Un livre pour refaire le monde avec les enfants

« Ce qui me fascine le plus c’est ce no mans land entre le bien et le mal. Dans ce no man’s land, le mal peut apprendre quelque chose du bien, et le bien peut apprendre à comprendre le mal. Et c’est un peu le cas dans Les trois brigands. Ce sont en fait des types féroces, méchants… (…) Mais tout le monde peut avoir un grand cœur, reste à savoir : Comment fait-on ?… Dans ce cas, ça a également à voir avec le destin. Il faut donner une orientation au destin ou trouver une orientation dans le destin. On dit toujours aux enfants : “Non, non, c’est vilain, ce n’est pas bien” ; oui d’accord, mais entre les deux, il y a le pragmatisme sain. Chaque personne fait beaucoup de vilaines choses, et chaque personne est bonne et mauvaise. Je crois que, pour les enfants, c’est un soulagement de savoir ça. »[1]

L’autre jour, je tombe par hasard, sur un livre intitulé Ni oui ni non et signé Tomi Ungerer. Je suis aussitôt intriguée, car je connais bien les albums jeunesse de cet auteur, mais cet ouvrage-là est sous-titré « Réponses à 100 questions philosophiques d’enfants ».

Aussitôt, reviennent des souvenirs de mes débuts en tant que professionnelle de la petite enfance. Dans mon premier emploi, la bibliothèque pour les enfants avait triste mine : peu d’ouvrages, et de piètre qualité. J’avais obtenu de la directrice qu’elle me confie un budget afin de renouveler un peu le stock. Les trois brigands, de Tomi Ungerer, est l’un des livres que j’ai alors achetés. Cet album a été une vraie rencontre : je l’ai raconté et raconté encore, à tous les enfants dont je me suis occupée, à mes propres enfants aussi. Je n’avais plus besoin de lire le texte car je le connaissais par cœur. Et aujourd’hui encore, je peux citer de mémoire certains passages : « Le premier avait un tromblon, le deuxième un soufflet qui lançait du poivre et le troisième, une grande hache rouge », ou encore : « Ils se regardèrent tout étonnés : jamais ils ne s’étaient demandé ce qu’ils pourraient faire de toutes ces richesses ». Je peux faire revenir devant mes yeux toutes les illustrations, avec leurs grands aplats de rouge, de noir et de bleu. Mes auditeurs/trices ont toujours adoré cette histoire, qui, tour à tour, les faisait frissonner, les excitait, les intriguait par son message inhabituel. Mais aussi sans doute parce qu’ils/elles ressentaient mon plaisir à la raconter. Pour lire des livres aux enfants, il vaut mieux choisir ceux qui nous parlent, à la tête comme au cœur.

Tomi Ungerer est un personnage hors du commun, un vieux brigand de la littérature enfantine, qui souffle aux enfants un esprit subversif et malicieux : les gentils ne sont pas toujours ceux que l’on croit, les vieux brigands peuvent faire de meilleurs parents que les vieilles tantes, l’amour, la vie sont plus forts que l’or. Tomi Ungerer prend les enfants au sérieux. Il ne leur raconte pas des histoires mièvres et pleines de bons sentiments, il les met en scène dans des situations difficiles, il les montre comme créatifs et entreprenants.

Ce n’est pas toujours du goût de tou∙te∙s les professionnel∙le∙s de l’enfance. Ungerer raconte : « Il y a des années, lors d’un débat public, je me suis trouvé face à la responsable des jardins d’enfants suisses de l’époque qui déclarait que jamais de son vivant un livre de Tomi Ungerer n’entrerait dans un de ses établissements » (Ni oui ni non, p. 9). Heureusement, aujourd’hui, les choses ont évolué, les livres d’Ungerer sont reconnus dans le monde de la littérature enfantine, comme dans celui de l’éducation. Quoique… A ma grande surprise, une documentaliste me disait récemment comment, face à ses propositions d’emprunter des livres de cet auteur, elle avait à plusieurs reprises rencontré des éducatrices se sentant mal à l’aise à l’idée de les lire à des enfants, les trouvant bien trop violents, cruels et étranges pour de jeunes enfants.

