Les albums d’Eva Lindström: voyage dans la magie du quotidien

Dans la série des livres jeunesse qui ne prennent pas les enfants pour des demi-demeurés, on sera bien avisé·e·s de s’intéresser à l’œuvre de la Suédoise Eva Lindström, dont l’essentiel est paru et continue de paraître aux Editions Cambourakis. Ma fille de 4 ans et demi, Chloé, en est une grande adepte. Tout comme son père.

Définissons brièvement ce que l’on peut entendre par « prendre les enfants pour des demi-demeurés » : c’est concevoir des univers fictionnels de manière à tâcher de prédéterminer au maximum les effets de la lecture dans un sens particulier, dans une visée généralement éducative ou/et morale. Soyons clair·es sur ce point : ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose de présenter aux enfants des livres hyperbalisés, avec une intrigue simple, un dénouement simple, une morale simple, toutes les étapes du parcours narratif et illustré se trouvant explicitées au fur et à mesure. Mais mon opinion est que, si on peut arriver à accompagner les enfants dans le monde à l’aide d’histoires réellement intéressantes et riches, tout le monde est gagnant.

Pourquoi, donc, ou plutôt en quoi les livres d’Eva Lindström sont-ils de bons livres pour enfants ? Eh bien, de manière générale, je dirais que c’est parce qu’ils présentent des univers à la fois complexes et complètement ordinaires : Lindström place ses personnages dans des situations qu’on pourrait appeler quotidiennes, et puis elle regarde ce qu’il en advient…

C’est tout.

Ou presque. Creusons un peu : dans Olli et Ma, nous avons un couple formé d’une grande dame et d’un petit monsieur, qui partent faire un tour en automobile, et qui s’égarent. Leur errance ne durera qu’à peine vingt-quatre heures et ils ne sont pas bien loin de leur maison, et pourtant, on a l’impression de vivre une incroyable aventure, parce que les personnages et leur auto semblent se noyer dans les forêts et autres paysages dont les dimensions apparaissent presque déformées, grossies… comme si nous voyions le monde à travers des yeux d’enfant. Ce jeu sur l’échelle est encore renforcé par le fait que, pour s’orienter, Olli emploie un atlas mondial. Chloé adore suivre les pérégrinations des deux personnages au gré des pages, les repérer qui s’évanouissent par ici, reparaissent par là.

Dans Et on est devenus amis, une petite fille fait fortuitement la rencontre d’un lièvre et d’une (sic) orvet, et toute l’histoire consiste à voir la petite bande de trois amis ainsi obtenue ne rien faire de spécial (« C’était ça leur profession »), glandant dans la nature, s’invitant parmi, tuant le temps. Il en résulte un magnifique récit sur l’amitié et le temps qui passe, et sur l’emploi qu’on en fait, de ce temps. La fin est tout le contraire d’un happy end bien net et satisfaisant, elle a quelque chose de mélancolique et comme suspendu. Pourtant, Chloé en redemande.

J’aime pas l’eau met en scène précisément ce que le titre suggère : un petit garçon prénommé Alf, qui fait tout pour éviter le satané liquide, alors qu’autour de lui, tous les enfants semblent adorer patauger et évoluer dans des milieux aquatiques. Le décalage qu’on observe, entre l’intérêt des un·es et l’aversion de l’autre, donne lieu à nombre de scènes cocasses, notamment lors de la pêche aux têtards, où l’on voit tout le groupe d’enfants affairé à recueillir les petits batraciens, sans trouver nulle part Alf… Pourtant, quoi de plus normal ? ! Alf est resté chez lui, où il se trouve bien plus à son aise… à la grande satisfaction de Chloé, qui comme Alf n’est pas une grande adepte de l’eau.

