10 ans de lutte pour une reconnaissance sociale accrue: et alors?

Le thème du dixième anniversaire de la Revue [petite] enfance me fait porter un regard en arrière sur le parcours réalisé ces dernières années. Je pense au cheminement collectif effectué pour faire perdurer cette revue, pour œuvrer dans le champ de l’accueil de l’enfance, mais également à mon cheminement individuel. Pour réfléchir au passé récent, cette contribution prendra la forme d’un témoignage. En parlant de mes espoirs, de mes doutes et de mes déceptions, des démarches mises en œuvre et des projets qui n’ont pas abouti, j’espère que je pourrai amener un éclairage portant sur la situation actuelle du champ de l’accueil de l’enfance.

Pendant ces dernières années, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui m’ont accompagnée sur mon parcours, qui ont participé aux démarches et qui ont initié des projets communs. Sans toutes ces rencontres, rien n’aurait été possible. Des professionnels de l’accueil de l’enfance, des personnes engagées au plan associatif, dans la création de la Revue [petite] enfance ou dans la recherche scientifique ont enrichi mes réflexions et rendu possible la réalisation de certaines démarches. Il m’est impossible de les nommer ici, la liste serait trop longue. Je tiens à remercier chacune et chacun. Même si, dans cette contribution, je parle en mon nom, mes réflexions portent à maintes reprises sur un nous collectif.

Ces dix dernières années, j’ai essayé de lutter. Je me suis investie pour contribuer à une meilleure reconnaissance sociale du contexte de l’accueil de l’enfance, de ses enjeux et des professionnels qui y travaillent. Cet engagement résulte de mes réflexions lors de l’écriture de mon travail de licence à l’Université de Genève, en 2008.

Pour comprendre l’importance de ce texte pour mon parcours personnel, il s’agit de situer les raisons qui m’ont amenée à entreprendre des études en Sciences de l’éducation. Ma formation d’éducatrice de l’enfance et mon travail dans une institution de la petite enfance à Genève ont amené un grand enthousiasme… et beaucoup de doutes. D’une part, le travail avec les jeunes enfants me semblait – et me semble – passionnant, continuellement renouvelé et d’une complexité stimulante. J’ai eu un immense plaisir de travailler auprès des parents et de rencontrer des professionnels engagés. D’autre part, j’ai pu vivre des moments douloureux. Tout au début de ma formation, lors de mon stage préalable déjà, j’ai observé des situations aberrantes et des manières de prendre en charge les enfants que je ne comprenais pas. Dans le contexte de l’accueil de l’enfance, j’ai vu des pratiques professionnelles magnifiques – et des failles considérables. Par mon engagement personnel et mon travail, je voulais contribuer à changer les choses. J’ai créé une institution de la petite enfance en vue de réaliser un contexte qui correspondait à mes attentes. Et j’ai vu que ce n’était pas si simple. Ensemble avec l’équipe éducative, nous avons trouvé des solutions pour certaines difficultés, réfléchi à notre prise en charge et, année après année, cherché à apporter des améliorations à nos pratiques. Cependant, je restais avec mes interrogations. Je voulais mieux comprendre ce qui se passe dans le travail auprès des enfants et les enjeux liés à ce contexte professionnel.

Cette quête d’une compréhension concernant les failles dans les pratiques professionnelles a été à l’origine de mon travail de licence, comme je l’ai exprimé dans l’introduction : « Penser l’impensable, dire l’indicible, chercher à comprendre l’incompréhensible afin de ne pas accepter l’inacceptable, tel a été pour moi le défi de ce travail, à certains moments. Comment parler de ma honte de ne pas avoir pu empêcher parfois ce qui m’était douloureux à voir ? L’inacceptable dont je parle n’est pas de l’ordre d’une maltraitance quelconque, d’une quelconque malveillance. Il s’agit plutôt de petites choses, d’un regard qui fuit, d’un mot qui blesse, d’une absence à l’autre. Petits riens qui se figent, se cristallisent. Les tensions entre collègues, sourdes et violentes, parce qu’aucun mot ne peut se poser sur ce qui se vit » (Zogmal, 2008, p. 14).

Ma démarche de recherche m’a permis de construire une certaine compréhension des processus en cours et d’accepter que les écarts, les failles et les insuffisances de l’action se trouvent également dans des contextes où les professionnels travaillent avec toute la bienveillance possible. Il ne suffit pas d’« aimer » les enfants pour faire du bon travail. Aujourd’hui, cela me semble si évident (et peut-être pour de nombreux lecteurs, cela l’est depuis toujours), mais en ce qui me concerne, j’ai eu besoin de faire un long chemin pour comprendre ces différents enjeux.

