Hospitalité et hostilité

Les langues sont parfois de strictes héritières et parfois de facétieuses « inventeuses ». Le sens est façonné par l’usage, et l’orthodoxie grammaticale perd de sa superbe quand l’histoire marque les façons de dire. Celles et ceux qui avaient tout faux, finissent par avoir tout juste pour autant que leurs pratiques soient durables.

Les aléas étymologiques sont souvent drôles. Xénos, en grec, désigne l’hôte et l’étranger. Ainsi proxénète a d’abord désigné celui qui guide les étrangers avant de se spécialiser du côté de la prostitution. Cet étranger que les Hellènes d’antan avaient l’obligation d’héberger (sous peine de punition divine) était un xénos pour autant qu’il parle grec ; quand on ne le comprenait pas, il devenait facilement un barbare et les traditions d’hospitalité pouvaient en être fortement modifiées.

Du côté du latin (hospes), on assiste aussi à d’étranges glissements. Dans le Haut Moyen Age, le vassal devait hébergement (ostage, en vieux français) à son suzerain, qui devenait son hôte. Cet ostage a donné otage, ce qui confère une couleur particulière à l’hospitalité. Dans un dernier élan, pour ajouter à la confusion latiniste, on notera que hostis signifie l’hôte et l’ennemi…

Aujourd’hui, en français, un·e hôte est aussi bien celle ou celui qui reçoit que celui ou celle qui est reçu·e. Cette ambivalence nous fait croire que recevoir l’hospitalité et la donner sont d’une égale valeur. Le capitalisme qui, au nom du profit, transforme tout en marchandise, nous certifie que l’ « hôstellerie » est un marché et que l’ « hospital » est une entreprise très lucrative. De ce point de vue, l’hospitalité est une pompe à fric. Pourtant, il demeure vrai que faire société c’est conjuguer obstinément trois verbes : donner, recevoir et rendre. Au passage, je précise encore une fois que, pour moi, le capitalisme détruit le social tout en comptant sur des forces antagoniques qui s’échinent à « possibiliser » une vie en société.

Dans le registre des quantifiables, il convient de rappeler que la Méditerranée a englouti 34 500 hommes, femmes et enfants entre janvier 1993 et décembre 2017 (ces chiffres ne tiennent compte que des naufrages documentés). Depuis 2014, chaque année, trois à quatre mille migrant·e·s meurent noyé·e·s dans l’eau bleue de nos vacances. Il faudrait, pour prendre la mesure réelle de notre hospitalité européenne, ajouter le nombre de celles et ceux qui périssent sur ces chemins qui ne mènent pas tous à Rome. Les arguments évoqués aux frontières ont peu changé, en Suisse, durant la Seconde Guerre mondiale, on prétendait que « la barque était pleine », aujourd’hui on argue de l’impossibilité qu’il y aurait à accueillir « toute la misère du monde ».

« Car il s’agit bien de cela : que font “nos lois” de nos frontières et des citoyens pour qui les franchir constitue une question de vie ou de mort ? Niki Giannari, à propos de ce que font – et quoi qu’elles en disent – nos lois sur les frontières, ne sait que répondre : “J’ai honte”. Honte du mensonge sur le mot “accueil” et de la violence que constitue depuis Idomeni jusqu’à Calais, “cet hospice inhospitalier qu’est devenue l’Europe”. »[1]

On peut penser, avec Derrida, l’hospitalité comme inconditionnelle, comme une grandeur d’âme ou comme un principe philosophique intangible et sacré. Mais on peut aussi s’intéresser aux conditions anthropologiques, sociales et politiques de cette inconditionnalité. « Historiquement, l’hospitalité dite “publique” remonte aux villes du Moyen Age avec la fondation des hospices et le développement des œuvres religieuses. Certains auteurs considèrent ces institutions comme les origines historiques de l’action humanitaire. Mais elles sont aussi le lieu du premier contrôle politique sur les indigents. »[2] La générosité de l’institution qui offre protection, gîte et couvert peut toujours avoir des velléités policières. Anne Gotman relève l’inévitable asymétrie qui marque les pratiques hospitalières, tout en ajoutant que cette inégalité ne contredit pas une possible réciprocité[3]. Cette étrange relation d’hôte à hôte, qui s’affiche constamment sous les atours des devoirs d’humanité, ne dit que rarement sa réalité tortueuse. Que l’on soit accueillant·e ou accueilli·e, on avance en masquant ou en occultant les conditions pratiques et politiques de la situation, par civilité, par politesse ou comme gage de paix.

