De l’usage des images 1

Ce que j’en disais dans le N° 108 (2012) :

« La géométrie plane, comme science de l’éducation, met l’enfant au centre de ses préoccupations. Comme les figures géométriques sont remarquablement désincarnées, elles ne disent jamais par qui cet enfant, perpétuellement centré, est encerclé.

Les slogans éducatifs, comme les slogans politiques, sont rabâchés avec cette conviction qui caractérise l’illettrisme et la faiblesse d’esprit. Leurs exponentielles occurrences ne les font pas gagner en crédibilité, mais, tout comme la publicité qui vous a à l’usure, elles occupent, quasi totalement, l’espace discursif. Du matin au soir, voire pendant la nuit, les slogans se reproduisent entre eux, à la gloire du conformisme et au détriment de la nécessité de penser.

Ainsi nous en arrivons à juxtaposer l’enfant au centre avec la lessive qui lave plus propre, ou, pire, avec la France forte.

Quand on parcourt les magazines plus ou moins intéressés par la petite enfance, ce qui saute aux yeux c’est cette inépuisable volonté de séduire par l’enfance idéalisée. Les bambins sont beaux, drôles et parfaits. Si le délire sécuritaire frappe à la porte de la rédaction, on trouve alors des photos d’enfants grimaçants et violents. Mais ces images ne prennent vigueur que comme babil illustratif opposé à l’enfance merveilleuse des anges tombés du ciel, mais redoutables prescripteurs d’achat. Le bel enfant se vend bien, tout en faisant acheter de beaux produits dans le meilleur des mondes.

Chaque jour, le machin de la socialité virtuelle met en ligne 300 millions de photos. Les images ne manquent pas, pourtant cette pléthore ne produit presque rien d’informatif. En fait, quasi rien d’élaboré ne naît de cette avalanche pixelisée. Les logiciels de retouche ont pratiquement effacé les effets de preuve qu’avait la photographie. Les transformations en micro-points et l’incroyable disponibilité des images les rendent sans histoire et sans signature. Nous sommes ainsi devant ce paradoxe qui dit que tout est là et, qu’en même temps, rien n’est là. Les images s’indifférencient sur l’écran et leur nombre astronomique les rend incertaines, quasi invisibles.

Quand nous préparions le N° 100 de cette revue, nous voulions éviter les « images slogans » de l’enfance idéalisée et éviter de pomper dans cette masse d’images vides. Nous avons ainsi fondé notre pratique imagière sur la volonté de fabriquer les images que nous allions utiliser.

Nous avons, en premier, évoqué le terme de fabrique, puis se sont glissées dans nos propos des envies de créer. Témérairement, nous avons essayé de trouver des gens qui feraient œuvre dans chaque publication, en lien avec le thème, tout en ayant des exigences de qualités formelles et en cultivant un effort de pertinence critique. Et nous en avons trouvé quelques-uns et quelques-unes, des artistes, des artisan·e·s, des dilettantes, des professionnel·le·s, accidentellement membres d’un collectif improbable ou des solitaires, opportunément proches de cette revue. Aucun·e n’a été payé·e pour son travail, et pourtant travail il y a eu. Ils sont traceurs de traits, agenceuses de choses et de gens, praticiens de l’éphémère et peu sensibles à la notoriété publique. Nous avons passablement ri en élaborant ces œuvres, car le plaisir de faire n’est pas une faribole.

Nous comptions sur les éducatrices*, grandes élaboratrices de choses et manieuses de crayons et pinceaux, mais nous ne les avons pas encore trouvées.

Nous avons continué de coopérer avec les « imageuses* » en comprenant assez vite que nous étions tous et toutes assez méfiant·e·s devant les tendances illustratives. L’illustration est très souvent une ambiance tautologique. Elle redit, elle « surdit » et ainsi assourdit le propos. Ce que nous avons cherché à faire, ce serait plutôt de déplacer un peu le point de vue. De contredire l’élaboration textuelle en glissant un peu de déraison intelligente dans les articles.

La chaise du care (N°100) est sortie d’un échange autour de ce que pouvait dire « prendre soin et avoir le souci de quelqu’un ». L’évidence de l’ambiguïté entre l’aide et la contention est là. Le tablier des petites infirmières montre la permanence de la division sexuelle du travail et de l’assignation des femmes aux travaux du soin. La ronde des matriochkas dit que, d’une génération à l’autre, se transmettent ces rôles sociaux. Le in girls we trust affirme qu’ici, rire est un geste vital.

