10 ans

Je suis venue frapper à la porte de la Revue [petite] enfance il y a dix ans, mon mémoire de master sous le bras, il était attendu que je publie un article à son propos. Je me suis retrouvée à une table de café, à écouter Jacques me parler pour la première fois de mes écrits. Il a tant parlé que je n’ai pas eu le temps de me commander quelque chose à boire. Je ne lui en ai jamais tenu rigueur, à travers la Revue j’ai étanché ma soif d’écriture pendant toutes ces années et j’ai pu partager bien d’autres cafés amicaux et studieux avec lui.

Et, me voici dix ans plus tard, à essayer d’écrire, sur cette aventure. Jacques, en critique bienveillant, me fait remarquer qu’étrangement, aucun enfant n’apparaît dans le premier jet de mon texte. Je me suis demandé comment ils avaient pu disparaître et je suis retournée jeter un coup d’œil dans ma bibliothèque. En me penchant dans le rayon où dorment les numéros de la Revue, j’ai cru un instant voir courir une petite flopée de bambins qui, en riant, retournaient se cacher dans les pages d’où ils étaient sortis. J’ai tenu dans ma main quelques numéros de la Revue et ils sont tous revenus. Pierre et Nicole en colère contre le monde, Ludovic éternel agresseur aux yeux des adultes, David qui conjugue appétit et appétence autour d’une cuisse de poulet, Cassandra qui pleure, car Nicole n’est plus sa copine, et tous les autres. Au fond, cette trentaine de numéros de la Revue, c’est autant d’instantanés dans un album de photos. En faisant le voyage en arrière, je retrouve le goût de la découverte, le plaisir intense qui nous habite lorsque l’écriture permet de se saisir d’une situation qui, jusqu’ici, échappait à notre compréhension.

Je crois que j’ai aimé ce métier d’éducatrice pour les défis que nous lancent sans cesse les jeunes enfants. La construction de l’individu, de son intelligence, de sa relation au monde, nécessite pour être accompagnée d’inventer sans cesse de nouvelles réponses qui soient à la hauteur de l’humain qui nous interpelle. Il est toujours surprenant de voir que certaines professionnelles se contentent (malheureusement) d’appliquer des recettes, elles qui pourtant ont choisi et aiment, le plus souvent, observer l’enfant qui découvre et explore.

Dans l’invention de réponse et la recherche de compréhension, l’écriture est un outil précieux et riche. C’est un processus au sens où il se compose de plusieurs étapes et fait grandir celui qui s’y soumet (pas physiquement, je suis bien placée pour le savoir), mais aussi ses idées. J’ai observé avec intérêt, cet effet sur les étudiants de l’ESEDE à Genève, lorsque je me suis prêtée à l’exercice d’être lectrice de mémoire. Entre le contenu du travail de diplôme (TD) et le discours de son auteur au moment de la soutenance, j’ai toujours relevé une mise à distance, une autocritique, un mûrissement de la réflexion, une très légère obsolescence du contenu du TD, qui, à elle seule, justifie l’existence d’un tel exercice dans le parcours de formation.

Mais il est vrai, surtout dans le travail de recherche, que le processus d’écriture peut être éprouvant. Je me souviens d’avoir souffert lors du travail de relecture de mon mémoire de master. J’ai passé des heures à réécrire des passages sur la base des remarques de ma directrice de mémoire, avec une impression d’un travail vraiment pénible intellectuellement et presque physiquement. Un passage obligé et nécessaire, car il a fait profondément évoluer ma pensée et mon propos. Il y a eu aussi un ou deux articles, ces dix dernières années, qui sont nés dans la douleur. Je m’en souviens, sans pourtant pouvoir dire lesquels ou même pourquoi.

Et le reste du temps, écrire est un véritable plaisir. C’est un dialogue avec soi-même et avec les auteurs des ouvrages qui accompagnent la réflexion. On émet une première pensée, on la met en mots, on cherche ce qui a été dit ailleurs à ce propos, on revient, on reformule, on critique, on construit petit à petit une réflexion et un discours. Un peu à l’image d’un tableau dont on voit se dessiner les contours, dont on essaye de deviner la forme finale et qui, quand il est terminé, nous surprend encore par des détails que l’on n’avait pas soupçonnés en le peignant. Et il y a vraiment une forme de plénitude lorsque, le texte fini, on observe l’étendue de la découverte qu’il a permise.