Du pain et des roses, jadis et encore

Dans le numéro 100 de cette revue, il y avait une carte sommaire des migrations du Care; on y remarquait que ces travailleuses singulières quittaient la misère pour œuvrer, souvent illégalement, chez les nanti·e·s. « Parfaitement compatible avec les inégalités galopantes, le féminisme libéral externalise les oppressions. Il permet aux femmes cadres de s’imposer en leur donnant précisément la possibilité de s’appuyer sur des migrantes mal payées auxquelles elles sous-traitent leurs tâches ménagères et les soins à leurs proches. »[4]

Il y a longtemps que je me demande si l’inculture historique de certain·e·s professionnel·le·s est due plutôt à une volonté de ne pas savoir ou si elle est la conséquence de ces formations qui ont fait vœu d’éteindre toute capacité critique. « Rappelons-nous que les deux plus grandes révolutions de l’ère moderne, en France et en Russie, ont commencé par des révoltes du pain menées par des femmes. Le véritable enjeu des luttes pour la reproduction sociale est d’établir la primauté de la vie sur le profit. Et elles ne concernent jamais uniquement le pain, le féminisme pour les 99 % incarne et encourage la lutte pour le pain et les roses. »[5]

Le mépris de classe, à deux pas de chez soi

Les études sociologiques sur les miséreux sont légion, elles sont le fait de chercheurs/cheuses souvent bien installé·e·s dans les beaux quartiers (ce qui n’enlève presque rien à la finesse des analyses produites). Un sociologue d’une université pauvre et périphérique a proposé à ses étudiant·e·s d’aller enquêter chez les riches domicilié·e·s à une demi- heure de métro.

Deux étudiantes entrent chez l’enquêté et notent : « Un majestueux escalier en marbre domine les lieux. On retrouve un peu la même atmosphère que dans les musées. La hauteur de plafond du hall est gigantesque. » (…) Les étudiantes sont impressionnées par « le silence des lieux, le calme et la tranquillité. On se croirait presque en dehors du monde, dans le sens où toutes les agitations et nuisances sonores générées par la vie urbaine d’une grande métropole s’estompent dans ce lieu où le silence est impeccable. On a presque l’impression de devoir contrôler chacun de nos gestes pour ne pas faire de bruit. On chuchote, on marche doucement. »[6] La puissance de la bourgeoisie grandit à mesure qu’elle devient un idéal convoité et son effectivité tient à sa capacité à désigner les intrus et les non ayants-droit. Son hospitalité ne se réalise que dans l’acceptation des absolument semblables, elle tolère les exploitables et fait chasser les importun·e·s.

Dans le numéro 106 de cette revue, Caroline Ibos, après avoir noté la rareté des places d’accueil dans les structures collectives, écrivait : « Ainsi, depuis le début des années 1990, on assiste à Paris, comme dans d’autres métropoles occidentales, au grand retour des “Nounous” : il s’agit toujours de migrantes économiques, sauf qu’au lieu de venir des provinces françaises, elles arrivent du Sud, souvent des anciennes colonies »[7]. Celles et ceux qui pensaient que l’on en avait fini avec les classes sociales et le racisme devront réviser leurs fondamentaux. Dans le livre de Jounin on trouve ceci :

« – Mme Danet : Avant, c’étaient les mères qui allaient au parc Monceau ou qui allaient chercher les enfants, maintenant ce sont les nounous qui vont chercher les enfants, donc vous voyez toutes les nounous avec tous les petits enfants blancs qui sont là [rires]. Voilà comment c’est maintenant.

F. et N. : On a justement fait plusieurs observations toujours dans l’objet de notre cours, sur les nounous. [rires]

Mme Danet : Ceci dit, les nounous je les vois parce que moi j’emmène mes petits-enfants, et c’est vrai qu’elles gardent – ça, je vous le dis de par mon expérience en Afrique noire – c’est vrai qu’elles ont ce côté tellement maternel. Pour les mamans, c’est confortable »[8].

