Au carrefour des traditions et des nouveautés

Ceux que l’on désigne comme des nouveaux mouvements sociaux (NMS[1]) ont pris ces dernières années une ampleur, une diversité et une intensité peu courantes en Suisse. Cette forme d’action citoyenne, communautaire et politisée se caractérise par une focalisation sur différentes thématiques comme le féminisme, l’environnementalisme ou les questions LGBTIQ+[2]. Ces thématiques ne sont pas récentes en soi. Elles sont par contre portées aujourd’hui avec une force et une régularité inhabituelles, tant dans la rue que dans le débat public helvétique. Ce qui est inédit également, c’est la mise en visibilité de la transversalité de leurs cohérences respectives. Elles ne sont dès lors plus l’objet d’échanges entre seul·e·s initié·e·s et cloisonnées dans leurs spécificités, mais deviennent de véritables questions de société.

Les NMS revendiquent avant tout plus de justice sociale, des rapports sociaux moins exclusivement construits sur des valeurs et des objectifs dominants qui relèguent dans la marge ce qui en diffère. Dans leur grande majorité, ils demandent une évolution du système actuel qui inclurait la possibilité pour toutes et tous d’y exister avec les mêmes droits : ce qui constituerait une réelle nouveauté, si cela était vérifié dans les pratiques.

L’un des effets des NMS est la découverte pour beaucoup d’entre nous que la diversité est fortement autochtone et sédentaire, et ne concerne pas que les questions de migrations par exemple. Cette hétérogénéité sociale mise au jour interroge encore d’une autre manière l’homogénéité de pratiques institutionnelles pensées pour un modèle standard de citoyen·ne·s. Comment s’adresser à chacun·e en respectant sa différence ? Faut-il d’ailleurs tenter de relever ce défi, ou partir du principe que ce qui est différent de la norme dominante doit s’adapter à cette norme ?

La question devrait surtout être posée autrement, ne pas se focaliser sur des principes, mais considérer les faits concrets. Ce n’est pas uniquement d’un problème théorique ou abstrait dont il s’agit, mais également d’un problème de vie quotidienne réelle, et c’est à ce niveau-là que les choses devraient être envisagées prioritairement. L’inégalité entre hommes et femmes, par exemple, n’est pas qu’une spécificité culturelle, ou une question de normes et de valeurs, c’est une injustice sociale très concrète, qui, chaque jour, prend de multiples formes et génère un lot conséquent de blessures et de traumas réels. La norme en soi n’a donc qu’un intérêt relatif, ce qui intéresse les NMS, ce sont les effets au quotidien d’une norme dominante.

Les mouvements LGBTIQ+ ne sont pas non plus des fantaisistes qui se découvriraient soudainement une nouvelle marotte. Ils mettent juste au grand jour une réalité étouffée depuis des siècles.

A proprement parler, et cela nous semble important à souligner, les NMS ne créent donc pas une nouvelle réalité, ils dévoilent juste l’ignorance dont le réel continue d’être l’objet : il n’y a pas de transformation du réel en soi, juste un élargissement de ce que l’on en voit. Ce qui se transforme par contre, c’est la connaissance que l’on a désormais de segments de réalité dont on ne peut plus contester l’existence et la légitimité.

La Revue [petite] enfance depuis longtemps s’applique à montrer comment l’institution de l’enfance est reproductrice des valeurs et des rapports de force dans la société. Elle essaie aussi de décrire comment l’institution peut accompagner des évolutions sociétales et jouer un rôle de transition vers de nouveaux modèles. Jusqu’à quel point s’efforce-t-on dans les institutions de l’enfance de maintenir la tradition, l’usage coutumier, les règles et les pratiques professionnelles admises ? Et jusqu’à quel point s’efforce-t-on d’entendre des réalités qui s’expriment au sein même de l’institution, mais qui exigent d’en modifier ou d’en ajuster les pratiques et les usages ?

