L’hospitalité de l’accueil – une question de priorités politiques

Dans des contextes très divers et depuis de nombreuses années, je me vois confrontée à la remarque que le terme d’accueil n’est pas suffisant pour parler du champ de l’accueil extrafamilial. Selon les personnes rencontrées ou l’évolution du temps, la demande consiste à ajouter à l’accueil de l’enfance des notions comme éducation, éveil, formation ou, plus récemment, encouragement précoce. En plus, j’ai participé à maintes discussions pour savoir s’il fallait parler d’accueil de la petite enfance ou inclure les plus grands. Ces discussions terminologiques font ressortir un besoin d’affirmer la complexité du champ professionnel et une lutte pour une meilleure reconnaissance sociale. Personnellement, je doute que le fait d’empiler les termes et de rallonger la désignation du champ professionnel y changera quelque chose. Un accueil de qualité peut (et devrait) englober tous les enjeux éducatifs ou d’encouragement.

Je dois avouer que j’aime le terme d’accueil. Il évoque pour moi l’image de souhaiter la bienvenue à chacun, de lui prêter attention, d’en prendre soin et de l’inviter à partager un « chez-soi », tout en lui faisant découvrir des contrées inconnues. Saluer, recevoir et accepter la venue de chaque enfant constitue, me semble-t-il, un fondement essentiel pour rendre possible la rencontre. L’accueil de l’enfance sert à accueillir les enfants. Cela semble aller de soi. Cependant, cela ne concerne pas tous les enfants. En Suisse, « les enfants issus de familles en situation précaire ont moins facilement accès à l’encouragement précoce encadré par des professionnels » (Bieri et Sengupta, 2016, p. 19). Les statistiques montrent qu’« une faible ou une absence d’activité professionnelle de la mère, un niveau de revenu peu élevé, une origine étrangère et un niveau de formation bas, en particulier s’ils se cumulent, ne semblent pas faciliter la prise en charge extrafamiliale d’un jeune enfant, notamment dans une structure d’accueil collectif » (Focus N° 6, 2015, p. 7). La situation réelle se trouve ainsi en contradiction avec les recherches menées qui soulignent que les structures d’accueil offrent une « prévention efficace de la pauvreté […] en empêchant que la pauvreté se transmette de génération en génération » (Commission suisse pour l’Unesco, 2019, p. 15). Comment cela se fait-il ?

Lorsque les critères d’attribution pour une place en structure d’accueil portent sur la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle et exigent que les parents travaillent, cela exclut certaines familles. Trouver une place pour leur enfant demande des efforts. Il faut s’informer, affronter les obstacles administratifs, se mettre en liste d’attente, avoir de la chance qu’une place se libère. Pour s’engager dans une telle démarche, il est nécessaire que les parents se sentent légitimes d’avoir un droit à une place d’accueil. Pour les parents, il ne faut pas uniquement disposer d’une activité de travail, mais il faut également pouvoir le démontrer. Tous les emplois au noir, au gris ou de courte durée ne permettent que difficilement de répondre à de telles exigences.

Les enfants issus de familles défavorisées ne sont pas les seuls à avoir un accès restreint aux structures d’accueil. L’accessibilité dépend également d’un aspect géographique. Il est plus facile de trouver une place d’accueil en ville qu’à la campagne. Par ailleurs, le nombre de places dépend souvent de l’orientation politique d’une municipalité ou de sa force financière. Dans une société à la mobilité croissante, ces différences géopolitiques sur de courtes distances semblent de plus en plus problématiques. Le lieu de domicile d’une famille n’influence pas uniquement sur l’éventualité d’une place disponible. Il détermine également le coût d’une place d’accueil. Dans un rapport mandaté par la Confédération, il ressort que la charge financière pour une famille peut varier entre 12 et 34% du revenu familial pour une place d’accueil, selon sa composition et si elle vit à Lausanne ou à Fehraltorf dans le canton de Zurich (Rapport « Coûts complets », 2015, p. 5). Il semble assez probable que le taux d’enfants qui fréquentent une structure d’accueil collectif à Fehraltorf est fortement influencé par de tels tarifs !

Pour favoriser une certaine équité pour les enfants et les familles, il ne semble plus suffisant de laisser la responsabilité, pour la mise en place d’une politique de l’enfance, aux communes. Le soutien des cantons et de la Confédération est nécessaire. Actuellement, la Suisse ne dispose même pas d’une vue d’ensemble concernant les structures d’accueil, comme le relève un rapport de la Confédération : « En dépit des efforts consentis, il a été impossible, durant cette étude, de collecter la totalité des données nécessaires sur l’offre et la demande de structures d’accueil extrafamilial dans les cantons et les communes » (OFAS, 2017, p. XIII). Un manque de vision stratégique ne facilite pas l’élaboration d’une politique de l’accueil de l’enfance cohérente. Une coordination et une répartition claire des compétences entre la Confédération, les cantons et les communes pourraient favoriser une certaine équité en ce qui concerne l’accès aux structures d’accueil.