Pour finir en beauté, je vous soumets encore cette citation de Caroline Ibos :

« Les parents expriment des peurs et des préjugés de toutes sortes, notamment culturels ou même raciaux. Au cours des entretiens menés avec des employeuses, avant même le recrutement, j’ai noté qu’une “théorie des races”, spontanée et orale, circulait autour des nounous. Enoncée sur différents tons – léger, dubitatif, critique ou même indigné –, cette théorie était néanmoins présentée comme empiriquement fondée, comme accréditée par ces personnes légitimes auxquelles les employeuses demandent conseil. Selon cet abrégé culturaliste du caractère des nounous établi d’après leurs origines ethniques et culturelles, les Asiatiques seraient propres et minutieuses mais froides avec les enfants ; les Maghrébines sévères à en être dures, susceptibles mais responsables ; les Colombiennes dociles mais sournoises ; les Africaines nonchalantes, maternelles mais peu portées sur les activités ménagères. »[9]

D’un point de vue cartographique, le colonialisme est une forme de migration. Mais il faut rappeler ici qu’elle s’exécute en formation lourdement armée et qu’elle n’est pas sans dommage pour les populations autochtones.

Les anormaux ordinaires

Il y a, semble-t-il, un rapport directement proportionnel entre l’ignorance et la catégorisation outrancière, voire totalitaire. Chez les éducs, comme chez les enseignant·e·s, les bouchers-charcutiers, les managers et les cheffes de rang, les « paroles de destin » criblent les enfants de préjugés et leur font lourdement payer les écarts à la norme. Moins les professionnel·le·s en savent, plus leurs arguments de rejet sont péremptoires et exécutoires. Plus l’incurie critique est forte et plus la violence s’exerce sur les « pas comme il faut ». La désignation et la stigmatisation des intrus se nourrissent de deux carences. La première s’entretient autour de l’amnésie systématique de nos histoires familiales ; les individus oublient d’où ils viennent pour fabuler une appartenance pluriséculaire à une normalité qui n’existe pas vraiment. La seconde s’aggrave autour d’une démission intellectuelle. Ces renoncements à chercher et ces fainéantises critiques des professionnel·le·s ont des vertus conservatrices que personne n’oublie du côté du pouvoir. L’illettrisme des gueux et des gueuses est la condition première de la continuation des rapports de domination. Quand les éducs quémandent inlassablement aux expert·e·s répertorié·e·s des recettes d’action, elles/ils se subordonnent à un savoir décrété irréfragable, et « impossibilisent » toute idée d’émancipation.

Une éducation est plus ou moins réussie quand les enfants finissent par quitter le nid familial ou institutionnel en nous ayant traité·e·s, au passage et avec quelque raison, de vieux cons. Sur le moment, c’est assez difficile à vivre, mais les réparations subséquentes en sont d’autant plus belles qu’elles nous protègent d’une sclérose intellectuelle qui finit toujours par être mortelle. 

Jacques Kühni

 

[1]-Didi-Huberman, Georges et Giannari, Niki (2017), Passer, quoi qu’il en coûte, Ed. de Minuit, Paris, p. 77.

[2]-Agier, Michel (2018), L’étranger qui vient, Seuil, Paris, p. 49.

[3]-Gotman, Anne (2001), Le sens de l’hospitalité, Seuil, Paris.

[4]-Arruzza, Cinzia ; Bhattacharya, Tithi ; Fraser, Nancy (2019), Féminisme pour les 99 %, La Découverte, Paris, p. 26.

[5]-Ibid., p. 108.

[6]-Jounin, Nicolas (2014), Voyage de classe, La Découverte, Paris, pp. 202-203.

[7]-Ibos, Caroline (2011), « Sous le regard de l’Employeuse, la vie morale de la Nounou », Revue [petite] enfance, N°106.

[8]-Jounin, Nicolas (2014), Voyage de classe, La Découverte, Paris, pp. 183-184.

[9]-Ibos, Caroline (2012), Qui gardera nos enfants ?, Flammarion, Paris, pp. 41-42.

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