Ces impensés ou ces mal-pensés

Ces petits riens du quotidien qui facilitent le travail

L’éduc compétent·e dispose d’un bagage, solide ou non, fait de savoirs théoriques, de savoirs pratiques, de savoirs relationnels, de techniques rôdées et de mise en relation entre tous ces critères. Certes, elle ou il est le plus souvent bardé·e de certitudes, de valeurs, de représentations, voire même, quelques fois, de diplômes. Ces ingrédients de la compétence ont été très bien décrits par Schwartz[1] et repris à la sauce « petite enfance » dans un article[2] plus ancien de la Revue.

Je m’attacherai ici à rendre visible une autre facette du métier. Ces petits riens qui se construisent au fil du temps, qui se peaufinent, qui font des petits et qui deviennent de vraies ficelles du métier.

Comme tout ce qui concerne la formation et les savoirs de la profession, ce ne sont pas des kits prêts-à-penser que l’on peut resservir vite, vite, vite à la va-vite. Il faut y croire, il faut y mettre du sien, il faut les agrémenter de poivre et de sel, c’est-à-dire d’humour, d’espièglerie ou de profondeur, de théâtralité, d’intelligence, de vie quoi ! Quand on les découvre par hasard, il s’agit alors de les améliorer, de leur trouver une vraie existence en les nommant, les argumentant, les remobilisant.

Les colifichets de travail

L’habitude de mettre des colliers, des bracelets, des boucles d’oreilles, au-delà de mes goûts et de mes couleurs, est devenue une indispensable compagne de travail. Ces babioles qui peuvent être regardées et touchées (important) suscitent toujours l’intérêt des enfants de tous les âges. Elles sont parlées : « C’est des bonbons ? », elles sont des repères : « A la séparation, le même enfant reproduisait toujours le même geste avec mon bracelet et cela lui permettait de se poser », elles élargissent le vocabulaire, font travailler la prononciation : boucle d’oreille n’est pas facile à prononcer à 2 ans, et s’amuser ensemble autour de l’appellation des couleurs n’est pas superflu. Spécifier la différence entre collier et bracelet peut prendre du sens. Ces bijoux fantaisie m’ont sauvé la mise à plusieurs reprises. Un objet médiateur qui n’est pas tout à fait moi, mais qui est à mon image, facile d’approche, ludique, qui aide quand l’horizon éducatif est incertain : séparations, moments de transition, attentes à l’arrêt de bus ou pendant le trajet, etc. La version plus masculine de ces gadgets m’est apparue l’autre jour au petit-déjeuner, notre collègue arborait un énième T-shirt d’une équipe de foot et les commentaires des enfants allaient bon train. Un T-shirt médiateur de parole, de regard et captivateur.

Recycler – Collectif CrrC
Petites angoisses – Collectif CrrC

Le café soluble et les capsules

Les professionnel·le·s ont droit à des pauses. Les éducs les prennent quand la dynamique le permet, mais aussi quand ils ou elles en ont besoin parce que l’ambiance chauffe. La machine à café, lieu de rendez-vous des adultes et lieu de régulation informelle, est aussi régulièrement utilisée à d’autres fins que le café-pause proprement dit. Pourrait-on parler de catachrèse ? Détourner la machine à café, la cérémonie du café pour résoudre une difficulté pédagogique momentanée ? Ou devrait-on parler de manipulation en détournant l’attention d’un enfant vers autre chose ? tuyau pour se déprendre, se détendre…

La question reste ouverte.

 Je me sers aussi parfois du café soluble qui se trouve à la cuisine. J’y ai recours plutôt en fin de journée, quand la fatigue accumulée des un·es et des autres envahit l’ambiance de manière sonore (cris, pleurs) ou musclée (coups, morsures), et que je ne peux pas prendre vraiment ma pause. Je prends un ou plusieurs enfants pour aller faire le café (sortir d’un espace confiné, changer la dynamique). C’est un exercice qui non seulement calme les esprits, mais est également formateur. Il y a des règles : ouvrir le buffet et choisir la bonne tasse (« Non, pas la petite, la plus grande, non, celle avec une anse »). Ne pas entrer dans la cuisine, revenir dans le couloir, ouvrir le bon tiroir et chercher une cuillère pour prendre un peu de café soluble. Le mettre dans la tasse (non, c’est pas assez, ça c’est trop, tu as tout renversé par terre, on devra nettoyer). Ce petit manège pacifie l’atmosphère et redonne de l’énergie, cela n’a bien sûr rien à voir avec la caféine.

