Une place gratuite en crèche pour tous: devise politiquement incorrecte ou présage de lendemains qui chantent?

« La détention administrative d’enfants, seuls ou accompagnés de leurs parents, en vue de leur renvoi forcé est une réalité en Suisse. (…) Quand est-ce que les autorités comprendront que la détention administrative des enfants est inadmissible, point final ? »[1] A l’heure où les autorités enferment les enfants simplement parce que leur séjour en Suisse est qualifié d’irrégulier, où ces mêmes autorités refusent l’octroi d’un acte de naissance à un enfant de parents étrangers, où elles dénient le droit à un enfant de posséder une nationalité dès sa naissance et où elles dédaignent de modifier le domicile d’un enfant de famille monoparentale lors d’un déménagement dans la même commune, les droits des enfants sont-ils vraiment respectés « indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation »[2] ? La discrimination est le lot de nombreux enfants en Suisse, pays affichant une grande tradition humanitaire et signataire de la Convention relative aux droits de l’enfant.

Côté jardin, on prône l’égalité des chances, on mise sur l’intégration de tous les enfants ; côté cour, on catégorise, on estampille, on jette. Le quotidien d’un enfant est semé de messages contradictoires : adulé par un commerçant qui le couvre d’attrape-nigauds, bousculé l’instant d’après par des clients pressés, l’enfant se retrouve bien malgré lui tantôt choyé tantôt rejeté, selon « sa capacité » à susciter ou non l’intérêt marchand. Le courant néolibéral dans lequel s’inscrit son éveil au monde lui apprend dès sa plus tendre enfance que rien n’est gratuit, que la société ne lui fera pas de cadeau et que tout ce qui semble inutile aux yeux des grands, que ce soient des êtres ou des choses, est méprisable. A l’école, les élèves sont à la fois maternés outre mesure, et à la fois poussés très jeunes à s’autoévaluer[3]. « La vie liquide est une vie de consommation. Elle traite le monde et tous ses fragments animés comme des objets de consommation : c’est-à-dire des objets qui perdent leur utilité (et donc leur éclat, leur charme, leur pouvoir de séduction et leur valeur) pendant qu’on les utilise. Elle façonne le jugement et l’évaluation de tous les fragments animés et inanimés du monde suivant le modèle des objets de consommation. (…) les routes sont nombreuses et éparpillées, mais elles passent toutes par un magasin. »[4]

Dans quel espace l’enfant peut-il encore déployer ses ailes ?

Entre être éduqué dans un lieu de vie enfantine, propice à la découverte ou être cantonné face aux écrans, la différence en termes de développement et de socialisation du jeune enfant est abyssale ; cela génère en outre des conséquences ravageuses pour l’égalité des chances à l’école. « Les enfants en bas âge profitent des investissements ciblés dans leur développement (…) ils présentent de meilleurs résultats scolaires (…). Ce sont les enfants issus de familles socialement défavorisées qui en retirent plus d’avantages. »[5] En Suisse, il n’existe aucune volonté politique en faveur de l’éducation et de l’accueil des jeunes enfants, à l’exception de mesures ponctuelles et limitées dans le temps. Citons par exemple le programme d’impulsion de la Confédération à la création de places d’accueil extrafamilial qui vient toutefois d’être prolongé de quatre ans pour la troisième fois. A noter que les enfants dont les parents ne travaillent pas sont de facto exclus de ce programme dont le but est « de permettre aux parents de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle »[6].

Les décideurs politiques ont-ils sciemment omis de promouvoir l’encouragement précoce pour tous ?