La parade critique du N°101 montre des enfants défiler au pas, sous la surveillance éducative d’un caniche, et sur un chemin encadré de barbelés. C’est l’expression d’une intuition, qui posait comme possibles les dérives autoritaires d’un système qui décrit la formation comme inutile ou superflue. Dans nos souvenirs, les abus ­normatifs d’éducateurs*, prompts à décrire l’impossibilité d’éduquer tel ou tel enfant, ont toujours été le fait de gens très peu formés. Les « éducs chiens de garde » ne sont pas la plus belle image de la petite enfance, mais ils en sont bien une menace, et elle traverse les siècles. Les caractéristiques de ces pratiques tiennent à l’ignorance et à l’incapacité de penser son travail.

Le dessin sur photographie numérique du N° 104, qui trace le jeu libre d’une fillette dans une décharge industrielle, nous rappelle que les idéalisations de la nature ne sauraient nous faire oublier le monde alentour.

Le capitaine reconnaissance qui fait la couverture du N°106, insiste sur le pouvoir des dispensateurs de reconnaissance au travail. Il est sur une balançoire, parce que sa position, sous les atours de l’évaluation objective, est pour le moins chancelante. Les cordes de la balançoire sont en fil de fer barbelé. C’est presque une manie. Mais très souvent revient cette constatation basique : ce qui empêche de passer outre, protège parfois d’un réel danger. Le décor immédiat est un tronc d’arbre calciné, parce que l’environnement du travail contemporain est à la dévastation. Mais il y a un trou dans la noirceur, et on y devine la vie surgissante, parce que les lendemains peuvent être chantants.

Le dessin qui ouvre le N°107 sur l’autorité éducative, prescrit de lire le statut directorial avant d’entrer sur le terrain du pouvoir. L’autorité ne tient pas qu’à l’institutionnalisation des rapports de domination. L’humour remet les choses à leur place. Si l’institution fait le couillon, il arrive aussi que l’institution ait besoin des intelligences au travail.

La préparation du N° 108 a commencé par les mots formatage et normalisation. Les mises au format et les mises aux normes se sont révélées un peu faibles, quand nous avons entrepris de dire ; les dessins qui s’orientaient vers des images de composants électroniques se sont éteints d’eux-mêmes. Se sont imposés alors la toise et l’engrenage. Retour de la mécanique élémentaire pour sa capacité métaphorique. Mesurer, comparer, transmettre les efforts et contenir les déformations sont bel et bien des obsessions éducatives. Cardans, ressorts, pignons et contraintes se sont posés comme décor et comme lexique formel.

Les métaphores imagées ont trouvé leur place dans notre application à interroger les pratiques professionnelles.

Ces quelques exemples pour tenter de rendre compte de la démarche créative que nous avons initiée et soutenue.

De vifs reproches nous ont été faits. « Sous prétexte de lutter contre l’enjolivement de l’enfance, vous enlaidissez notre travail ! », celui-ci a fusé au début. Mais si nous avons renoncé aux jolies petites filles roses et aux fantastiques garçons bleus, c’est parce qu’ils participaient de cette volonté d’amenuisement du métier. Cette revue ne veut pas faire croire que les géraniums cachent les dépotoirs.

« Vos illustrations sont des travaux de potaches ! », celui-ci a suivi de peu. Les potaches ne sont pas les plus ignares dans les arcanes du pouvoir d’éduquer. En plus, il nous fait reconnaître que la modération typique de l’éducatrice* ne l’a pas vraiment protégée des basses attaques dépréciatives, ni n’a assuré une durable reconnaissance à son activité professionnelle. Il est par ailleurs assez amusant de constater que ce sont ceux et celles qui ont fait acte d’infantiliser les métiers de la petite enfance, qui nous traitent d’enfants mal grandis. Ces remarques, pour vives qu’elles aient été, sont restées des exceptions dans le silence abyssal qui couvre la parution de cette revue.