Les mourants – Collectif CrrC

Une institution de l’enfance qui se déconnecterait trop de la réalité échouerait dans la réalisation de sa fonction sociale, en ne s’adressant qu’à une partie de la population. L’histoire des institutions de l’enfance montre leur adaptation aux évolutions sociétales, ­certaines ayant été ou étant encore des pionnières sur des thématiques précises, comme l’« inclusion des enfants en situation de handicap ». Le travail social en général et l’éducation de l’enfance en particulier sont néanmoins, dans leurs mises en œuvre respectives, des domaines plus conservateurs qu’innovateurs. Il existe toujours un décalage entre discours et pratiques, entre attitudes et comportements, entre « être conscient·e·s » d’un problème social et y « être sensibles » [3]. Pour qu’une nouveauté devienne une tradition, pour qu’un discours devienne une pratique courante, il faut du temps.

Ce que la perspective du changement ou du développement nous rappelle en outre, c’est que dans une institution sociale, la dimension pédago-éducative et la dimension institutionnelle sont étroitement liées. Où s’initie le renouvellement des pratiques ? Au niveau institutionnel ou au niveau professionnel ? Au niveau politique ou au niveau des pratiques ? Qui est en responsabilité ?

Dans l’institution, au quotidien avec les enfants et indépendamment des options politiques, la mission ne change pas : accueillir les enfants et leurs familles dans leur diversité. Il s’agit d’accompagner des enfants ayant des réalités respectives très différentes en garantissant à chacun·e une place égale dans le groupe.

L’institution de l’enfance est un miroir de la société lorsqu’elle fait exister en son sein les questions qui traversent cette société. Cela ne se résume pas à utiliser des livres, ou des jouets ou des jeux qui interrogent la notion de genre, celles d’écologie et d’homoparentalité, etc. Mais cela commence par là : c’est-à-dire par l’activité de professionnel·le·s faisant leur travail.

Les NMS font entendre la voix de problématiques sociales portées par des adultes et des adolescent·e·s, non par des enfants. Dans une dépendance quasi constante aux adultes, les enfants n’échappent pourtant pas au tumulte des normes qui s’affrontent. L’institution dans son ensemble et les professionnel·le·s en particulier ne peuvent se permettre de méconnaître l’univers de leurs usagers et de leurs usagères, enfants et familles. Pragmatiquement, le premier enjeu consiste à savoir de quoi l’on parle en termes de valeurs, de culture et de pratiques familiales. Les parents et les professionnel·le·s personnellement impliqué·e·s dans les NMS ou dans les problématiques qu’ils représentent, sont alors des ressources majeures pour le métier, car ils et elles détiennent ce savoir, qui est une expertise inaccessible autrement.

Course à l’abîme – Collectif CrrC
Les bonnes volontés – Collectif CrrC

Les moyens pédagogiques et les compétences des éducatrices et des éducateurs de l’enfance permettent déjà de prendre en compte l’émergence d’une société plurielle. Ce qui manque, pour accroître et déployer une activité sociale au sens plein du terme, c’est le temps du partenariat avec les parents, temps consacré à leur participation réelle au dispositif institutionnel. Ce qui manque également, c’est le temps du débat entre professionnel·le·s sur les modalités d’évolution du métier. Dit autrement, ce dont nous sommes cruellement dépourvu·e·s, c’est d’un temps de réflexion consacré à penser et à organiser collectivement la meilleure façon de redéfinir le rôle du métier dans un monde qui change rapidement, en partenariat étroit avec toutes les actrices et tous les acteurs institutionnel·le·s.

Cela ne s’improvise pas, c’est ce que nous pourrons lire explicitement ou en filigrane dans ce numéro. Comment prendre en compte simultanément les voix du passé et celles du présent, dans une vision du métier qui le situe comme un acteur social incontournable ?

Sophie Tapparel et Robert Frund

 

[1]-La nouveauté est relative, puisqu’on parle de NMS depuis les années 1960-1970.

[2]-LGBTIQ+ signifie Lesbienne, Gay, Bisexuel.le, Transgenre, Intersexué.e, Queer ou en Questionnement. Le « + » se réfère aux identités qui ne se reconnaissent pas dans ces catégories.

[3]-Cf. Draetta, Laura. Le décalage entre attitudes et comportements en matière de protection de l’environnement In : Développement durable et participation publique : De la contestation écologiste aux défis de la gouvernance [en ligne]. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2003 (généré le 21 novembre 2021). Disponible sur Internet : http ://books.openedition.org/pum/15031

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