Il serait temps qu’ils se saisissent de la question de l’éducation et de l’accueil de la petite enfance. L’accès à une éducation de qualité dispensée par des professionnelles de l’enfance est actuellement réservé aux enfants dont les parents sont en emploi ou employables. Dans cette situation de pénurie, les critères d’admission dans une structure d’accueil sont subordonnés aux règles de l’économie : une place en crèche est assurée uniquement aux enfants dont l’un des parents travaille (revenu confortable exigé !), suit une formation ou bénéficie de l’assurance chômage. Or, une place en garderie devrait être garantie pour tous les enfants, que leurs parents travaillent ou non. La Commission suisse pour l’UNESCO a émis dans ce sens plusieurs recommandations à l’attention des décideurs ; elle tente d’amorcer le débat en matière d’encouragement précoce en vue d’instaurer une véritable politique de la petite enfance en Suisse. La première piste d’action vise justement à garantir des offres d’éducation et d’accueil pour tous, y compris pour les enfants issus de familles socialement défavorisées[7]. Par ailleurs, la Commission suisse de l’UNESCO souligne que « dans les pays voisins, les pouvoirs publics participent aux coûts de l’accueil extrafamilial à hauteur de 75% en moyenne, soit bien davantage qu’en Suisse, où cet apport oscille entre 33% et 62%. (…). [La Commission précise en outre] qu’il ne sera possible de garantir l’égalité des chances dès la naissance que lorsque toutes les prestations socioéducatives de soutien à la parentalité seront accessibles à tous les enfants, indépendamment du revenu de leur famille. »[8] Le défaut de volonté politique en matière de petite enfance a des effets néfastes pour de nombreuses familles qui, à cause du coût exorbitant de l’accueil extrafamilial, renoncent purement et simplement à travailler et sont dès lors condamnées à vivre dans la précarité. Il y a les enfants qui peuvent entrer en garderie et ceux qui doivent rester à l’extérieur. Les pouvoirs publics devraient remédier à cette situation discriminante pour les enfants issus de familles socialement défavorisées. Donner la chance à tous les enfants de forger leur esprit critique, de côtoyer des personnes avec d’autres visions du monde devrait pourtant être le rôle d’un Etat démocratique.

Comment rendre le monde plus accueillant pour nos enfants ?

Le diktat du marché implique que « chaque besoin, chaque désir ou chaque manque a son prix. Seules les choses achetables doivent être possédées ; mais en les achetant, on est condamné à mettre en attente d’autres besoins et d’autres désirs. Les enfants ne font pas exception à la règle. Pourquoi le devraient-ils ? me direz-vous. Au contraire, ils entraînent la mise en suspens de davantage de besoins et de désirs de tout autre achat ; personne ne sait combien ni jusqu’à quand. Avoir un enfant ressemble beaucoup à foncer tête baissée dans un tripot, prendre des risques et hypothéquer son avenir sans avoir la moindre idée du montant du remboursement de l’hypothèque et du temps qu’il faudra pour la rembourser. On signe un chèque en blanc, on accepte la responsabilité de tâches que l’on ne connaît pas et que l’on est incapable d’anticiper. Le prix total n’est pas fixé, les obligations pas expliquées, et il n’existe pas de “remboursement garanti” en cas de non-satisfaction. »[9] Bauman déclare que la société n’est ni hospitalière ni amicale envers les enfants et que « l’essence de la socialisation consiste en leçons de “réalisme” : aux nouveaux arrivants, les nouveau-nés, la société offre l’admission à condition qu’ils acceptent le droit de la réalité de tracer la frontière entre les possibilités sélectionnées (…) et toutes les autres, à présent décriées comme étant bâtardes, vaines, honteuses, ou immorales, et carrément “antisociales” ; pas seulement une perte de temps, une véritable source de problème »[10]. Pour prendre sa place dans la société en qualité de citoyen, et non en tant que consommateur, il faudrait s’armer de la connaissance. « [C’est grâce à l’éducation continue] que les femmes et les hommes du monde moderne liquide [peuvent] poursuivre leurs buts de vie avec au moins un minimum d’ingéniosité et d’assurance, et espérer les atteindre (…). [L’éducation tout au long de la vie] ne consiste pas [seulement] à adapter les compétences humaines au rythme rapide du changement du monde, mais à rendre ce monde en changement rapide plus hospitalier pour l’humanité. »[11] Le thème de l’éducation tout au long de la vie « concentrée sur l’emploi consistant à rafraîchir continuellement des compétences techniques »[12] est dans toutes les bouches, mais l’éducation à la citoyenneté revêt, elle aussi, une grande importance. En effet, « la démocratie est en péril dès lors que les individus ne peuvent plus traduire leur misère privée en préoccupations publiques et action collective »[13].

Comment s’organiser en collectif et déployer son caractère face à une temporalité discontinue ?