Nous avons aussi reçu des éloges, quelques-uns parce que le ton dérogeait à la somnolence habituelle, et quelques autres parce que la démarche était stimulante et rendait intelligibles des tensions contradictoires. Avec les élogieuses*, nous pourrions monter une équipe de foot, avec les « reprochant·e·s », nous ne pourrions que jouer au jass. Les données chiffrées sont donc particulièrement grisantes pour l’avenir de la Revue [petite] enfance.

Pour résumer, nous avons voulu fabriquer nos images, parce que l’acte de faire donne du sens.

Nous avons voulu donner à ces images un espace de liberté, pour qu’elles puissent devenir autre chose que des potiches décoratives.

Nous leur avons donné une place dans l’entretien des controverses professionnelles ; au risque de déplaire. Nous l’assumons avec un certain bonheur. Nous ne savons sans doute pas bien séparer le beau du moche, mais nous savons un peu ce que travailler avec des enfants veut dire. C’est là que cette revue vit. »

De l’usage des images 2

Depuis dix ans, nous tentons de problématiser en images, pour essayer de défaire un monopole discursif en proposant des montages hétéroclites. Ces tentatives sont faites d’installations, de mises en scène, de collages, de dessins, de photographies et de mélanges techniques pour le moins variés. Un collectif élastique, indéterminé et provisoire, intitulé « CrrC » (pour Critique rudimentaire et rudiments critiques) travaille en riant souvent de choses pas drôles. Celui-ci dessine sur un écran avec un stylet ou une souris, celle-là se salit les doigts avec des pastels secs, d’autres découpent aux ciseaux et assemblent avec de la colle des images moissonnées dans les magazines aux beaux bébés. Il y a aussi des machins bricolés sur Photoshop. Nous mettons en scène des décors inconvenants et les habitons d’étrangetés…

Nous n’avons rien inventé, nous nous sommes saisi·e·s des photomontages de John Heartfield, de sa proximité avec Dada et de sa critique radicale du nazisme. Les collages de Jacques Prévert nous précèdent dans le détournement d’images et sa liberté nous a ouvert des voies. Bertold Brecht avec ses montages du Kriegsfibel nous a laissé manier les incongruités, mais nous n’avons jamais réussi à les accompagner des quatrains qu’il a osés. Les rues des villes nous parlent aussi du réel avec ces interventions clandestines et illégales sur les murs, ordinairement si silencieux. En deux mots, nous fabriquons et saisissons des images qui cherchent à secouer la réalité en convoquant des imaginaires que l’on espère contestataires.

Nous avons utilisé des jouets (qui ne jouent pas vraiment) dans des « aguillages » mécaniques. Nous avons maltraité Barbie (qui le mérite bien) comme symbole d’un corps si élancé qu’il en est mort. Chez les mécanicien·ne·s, le jeu est ce qui permet le mouvement, alors que, chez les enfants, il est une manière de vivre en cherchant à comprendre. Barbie est un jouet qui sécrète du standard et distille une injonction à une conformité inatteignable, il n’y a pas à la ménager…

Nous étions plusieurs à avoir lu Histoire politique du barbelé : « Le barbelé est donc devenu un symbole quasi universel des camps et plus largement des violences fascistes ou totalitaires, du fait de sa fonction propre dans la gestion de l’espace, mais aussi parce qu’il possède une forte capacité d’évocation. En effet, sa forme illustre sa fonction, il est un trait qui barre l’espace et évoque immédiatement la privation de liberté. Mais il est, de plus, un trait hérissé, agressif, dont les pointes représentent les couteaux du pouvoir. »[1] Nous avons donc acheté un rouleau de barbelé et il s’est retrouvé au beau milieu de nos images.

Les mêmes ont aussi lu Bourdieu : « (…) l’espace est un des lieux où le pouvoir s’affirme et s’exerce, et sans doute sous la forme la plus subtile, celle de la violence symbolique comme violence inaperçue… ».[2]

Là, il a fallu se rendre à l’évidence que, si le barbelé est une facilité en images, la violence symbolique est d’une autre trempe. 

Jacques Kühni

 

[1]-Razac, Olivier (2000), Histoire politique du barbelé, La Fabrique, Paris, pp. 62-64.

[2]-Bourdieu, Pierre (1993), La misère du monde, Points Seuil, Paris, pp. 255-256.

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