Dans ce nouveau livre, Ungerer reste semblable à lui-même, il dit d’ailleurs dans l’introduction : « Je reste réaliste dans l’absurde, comme le chêne qui se conifère en voyant venir l’hiver. La vie est une épreuve à surmonter dans un monde injuste et violent, autant en avertir les enfants. » (Ni oui ni non, p. 11).

Pourquoi un tel personnage, connu pour son non-conformisme (dans sa carrière, il a réalisé tant des albums pour enfants que des dessins satiriques et d’autres érotiques, ces derniers lui ayant valu d’être longtemps mis à l’index des bibliothèques pour enfants aux Etats-Unis) décide-t-il d’écrire un livre de philosophie pour enfants ? Et comment s’y est-il pris ?

 « Je me suis toujours méfié des théories qui prétendent avoir le monopole de la vérité. Sous les nazis, dans l’Alsace de mon enfance, tout était simplifié : “Ne pensez pas par vous-même, le Führer pense pour vous.” Moi je prends la liberté de penser par moi-même et j’aime plonger dans les profondeurs, la mienne et celle des autres », dit Tomi Ungerer dans l’introduction de ce livre (p. 9). A la lecture de ses réponses aux questions des enfants, on constate que de nouveau, il prend les enfants au sérieux ; il les traite d’égal à égal ; il ne leur assène pas des vérités, mais il leur donne son propre avis ; il ne se propose pas d’enseigner quelque chose à l’enfant, mais plutôt d’initier un dialogue, de proposer un pas de côté, un décalage de la pensée.

J’ai adoré aussi les questions des enfants, des questions de toutes sortes. Ils interrogent les grands thèmes de l’humanité comme la vie, la mort ou les inégalités ; ils se questionnent sur les rouages, physiques comme sociaux, du monde. Tout cela dans le langage poétique de l’enfance :

« Pourquoi certains humains ne partagent-ils pas leur argent ? Pourquoi les grands disent toujours qu’ils n’ont pas le temps ? Est-ce que c’est intéressant de mourir ? C’est quoi l’esprit ? Le courant de notre corps ? Dieu est-il un homme ou une femme ? On marche avec les pieds, mais on pense avec quoi ? »

Ungerer, qui prétend ne jamais être devenu adulte, leur répond en phase parfaite, avec honnêteté, passant de récits tirés de sa propre enfance à des réponses poétiques ou loufoques sans hésitation, dans un langage coloré, jamais bêtifiant, saupoudrant ses propos d’un brin de noirceur. Comme dans ses albums, il se montre irrévérencieux et subversif. Il n’hésite pas à avouer son ignorance. Par exemple, à la question « Pourquoi le Big Bang s’est-il produit ? », il répond : « Mon intelligence a ses limites et je dois avouer que je ne comprends rien à cette théorie du Big Bang. Cela me dépasse », avant de digresser autour d’une conception plus métaphorique du phénomène (p. 40).

Mes filles ont picoré dans ce livre autour des questions qui les intéressaient. Cela a généré des discussions tous azimuts. Par exemple, ma fille cadette, qui est un peu en froid avec les mathématiques, a été interpellée par la réponse à la question : « Pourquoi 2+2 font 4 ? », à laquelle Ungerer répond :

« Parce que le calcul est très utile ! Notre système décimal est basé sur le nombre de nos doigts. C’est ainsi que l’homme des cavernes a appris à compter. Et pourtant, on peut faire remarquer que chaque doigt est différent des autres… Ce qui ne va pas sans compliquer les choses. Par exemple, nous pourrions dire que 2 garçonnets + 2 fillettes = 4 enfants. Mais qu’en est-il de 2 tranches de pain + 2 tranches de jambon ? Cela fait 1 sandwich.

Pour calculer, il faut accepter les chiffres pour ce qu’ils représentent, c’est-à-dire pas grand-chose. Nous devons néanmoins faire preuve envers eux d’une certaine indulgence, car nul n’a jamais demandé à un 4 s’il préférait être un 7 » (pp. 97-99).