Des pans entiers du secteur public sont privatisés, des conventions collectives de travail démantelées, des institutions publiques constamment réorganisées, les employés jetables. Il y aurait de quoi se mobiliser. Or, « aujourd’hui, pour la plupart des gens, la citoyenneté se réduit à l’acte d’acheter et de vendre (y compris des candidats) plutôt que d’accroître l’étendue de leur liberté et de leurs droits afin de développer les opérations d’une démocratie importante »[14]. Une lueur d’espoir éclaire toutefois ce sombre tableau : les récentes grèves pour le climat ! L’éducation tout au long de la vie contribuerait probablement aussi à lutter contre le phénomène de la corrosion du caractère. Sennett explique que « le régime temporel du néocapitalisme a créé un conflit entre le caractère et l’expérience, l’expérience d’un temps disjoint menaçant l’aptitude des gens à se forger un caractère au travers des récits continus. (…) L’instabilité est censée être la norme, (…) la corrosion du caractère en est peut-être la conséquence. » En effet, dans un système qui répand l’indifférence, il n’existe plus de confiance au sein du collectif de travail et plus personne ne se sent nécessaire aux autres. « [Ces] équipes affaiblissent le caractère, tel qu’Horace le premier l’a décrit, le caractère conçu comme un lien avec le monde, le fait d’être nécessaire aux autres. »[15] Pour se sentir en lien avec le monde, il est nécessaire de s’engager, de s’entraider et de se mobiliser pour les autres ; une plus grande solidarité entre les êtres conduit au déploiement du caractère. L’hospitalité, qui est justement l’instauration du rapport à l’autre, semble être une ébauche de solution. « L’hospitalité est plutôt considérée comme une vertu (…), [c’est une] qualité qui, quoique classée dans la morale, ne peut s’y réduire. (…) Les apports de l’hospitalité peuvent être aussi substantiels que réciproques, irremplaçables même pour certains, et les relations s’établir durablement bien au-delà de la période concernée. »[16] Il ne s’agit pas de mièvrerie ou de générosité. Plus qu’un geste amical ou un comportement tolérant, la dimension politique de l’hospitalité est exempte de préjugés moraux. L’accueil du jeune enfant par la collectivité doit refléter une réelle volonté politique. La mise en place de conditions favorables à l’éducation et à l’accueil du jeune enfant doit être un acte politique, solidaire et engagé qui serait le reflet d’une hospitalité publique.

La coconstruction de la relation avec les enfants devrait être favorisée, de même que les collectifs de travail renforcés

Les professionnelles qui accueillent l’enfant tel qu’il est, avec son histoire, sa mémoire, mais aussi avec ce qu’il vit, tout en prenant le risque de se laisser surprendre font l’expérience de l’hospitalité qui se caractérise par des relations accueillant/accueilli asymétriques et qui « ouvre une brèche dans la structure hiérarchique du système domestique, dans la mesure où elle impose au maître de maison de prendre en charge les différences – l’altérité de l’hôte – et non de les plier à une identité de vues auxquelles seuls les membres permanents de la maison sont tenus d’adhérer, ce qui vient limiter l’exercice de sa souveraineté »[17]. Les métiers de la petite enfance qui contribuent de manière décisive au bien-être de la société devraient être reconnus à leur juste valeur. Pour cela, il faudrait que les décideurs politiques prennent conscience que les investissements dans ce domaine « permettent non seulement de réduire les inégalités sociales, économiques et en matière de santé à la naissance, mais bénéficient aussi à l’ensemble de la société et, partant, à son économie. (…) [De plus, ces investissements] profitent non seulement à l’enfant qui a bénéficié d’un encouragement précoce, mais constituent aussi un facteur d’intégration pour toute la famille. »[18]

« Une politique de l’hospitalité correspondrait à un engagement citoyen certes local mais dont la visée serait “cosmopolitique” (…). La citoyenneté, lorsqu’elle est envisagée comme une pratique agonistique et revendicatrice, parvient alors à tenir ensemble ces deux exigences a priori peu compatibles de l’hospitalité : inscrite de plain-pied dans la sphère du politique, elle maintient néanmoins un lien consubstantiel avec l’égalité. »[19] Une politique égalitaire de la petite enfance repose en tout cas sur la reconnaissance du travail éducatif, l’amélioration des conditions de travail des professionnelles de la petite enfance, une évaluation à la hausse de la classe salariale, ainsi que des investissements à long terme.