La fin de mon travail de mémoire m’a amenée à une réorientation fondamentale. Jusqu’alors, j’avais besoin de comprendre, de me positionner dans le champ de l’accueil de l’enfance. Je m’intéressais aux écarts, aux manques et aux insuffisances. Dorénavant, je voulais contribuer à valoriser, à faire reconnaître et à développer les compétences mises en œuvre par les éducatrices et les éducateurs de l’enfance, sans toutefois nier les limites existantes. En conclusion de mon mémoire, j’ai résumé ce positionnement comme suit : « Il s’agit de reconnaître ces limites pour chercher à les élargir dans une quête sans fin et d’oser parler à partir d’une pratique professionnelle ancrée dans les contraintes du réel. Lutter pour une reconnaissance sociale accrue implique une prise de parole de la part d’un corps de métier, prise de parole affirmée et lucide » (Zogmal, 2008, p. 138). Et c’est ici que commence ma lutte pour une reconnaissance sociale des enjeux de l’accueil de l’enfance.

Dix ans déjà… J’ai continué à m’investir dans l’institution dans laquelle je travaillais, et j’ai commencé à m’engager sur le plan associatif. L’écriture et la recherche me semblaient aussi pouvoir contribuer à une meilleure reconnaissance.

Je me suis engagée parce que je considère que l’accueil de l’enfance est d’une immense importance sociale. Nos sociétés modernes sont en mouvement. Les équilibres changent. Les rôles des femmes et des hommes se modifient et les revendications pour l’égalité des femmes sont fortes. Ceci pose également la question de la place des enfants. Aujourd’hui, ceux-ci sont des sujets de droits. Et pourtant, leur accès à une place d’accueil n’est pas inconditionnel et ne leur appartient pas de façon équitable. L’accès est conditionné au statut de leurs parents, notamment sur le plan professionnel. Les iniquités sont considérables, et cela dès la naissance.

Pour les enfants, il s’agit d’attendre de grandir pour pouvoir revendiquer d’être citoyens. Certes, ils sont notre avenir. Mais ils font aussi partie de notre présent ! Certaines réactions au mouvement des jeunes pour un monde plus écologique montrent que leur participation dans le monde actuel est remise en question. Un équilibre juste entre hommes et femmes nécessite également de repenser la place des enfants. Il s’agit de se donner les moyens pour qu’ils puissent participer aux décisions qui nous concernent tous, autant que possible.

Dans nos sociétés, les enfants sont devenus largement invisibles. Les rues de nos villes sont trop dangereuses, les lieux publics très peu adaptés et les contextes de travail ultraperformants. Les enfants se trouvent dès lors dans des espaces dédiés, les écoles, les structures d’accueil, les centres de loisirs et dans le huis clos des familles. Cette invisibilité relative va de pair avec le manque de reconnaissance des enjeux de l’accueil de l’enfance.

Cependant, les signes d’un changement sont parfois perceptibles. De nombreuses organisations s’activent pour une prise en compte des enfants dans le monde. Les législations se modifient et certains pays mettent en place des politiques ambitieuses pour les enfants. Des organisations internationales (OCDE, 2018), mais également des écrits et des discours issus de sources multiples et diversifiées soulignent l’importance de l’enfance et notamment de la petite enfance. La Revue [petite] enfance, par exemple, participe à ce mouvement. Les revendications des professionnels et leur mobilisation impressionnante en 2018 concernant les conditions d’accueil du parascolaire sont également des traces d’une plus grande prise en compte des enfants dans notre société.

Afin de contribuer à ces changements de perspective, j’ai essayé de m’engager à différents niveaux. J’ai tenté de me positionner pour être là, au bon moment, lorsque des opportunités se présentent pour faire avancer la cause des enfants et de l’accueil de l’enfance. Après la réorganisation de la formation professionnelle sur le plan suisse et l’exclusion de la formation d’éducation de l’enfance des HES (Bovolenta, 2007), j’ai été convaincue qu’il fallait créer des relais au niveau national. En tant que membre de l’ARDIPE (Association romande des directions petite enfance), j’ai participé au comité de Savoir Social pour essayer d’œuvrer pour la formation professionnelle du champ.

La formation et la question du développement des compétences professionnelles me semblent essentielles. Dans les institutions de la petite enfance, les enfants font leur première entrée dans la société. Ils font des expériences qui influenceront leur vision du monde et d’autrui. Ils apprennent à établir des relations avec d’autres enfants, des adultes inconnus, à s’insérer dans un groupe et à s’aligner sur un fonctionnement collectif. Ils construisent leur identité dans un environnement social. Il s’agit de leur offrir un accompagnement compétent. La poursuite de la professionnalisation du champ de l’accueil de l’enfance me semble dès lors indispensable.

A travers mon engagement associatif et des contacts réguliers, j’ai été invitée à participer à différentes séances en Suisse alémanique concernant les enjeux de l’accueil de l’enfance. Je me rappelle notamment une rencontre à Zurich, où 50 personnes représentaient des associations et des organisations diverses, actives dans le champ de l’éducation de la petite enfance en Suisse alémanique, et où j’étais toute seule comme représentante de la Suisse romande.