Ces grandes fausses bonnes idées qui perturbent le travail

A côté des petits riens qui facilitent, il y a les grandes causes qui compliquent. Il y a régulièrement des espèces d’engouements médiatiques pour une thématique, qui se propagent alors dans tous les milieux professionnels potentiellement concernés. Un Temps Présent sur l’hyperactivité ? Dans les semaines qui suivent, le nombre d’enfants soupçonnés d’hyperactivité dans les centres de vie enfantine et ailleurs explose littéralement. Un Temps Présent sur le burn-out ? Dans les semaines qui suivent le nombre de collègues qui pensent être en burn-out augmente significativement. Comme si nous étions branché·e·s sur l’air du temps et que nous cherchions à le confirmer, ou à confirmer que nous faisons bien partie du monde.

Le cas des perturbateurs « endocTriniens »

L’engouement récent dans les centres de vie enfantine concernant les perturbateurs endocriniens m’a vite dérangée, énervée, et m’a surtout donné l’impression d’une volonté aveugle de se donner bonne conscience. Ou encore, d’assurer tout le monde d’une conscience, qui cependant cache mal l’inconscience de slogans et d’injonctions irréfléchis, ­partiels, partiaux. Bien évidemment, personne ne peut clamer être pour les perturbateurs endocriniens. Leurs méfaits sont réels. Déjà dans les années 1970 des alertes retentissaient. Comment se fait-il dès lors que, presque du jour au lendemain, en 2020, une majorité d’éducs se sentent obligé·e·s de se débarrasser d’une quantité phénoménale de matériel ? Avoir une fibre écolo, d’accord, mais alors… Tout jeter d’un coup signifie aussi un certain coût écologique. Tout racheter signifie aussi un certain coût écologique et pécuniaire (au détriment d’autre chose). Tout donner aussi me pose problème : quel est le message caché ? Nous, on se la joue écolo et, vous, vous prenez les restes ? La bonne cause dans les bonnes crèches et le rebut pour les autres ? Et que dire des déchets plastiques, synthétiques, polluants, justement ? Et d’ailleurs, la poupée en bois (trop lourde pour de petites mains, mais passons), où est-elle manufacturée ? Peinte ? Vêtue ? Avec quelles matières, quelles teintures ? Qui a fait le travail ? Pour quel salaire, et dans quelles conditions ?

Je vous assure que cela m’a fait bizarre de voir des caisses et des caisses de jouets divers (en plastique surtout, d’accord) stockés dans les couloirs vers je ne sais trop quel destin. Seront-ils brûlés, avec fumées nocives ? Donnés, à plus endocrino-perturbables que nous ?

Une sensibilisation au problème et une volonté de racheter du matériel moins nocif au fur et à mesure de son vieillissement m’auraient paru plus sensées. C’est d’ailleurs ce qui est préconisé dans le guide de la Ville de Lausanne[3].

Cela ressemblait plus à un black Friday «Chic ! On peut racheter du neuf ! » qu’à une vraie volonté écologique. De fait, les ressorts consuméristes fonctionnent tout pareillement : jeter et racheter. Sans se questionner sur les origines économiques et sociales ou sur les conséquences, elles aussi économiques et sociales.

Y aura-t-il encore des enfants ? – Collectif CrrC

De plus, les nouveaux matériaux qui ont remplacé les anciens causent d’autres soucis et perturbent le travail. En vrac : les assiettes en bambou se cassent facilement et, du coup, les enfants les brisent par jeu et très rapidement nous manquons de matériel. Les ustensiles en alu ou en étain causent également des dégâts quand les enfants les lancent sur la tête des autres enfants (eh oui, cela arrive dans notre groupe de trotteurs). Il y a encore les couverts, la vaisselle, et aussi les outils de sable et de jardin, qui sont coupants et sales (à moins que non, pas sales, on évite la terre à la dioxine, voyons !)