Les décideurs tiennent des discours édulcorés et « bienveillants » prônant l’accueil et l’intégration de tous les enfants, mais en réalité ils n’encouragent pas le développement précoce, ne soutiennent pas les familles et ne croient pas aux retombées positives des investissements dans la petite enfance. Des projets ponctuels prennent le relais de ce qui devrait être une vraie politique d’éducation et d’accueil des jeunes enfants, indépendamment de leur statut social et de leur origine. 

Julie Vionnier

Bibliographie

Baumann, Zygmut (2013), La vie liquide, Fayard/Pluriel.

Brina, Aldo (2018). « Détention administrative des enfants, non c’est non ! » Bulletin de liaison pour la défense du droit d’asile, VE 170.

Patricia Buser, Karin Augsburger (2017). Ensemble pour des investissements efficaces dans le domaine de la petite enfance, Sécurité sociale CHSS 3/2017.

Martin Deleixhe. « L’hospitalité, égalitaire et politique ? » Revue Asylon(s), N°13, Novembre 2014-Septembre 2016, Trans-concepts : lexique théorique du contemporain.https ://www.reseau-terra.eu/article1326.html. Consulté le 22.04.2019.

Henri A. Giroux, Susan Searls Giroux (2003). « Take back higher education : toward a democratic commons », in Tikkun, nov.-déc. 2003.

Gotman, Anne (2001), Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Le lien social PUF.

Gotman, Anne (2011). « Sous la solidarité et le droit : l’hospitalité », in Serge Paugam, Repenser la solidarité, PUF.

James Heckman, Dimitiy V. Masterov (2007). The Productivity Argument for Investing in Young Children, NBER Working Paper N°. 13016, April 2007. https ://www.nber.org/papers/w13016. Consulté le 29.04.2019.

Sennett, Richard (1998), Le travail sans qualité, Albin Michel.

 

[1]-Brina, Aldo (2018). « Détention administrative des enfants, non c’est non ! », Bulletin de liaison pour la défense du droit d’asile, VE 170.

[2]-Art. 2, Convention relative aux droits de l’enfant (RS 0.107).

[3]-Au jardin d’enfants (H2), l’autoévaluation de trois domaines de compétences issues du Lehrplan 21 est exigée : Selbst-, Sozial- und Sachkompetenz (Roth).

[4]-Baumann, Zygmut (2013), La vie liquide, Fayard/Pluriel.

[5]-James Heckman, cité par Patricia Buser, Karin Augsburger (2017), « Ensemble pour des investissements efficaces dans le domaine de la petite enfance », Sécurité sociale CHSS 3/2017.

[6]https ://www.bsv.admin.ch/bsv/fr/home/publications-et-services/medieninformationen/nsb-anzeigeseite-unter-aktuell.msg-id-73250.html, consulté le 22.04.2019.

[7]-Commission suisse pour l’UNESCO/INFRAS (2019), « Instaurer une politique de la petite enfance. Un investissement pour l’avenir », Berne.

[8]-Commission suisse pour l’UNESCO/Réseau suisse d’accueil extrafamilial (2019). Manifeste pour l’éducation de la petite enfance en Suisse.

[9]-Baumann, Zygmut (2013). La vie liquide, Fayard/Pluriel.

[10]-Ibid.

[11]-Ibid.

[12]-Ibid.

[13]-Henri A. Giroux, Susan Searls Giroux (2003). « Take back higher education : toward a democratic commons », in Tikkun, nov.-déc. 2003.

[14]-Ibid.

[15]-Sennett, Richard (1998). Le travail sans qualité, Albin Michel.

[16]-Gotman, Anne (2001). Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Le lien social PUF.

[17]-Gotman, Anne (2011). « Sous la solidarité et le droit : l’hospitalité », in Serge Paugam, Repenser la solidarité, PUF.

[18]-Patricia Buser, Karin Augsburger (2017). Ensemble pour des investissements efficaces dans le domaine de la petite enfance, Sécurité sociale CHSS 3/2017.

[19]-Martin Deleixhe. L’hospitalité, égalitaire et politique ? Revue Asylon(s), N°13, Novembre 2014-Septembre 2016, Trans-concepts : lexique théorique du contemporain. https ://www.reseau-terra.eu/article1326.html. Consulté le 22.04.2019.

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