Cette idée de sandwich a déclenché une discussion à la fin d’un repas, dont je ne me souviens plus la teneur exacte, mais nous avons parlé du fait qu’on peut bien additionner des poires et des pommes et compter le résultat en fruits ; cela devient plus difficile s’il s’agit de chats et de chaises et autres digressions mathématiques. Je ne sais pas si elle a saisi le concept, et je m’en moque d’ailleurs, mais en tout cas, cela a amené un souffle bienfaisant, tant pour elle que pour moi, par rapport au climat parfois lourd des devoirs quotidiens qui, c’est bien connu, occupent largement les parents, quoi qu’en dise l’école.

En fait, on ne devrait pas parler de « réponses » dans ce livre, dans le sens que la lecture de ces questions amène au contraire à tordre la question pour lui faire sortir son jus, à douter plus encore ; « Le doute en soi est une ouverture d’esprit »[2], dit d’ailleurs l’auteur.

Ceci dit, ma fille aînée a trouvé certaines réponses parfois « un peu glauques », comme lorsqu’il répond à un enfant qui demande pourquoi il ne peut pas jouer tout le temps à la PlayStation : « Je vais malgré tout te citer l’exemple d’une fillette de ma connaissance qui, ayant joué pendant trois semaines, fut retrouvée bouffie, hébétée, les yeux enflés sortant des orbites comme des balles de ping pong rouges, tandis qu’une bave glaireuse dégoulinait de la commissure de ses lèvres gonflées comme des sangsues. » Elle avait le souci que cela puisse faire peur à des enfants plus petits. La cadette a haussé les épaules : de toute façon, elle ne joue pas à la PlayStation, a-t-elle dit, et elle trouve plutôt marrant d’imaginer le tableau.

C’est effectivement un ouvrage à lire avec, ou en même temps que, les enfants, pour le plaisir de la discussion, de la poésie, mais aussi parce que les questions des enfants comme les réponses de Tomi Ungerer nous remettent en lien avec l’enfant qui est en nous et nous rappellent quelques éléments basiques de pédagogie. Par exemple, quand un garçon demande : « Lorsque maman se fâche, elle me dit souvent : “Il n’y a pas de mais !” Mais moi, je crois que cela existe, le “mais”, dans la vie. Alors ? » (p. 31). Ou encore lorsque Ungerer raconte un souvenir d’enfance douloureux, lors duquel un professeur, après la guerre, lui disait, à lui, l’Alsacien : « Perdez votre accent allemand avant de vous intéresser à la littérature ! », nous rappelant combien les enfants peuvent souffrir des cruautés des adultes, bien plus sans doute que des coups dans une cour de récréation.

Je laisserai le dernier mot à Tomi Ungerer :

« Il faut qu’un livre serve à quelque chose ; à ouvrir les fenêtres. Chaque livre est un passe-partout qui ouvre des portes qu’on n’aurait jamais pensé ouvrir. »[3]

 

P.S. Au moment où je termine ces lignes, j’apprends que le vieux bonhomme à l’accent alsacien s’en est allé. A la question « pourquoi j’existe toujours ? », il avait répondu : « D’abord on n’existe pas toujours, mais tous les jours de notre existence. Et après ? On risque d’aller exister ailleurs… » (p. 26). Ce qui est sûr, c’est qu’Ungerer est parti au pays des histoires, retrouver Jean de la Lune, Zéralda, l’apprenti sorcier et tous les autres. Il nous laisse le conseil suivant : « Exister cela consiste à être conscient de sa présence sur terre et à agir en conséquence. Cela nécessite d’avoir les yeux ouverts. » 

Michelle Fracheboud

 

[1]-Interview donnée par Tomi Ungerer pour la présentation du film d’animation tiré des Trois brigands, à lire sur https ://s3.amazonaws.com/cdn.filmtrackonline.com/mongrelmedia/starcm_vault_root/images%2Ffiles%2F34%2F348a3e81-c204-4693-b328-db020c1b34ad.pdf

[2]-Interview donnée par Tomi Ungerer à l’occasion de la sortie de Ni oui ni non, à écouter sur https ://culturebox.francetvinfo.fr/livres/jeunesse/interview-ni-oui-ni-non-le-brigand-tomi-ungerer-philosophe-avec-les-enfants-270849

[3]-Ibidem

Retour en haut