Le guide de la Ville, intéressant quant aux explications sur la composition et sur les méfaits des perturbateurs endocriniens, n’évite pas le piège d’être très donneur de leçons sans vraiment faire le tour de la question. Par exemple, il est préconisé de privilégier les objets en bois, d’accord, mais où sont-ils fabriqués ? Avec des bois tropicaux qui ont fait trois fois le tour de la Terre et usinés par des enfants chinois ? Il est conseillé d’acheter des meubles en bois massif (lourds) et des matelas en fibres naturelles (chers), d’accord ! Mais, ne risquons-nous pas d’avoir la santé au travail sur le dos ? Faudra-t-il que les enfants se partagent un matelas pour trois au vu des budgets ? Je trouve aussi que les conseils aux parents ne sont pas vraiment réalistes et je ne peux m’empêcher de joindre un extrait :

« Chasse aux poux !

SOS poux sans pesticide

Les shampoings pour lutter contre les poux présentent généralement un cocktail de substances relativement lourd. À essayer : un traitement doux et naturel, mais de choc :

Enduire les cheveux d’huile de coco et masser. Couvrir avec un bonnet de bain et laisser toute la nuit. L’huile de coco est tellement fine qu’elle étouffe les indésirables.

Rincer le lendemain (pour enlever les poux morts), puis saupoudrer la tête de bicarbonate de soude et masser (surtout vers les racines).

Pulvériser ensuite un mélange eau/vinaigre (50/50) et masser. Ça pétille ! Enfin, passer le peigne en rinçant et faire deux shampoings normaux.

À réitérer après 7 et 14 jours, pour les lentes qui auraient éventuellement résisté. »

Quelle est l’éduc qui se sent de recommander ce traitement à une famille avec deux ou trois enfants ?

A côté de cela, les éducs continuent de partir en avion ici ou là, ils et elles viennent toujours travailler en voiture, et je doute que les habits qu’ils et elles achètent soient toujours Fairtrade.

Personne ne se questionne non plus sur l’utilisation exponentielle des téléphones, toutes utilisations confondues (suites office, selfies, courriels, vidéos en ligne, Whats­App), même au travail.

J’ai l’impression de vivre une farce à la Molière.

Le récent article de Pitron dans le Monde diplomatique[4] me paraît bien plus inquiétant que d’anciens jeux en plastique qui, de toute façon, ont terminé leur vie.

Pour celles et ceux que cela intéresse, je cite la fin de celui-ci :

« Pour la première fois dans l’histoire, une génération se lève pour “sauver” la planète, traîner des Etats en justice pour inaction climatique et replanter des arbres. Des parents soupirent d’avoir “trois Greta Thunberg à la maison”, vent debout contre la consommation de viande, le plastique et les voyages en avion. Simultanément, cette cohorte recourt davantage que les autres au commerce en ligne, à la réalité virtuelle et au gaming. Elle raffole de la vidéo en ligne et ne connaît d’autre monde que celui des hautes technologies.

Aussi faut-il abandonner toute candeur au moment de nous engager dans la grande bataille de ce siècle naissant : le numérique tel qu’il se déploie sous nos yeux ne s’est pas, dans sa grande majorité, mis au service de la planète et du climat. Elément d’apparence évanescente, il est paradoxalement celui qui, plus que les autres, nous projettera au-devant des limites physiques et biologiques de notre maison commune. »

Entre les petits riens et les grandes idées, je préfère les petits riens : ils résistent à l’air du temps, sont plus utiles et plus amusants. Les grandes idées passent comme des tsunamis qui font table rase et puis s’en vont. Les petits riens nous ancrent profondément dans le quotidien, dans la vie réelle et ordinaire, et ils nous ancrent surtout profondément dans notre professionnalité, puisqu’ils en témoignent. Pour réussir à faire d’un bracelet ou d’une machine à café un outil de travail irremplaçable, il faut savoir de quoi on parle. Le professionnalisme, en tout cas dans l’éducation de la petite enfance, n’est jamais spectaculaire.

Karina Kühni

 

[1]-Schwartz, Yves, (2003), « Usage de soi et compétence » in : Travail et ergologie. Entretiens sur l’activité humaine, Octarès, Toulouse.

[2]-Bovey, Séverine ; Egli, Nicole ; Kühni, Karina, (2020), « Quand un nous vaut mieux que l’addition des “je” » in Revue [petite] enfance N° 131.

[3]-https ://www.lausanne.ch/portrait/durabilite/developpement-durable/developpement-durable/ville-durable/promotion-sante/projets/perturbateurs-endocriniens.html

[4]-Pitron, Guillaume, (2021), « Quand le numérique détruit la planète » in : Le Monde diplomatique N° 811, Octobre.

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