L’expertise, les expériences et les perspectives construites pendant ces dernières années en Suisse romande restaient ignorées, inconnues et insuffisamment prises en compte au niveau national. Je me suis rapidement aperçu qu’une démarche individuelle ne pouvait pas aboutir. Il fallait se fédérer. L’opportunité s’est présentée lors d’une rencontre regroupant plusieurs organisations de l’accueil de l’enfance avec l’OFAS (Office fédéral des assurances sociales), où l’idée de la création d’une association romande pour l’accueil de l’enfance a émergé. L’aboutissement de ce projet et la création de pro enfance en 2014 ont constitué une étape importante vers l’élaboration d’une vision nationale portant sur les enjeux de l’accueil de l’enfance. L’adhésion de nombreux acteurs et les soutiens trouvés en Suisse romande ont contribué à une légitimité accrue. Maints contacts et des collaborations fructueuses se sont mis en place avec des organisations actives en Suisse alémanique et avec les instances fédérales.

Les membres de pro enfance ont alors souhaité porter le débat sur la place publique et influencer la politique nationale. Le projet d’un événement d’envergure nationale a été conçu. Une manifestation dans l’espace public devait susciter un débat politique. L’objectif de ce débat consistait à favoriser la création d’une base légale qui permettrait à la Confédération d’intervenir et de soutenir l’accueil de l’enfance. En tant que membre de pro enfance, je me suis engagée pour la réalisation de ce projet. J’ai participé à d’innombrables séances et discussions afin d’harmoniser les démarches dans toutes les régions de la Suisse.

Chemin faisant, je me suis rendu compte que les obstacles et les résistances restent nombreux et forts. Pendant ces derniers dix ans, de nombreuses avancées ont été faites. L’accueil de l’enfance s’est développé fortement dans beaucoup de villes et de villages. Les cantons romands ont accru leurs efforts. Les organisations et les acteurs de l’accueil de l’enfance ont fait un travail important pour mieux faire comprendre les problématiques du champ. Et pourtant, lors de nombreux débats, les arguments restent inchangés. Toujours et encore, certains considèrent que la qualité est un luxe superflu, que la demande pour une professionnalisation constitue une revendication corporatiste et qu’une vision d’ensemble n’est pas nécessaire parce que l’initiative privée suffit. Et surtout, que toute revendication, pourtant argumentée et modeste, coûte trop cher… Vu le système politique fédéraliste en Suisse, il ne faut pas agir au niveau de la Confédération. Pour beaucoup, il ne serait pas nécessaire non plus d’impliquer plus les cantons. Ce sont les communes qui seraient responsables de l’accueil de l’enfance. Il en résulte des démarches morcelées, disparates et foncièrement inéquitables pour les enfants et leurs familles. Et j’ai entendu le reproche de vouloir agir trop vite et au mauvais moment. Partout, on me rappelle que la création du congé maternité a pris 50 ans en Suisse.

En somme, il ne faut rien faire, ou surtout pas trop, pas maintenant et pas comme ça. Après 10 ans de lutte, je dois avouer que je commence à m’impatienter. Je me décourage parfois. Heureusement, des personnes ont pris la relève et continuent à œuvrer pour donner une visibilité aux enjeux de l’accueil de l’enfance.

Il y a longtemps déjà, le rédacteur « en chef » de la présente revue (oui, il s’agit de Jacques Kühni) m’a reproché de participer, à travers ma volonté de réformer les institutions de façon progressive, au maintien de leur fonctionnement. Même si nos points de vue divergent, je vois aujourd’hui qu’il est indispensable d’exiger des changements en se positionnant haut et fort. Longtemps, les professionnels de l’accueil de l’enfance ont attendu une reconnaissance sociale. Progressivement, ils ont commencé à la demander. Aujourd’hui, il me semble qu’il s’agit de la revendiquer ! La reconnaissance sociale de leur travail et de la formation professionnelle est importante. Ce sont des outils essentiels pour une reconnaissance sociale des enfants et de leur place dans notre société.

En conclusion, je me permets de faire un peu de « pub » dans cette contribution : Participez à la journée d’action du 16 novembre 2019 à Lausanne (https://www.lesenfantsdessinentlavenir.ch/). Je ne sais pas si une mobilisation massive changera la situation politique en Suisse en ce qui concerne l’accueil de l’enfance. Mais je suis convaincue qu’il s’agit de porter nos revendications sur la place publique !

Et une deuxième plage de « pub » : continuez à lire – et à écrire dans – dans la Revue [petite] enfance ! Joyeux anniversaire et longue vie à la Revue ! 

Marianne Zogmal

Bibliographie

Bovolenta, Michela (2007). Educatrice de la petite enfance. Un métier féminin en perte de reconnaissance. Certificat de formation continue en Etudes genre. Université de Genève : Genève.

OCDE (2018). Petite enfance, grands défis 2017: Les indicateurs clés de l’OCDE sur l’éducation et l’accueil des jeunes enfants. OECD Publishing : Paris.

Zogmal, Marianne (2008). T’es un enfant à caprices. Les stratégies défensives du métier d’éducatrice du jeune enfant. Université de Genève : Cahier de la section des sciences de l’éducation, N° 119 (http://archive-ouverte.unige.ch / unige :18581).

Zogmal, Marianne (2015). Les processus d’observation et de catégorisation des enfants comme outil de travail dans les pratiques professionnelles des éducatrices et éducateurs de l’enfance. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, Université de Genève.

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