alors on se regarde et on rigole. On répond toutes les deux en même temps :

– Oui !

Après le goûter, on va marcher toutes les trois sur le sentier qui monte dans la montagne, derrière la maison. Le soleil commence à tomber dans notre dos. Nos ombres sont immenses, elles glissent sur le sentier plusieurs mètres avant nos pieds, elles courent vers le sommet de la montagne. On fait toutes les trois la même taille, alors nos trois silhouettes avancent en même temps. Si elles n’étaient pas reliées à nos pieds, nos immenses ombres, il serait difficile de dire laquelle appartient à qui.

– C’est par ici que tu es venue, Nonna ?

– Oh oui, pas loin. Tu vois la grande pointe là-bas ? Je me rappelle que je n’arrêtais pas de la regarder, en marchant. On a marché beaucoup, mes pauvres…

Selma hausse les sourcils.

– T’es venue par la montagne ? Comme moi ! On a marché beaucoup, nous aussi.

– T’étais pas toute seule quand même, piccolina ?

– Non, avec mes parents et mes frères et sœurs.

– Ah ben oui, comme moi ! Moi j’étais la plus petite ! Mon grand frère Marcello est chargé de faire attention à moi. Il dit : vieni vieni, bene, bene. Toujours comme ça. Vieni vieni, bene, bene.

– Moi, je devais m’occuper de mon petit frère !

– Ah, c’est bien, c’est bien. Et pourquoi t’es venue par la montagne, comme ça ? D’où tu viens, ma fille, de l’autre côté aussi ?

– Non, je viens d’un peu plus loin que de l’autre côté. J’ai passé plein de pays avant d’arriver ici. Dans mon pays, il y a la guerre.

– Ah, la guerre… On a eu ça, ici aussi. Mais moi, je ne suis pas partie à cause de la guerre, la guerre, je l’ai trouvée ici. Je suis partie de mon pays avant la guerre. Tu sais pourquoi je suis partie ?

– Non…

– Parce qu’on avait faim, petite. Mes parents n’avaient plus de travail. Et on disait que de l’autre côté de la montagne, il y avait du travail pour tout le monde !

– Sur la route, on a rencontré des gens qui partaient pour le travail, aussi. Maman dit que peu importe pourquoi on fuit, si on a décidé de partir c’est qu’on a une bonne raison.

– Ta maman a raison, ma petite.

Nonna lève la tête, comme si elle voulait voir de l’autre côté de la montagne.

– J’habite là-bas, derrière. Je vais rentrer chez moi tout à l’heure.

– Mais non, Nonna, ta maison c’est là, de l’autre côté.

Je lui montre sa maison, en contrebas. Maman m’a expliqué que, depuis quelques semaines, Nonna confond. Elle oublie qu’elle habite en France. Elle croit qu’elle habite de l’autre côté de la montagne, dans la maison qu’elle habitait, petite. Mais ça ne dure pas longtemps. Pendant cinq minutes, elle pense habiter dans l’autre pays. Puis elle se souvient qu’elle habite en France.

– Ah oui, tu as raison, c’est ma maison. On va rentrer ?

On fait demi-tour et on commence à descendre vers la maison. Nonna trébuche sur un petit caillou et manque de tomber. D’un coup, Selma et moi lui prenons le bras, un bras chacune, le gauche pour moi, le droit pour Selma, bras dessus bras dessous, on serre fort pour ne pas qu’elle tombe.

Le soleil orangé nous éclaire le visage. Il est encore un peu chaud.

Nonna se met à chanter, une comptine pour enfant, dans sa langue d’avant.

Je la reconnais, c’est celle qu’elle me chantait avant de dormir quand j’étais petite. 

Rozenn Le Berre

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