Pour donner encore un aperçu de cette magie du quotidien que Lindström rend si vivante en nous présentant la réalité à travers le prisme de l’enfance, prenons trois éléments d’Olli et Ma tirés de leur passage chez une femme nommée Maud, dans la maison de qui ils passeront la nuit :

  1. Lorsque Olli et Ma arrivent à proximité de la maison de Maud, on voit l’avant de leur voiture s’encadrer dans la fenêtre de Maud, laquelle se trouve au premier plan, en train de consulter un livre de recettes sur les bâtonnets de poisson. Le texte indique : « On est vite arrivé, par là. Bientôt, la voiture fait son apparition. » Rien que ces deux petites phrases réalisent une sorte de télescopage entre l’énonciation, qui est auprès d’Olli et Ma dans leur voiture (« On est vite arrivé… »), et le lieu de la scène à venir, ancré dans la maison de Maud, et où le cadre est posé (La voiture fait son apparition depuis le point de vue de Maud ou du moins de sa maison, où l’on se trouve pour ainsi dire nous aussi, en tant que lectrices ou lecteurs). Et ce télescopage rappelle ceux que l’on entend de la bouche des enfants lorsqu’ils présentent un récit et semblent tellement excités que nombre d’éléments de leur histoire se croisent, se bousculent, entrent en collision.
  2. On fait la connaissance de Maud, donc. Mais à aucun moment, on ne nous dit qui est cette Maud (est-ce une amie ? Une lointaine connaissance ? Une inconnue qu’Olli et Ma rencontrent en même temps que nous ?), elle est simplement posée dans l’histoire… ce qui se rapproche de la manière dont, bien souvent, les enfants qui relatent des éléments de leur propre vécu font référence, tout de go et sans contextualiser, à des personnes qu’eux connaissent, mais pas forcément la personne qui est leur interlocutrice.
  3. Le soir, Maud prépare des bâtonnets de poisson, en les cuisant debout dans la poêle. Le dessin nous les montre effectivement droits comme des i dans l’ustensile de cuisine ; Maud ayant consulté au préalable un ouvrage entièrement dévolu à la question des petits parallélépipèdes orange comestibles, on peut imaginer qu’il s’agit d’une technique particulière de cuisson, peut-être un moyen de ne pas léser ces tout petits côtés de bâtonnets, peut-être le résultat d’un souvenir de Lindström s’étant posé la question en son temps de savoir pourquoi on cuirait les bâtonnets à plat, au juste… quoi qu’il en soit, ce jeu autour d’un met si bien connu des enfants, ne laisse de surprendre, et d’amuser. Soulignons enfin que l’assiette posée devant Ma contient un unique bâtonnet de poisson, et que celui-ci dépasse de part et d’autre les limites de l’assiette… dès lors, est-ce l’assiette qui est minuscule, ou le bâtonnet immense ? Ou les deux à la fois ? Peu importe au fond.

Bien sûr, le plus savoureux dans tout ça, c’est les réactions des enfants à qui l’on fait la lecture. Chloé a ses passages favoris, qui la mettent en joie : dans J’aime pas l’eau, par exemple, elle jubile systématiquement quand Alf plonge par mégarde son pied dans la piscine, trempant sa botte et ses pantalons, ou lorsque son canoë se retourne et qu’il passe au jus tout entier. Mais des fois aussi, elle ne bronche pas pendant plusieurs lectures, et soudain, cela change : lorsque l’hiver arrive, c’est « tellement mieux ! ». Alf et ses amis profitent intensivement de la neige munis de leurs luges, et Lindström fait un écho textuel à leur délice incessamment renouvelé : « Les pentes se sont couvertes de glace. On les a descendues et descendues et descendues et descendues et descendues et descendues et descendues et descendues et descendues et descendues et descendues. » En m’écoutant déblatérer le même verbe à la chaîne, Chloé m’a jeté un regard en souriant, puis elle a conclu la séquence en m’annonçant : « Ils ont descendu mille fois, presque ! »

Dans les histoires d’Eva Lindström, le sens des choses, celui de notre ancrage dans notre propre monde perceptuel, vital, n’est pas donné d’avance par des principes d’adultes préformés pour former des enfants. Le sens se trouve in situ, lové dans les replis de la vie ordinaire, que l’autrice semble déplier, explorer, inventer ou réinventer avec nous, surprise elle aussi de ce qu’elle trouve.

Si les livres de cette autrice ne prennent pas les enfants pour des demi-demeurés, c’est peut-être bien parce qu’elle ne joue pas à l’adulte quand elle les produit.

Quentin Nussbaumer

Parus aux Editions Cambourakis

J’aime pas l’eau (2013)

Olli et ma (2014)

Et on est devenus amis (2015)

Retour en haut