Il ressort de ces différents éléments que l’exclusion de certains enfants dépend fortement d’aspects sociopolitiques. Les réflexions menées ci-dessus n’abordent pas la question des enfants avec des besoins spécifiques. Si un enfant est porteur d’un handicap et demande une prise en charge ajustée, les difficultés sont multipliées. Les demandes pour une place d’accueil pour un enfant avec des besoins spécifiques peuvent être refusées et ignorées. Une politique de l’inclusion se construit souvent sur des volontés individuelles et l’engagement de certain∙e∙s professionnel∙le∙s. A cette nécessité de trouver des personnes qui accueillent également les enfants « différents » s’ajoutent toutes les autres difficultés déjà mentionnées. Il s’agit de trouver une place disponible, de pouvoir la payer et d’avoir un travail pour pouvoir y accéder.

Actuellement, l’accueil des enfants dépend de la situation de leurs parents. Par ce seul fait, il est démontré que l’accès aux structures d’accueil n’est pas pensé pour et à partir des besoins des enfants. Lors d’un colloque en 2014 déjà, portant sur le 25e anniversaire des droits de l’enfant, Martine Kurth évoque l’accueil de l’enfance : « Si vous pensez que c’est une “affaire de petits”, détrompez-vous. La petite enfance, c’est une affaire économique, c’est donc une “affaire de grands” » (Kurt, 2014, p. 101). Cette année, nous fêterons le 30e anniversaire des droits de l’enfant. Et si peu a changé. Les enfants ne sont que faiblement pris en considération dans les réflexions politiques. Un des exemples pour illustrer ce manque de courage politique est flagrant : le Parlement fédéral discute actuellement d’un congé pour les pères d’une durée de deux ( ! ! !) semaines !

Penser notre société à partir des enfants pourrait impliquer de changer de perspective. Pour accueillir chacun de nos enfants, il serait nécessaire de construire un monde qui accueille chaque adulte également. Les droits de l’enfant peuvent alors faire peur. Peur aux politiques, aux décideurs, aux dirigeants économiques, mais pas uniquement. Pour les professionnel∙le∙s de l’accueil de l’enfance, les droits des enfants peuvent également questionner certains de leurs choix et de leurs pratiques. Offrir l’hospitalité demande un travail exigeant, s’il s’agit de tenir compte des intérêts, des envies et des besoins des personnes accueillies. Repenser l’accueil de l’enfance nécessite de repenser notre société. Le défi est énorme : « Et vous, est-ce que vous avez les jetons ? Est-ce que vous avez un peu les boules, les foies, les chocottes, la trouille, face aux enfants et aux droits de l’enfant ? Si ce n’est pas le cas, il n’est pas sûr que vous les ayez bien compris » (Fierens, 2014, p. 159).

L’hospitalité d’un accueil se définit par son inconditionnalité. Il ne suffit pas de la postuler, cela demande des mesures concrètes pour la réaliser. Des finances suffisantes, des places disponibles et des obstacles administratifs levés sont indispensables. Lorsque les conditions structurelles permettent un accueil de tous, il s’agit d’y ajouter des pratiques favorisant les rencontres et l’acceptation de chacun. Accessibilité inconditionnelle et qualité de l’accueil doivent aller de pair. De nombreux professionnel∙le∙s et acteurs du champ de l’accueil de l’enfance partagent un tel postulat. Au niveau politique, les débats concernant l’accueil de l’enfance portent généralement sur des aspects économiques et financiers, sur les besoins de l’économie et le rôle des pouvoirs publics. Manque-t-il un élan suffisant en Suisse pour construire une politique de l’enfance qui vise l’hospitalité de l’accueil ? 

Marianne Zogmal

Bibliographie

Bieri, Cordula et Sengupta, Samantha (2016). « Des ressources cruciales : expériences tirées de projets menés à l’école ». In : Prévention de la pauvreté et petite enfance: aspects et éléments constitutifs d’une collaboration réussie avec les parents. Berne : Réseau d’accueil extrafamilial.

Commission suisse pour l’Unesco (2019). « Instaurer une politique de la petite enfance. Un investissement pour l’avenir ». Education et accueil de jeunes enfants/Encouragement précoce en Suisse. Berne : Infras/Commission suisse pour l’Unesco.

« Coûts complets et financement des places de crèche en comparaison internationale » (2015). Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat 13.3259. Berne : Confédération suisse.

Fierens, Jacques (2014). « Qui a peur des droits de l’enfant ? » Colloque des 25 ans des droits de l’enfant: La révolution silencieuse (pp. 151-159). Genève : Ville de Genève.

Focus (2015). « Facteurs sociodémographiques influençant la prise en charge extra-parentale des jeunes enfants », N° 6. Genève : Observatoire cantonal de la petite enfance/Service de la recherche en éducation.

Kurth, Martine (2014). « Inégalités des chances, pauvreté : les enfants d’abord », Colloque des 25 ans des droits de l’enfant: La révolution silencieuse (pp. 99-105). Genève : Ville de Genève.

Office des Assurances sociales (2017). Evaluation «Anstossfinanzierung». Entspricht das bestehende Angebot an familienergänzender Kinderbetreuung der Nachfrage? Forschungsbericht Nr. 14/17. Berne : OFAS.

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