Ecrire est d’abord une façon de réfléchir. Avant d’être une exposition de ses idées aux autres, c’est une confrontation avec soi-même. La mise en forme des idées qu’elle suppose fait de l’écriture un outil de compréhension de nos propres représentations, perceptions, précognitions. Elle permet de découvrir des choses que l’on sait sans les avoir formulées, dont on a senti les prémices, que l’on utilise parfois déjà au quotidien dans son travail. Ecrire sur la pratique est donc une manière de la penser, de la rendre intelligible pour soi-même et ensuite pour les autres ; la mise en mots permet de se saisir de qui était encore diffus l’instant d’avant. C’est une façon de prendre de la distance et de jeter un œil neuf sur sa propre façon d’agir.

Et l’écriture est aussi une manière de mobiliser et de construire une communauté de pratiques. J’ai eu la chance et le plaisir d’écrire des articles à plusieurs mains (et cerveaux) et aussi d’échanger sur l’un ou l’autre avec des professionnelles et j’ai ainsi nourri ma pratique et ma réflexion du regard et de l’expérience des autres.

L’écriture professionnelle donc

Lorsque le processus d’écriture est abordé par des professionnelles de la petite enfance, c’est souvent pour parler de la charge que représente le travail administratif[1] ou les contraintes temporelles liées à la nécessité d’inscrire les informations dans des cahiers ou des dossiers informatisés. J’ai souvent proposé d’accompagner le processus d’écriture en vue d’un article, mais il a été plutôt rare que cette invitation aboutisse ou soulève même de l’intérêt.

Si peu de professionnelles se lancent dans ce processus, c’est peut-être aussi parce que c’est une mise en danger. Il faut accepter de s’exposer et de rencontrer le désaccord. Affirmer une idée, la défendre et la mettre à l’épreuve du regard des autres. Il faut accepter l’idée d’être mal compris, que notre propos soit interprété parfois à l’inverse de ce que nous avons essayé d’exprimer. Accepter aussi qu’il soit utilisé par d’autres, et critiqué bien sûr.

L’idée, une fois écrite, prend vie, s’émancipe, voyage à son propre rythme et nous revient parfois des années plus tard. Il se peut alors que nous nous soyons distanciés d’elle. L’ambiguïté peut être inconfortable, l’idée vient bien de nous et pourtant elle ne nous appartient plus depuis longtemps, impossible de contrôler son parcours, de la corriger ou de la faire disparaître.

L’écriture nécessite aussi une forme de renoncement. On ne peut pas tout écrire et, tout comme une action se compose de ce qui est fait pour la réaliser et de tout ce qui ne l’est pas, un article se compose de ce qui y est dit et de tout ce que l’on finit par choisir de taire ou que l’on a oublié.

Au cours de mes recherches et de mes articles, j’ai souvent lu et évoqué la représentation selon laquelle notre culture métier relèverait d’une tradition orale qui expliquerait la difficulté que les professionnelles rencontrent à s’exprimer par écrit. Mais, plus le temps passe, plus je pense que notre profession souffre d’un autre trouble lié au langage : une certaine culture du discret.

Il me vient une impression qu’il nous est très difficile, en lien à cette culture de la discrétion, de parler de nos échecs. On a du mal à exposer nos fragilités, il y a une peur de la faute professionnelle, une gestion des incidents qui ne sont exposés qu’à demi-mot, chuchotés dans un bureau et réduits en colloque à un nouveau protocole. Probablement que c’est un peu caricatural, mais je me souviens il y a quelques années de l’annonce dans les journaux d’un décès d’un enfant dans une autre institution. Un incident qui a fait l’objet de nombreux échanges informels dans notre équipe, mais qui n’a jamais été le sujet d’une analyse en colloque. J’avais finalement relevé dans une discussion avec la direction que cela avait manqué et contribué à une atmosphère anxiogène dans certaines situations de vie où nous nous sentions soudainement fragilisées dans nos pratiques.

L’écriture est un outil sensationnel pour partager et pour comprendre sa propre pratique. Mais pour qu’il fonctionne, il faut que la parole soit libre, il faut oser et être autorisé à dire ce qui ne va pas, ce qui coince, ce qui fait grincer des dents, ce qui est traditionnellement tu. Il faut pouvoir se remettre et remettre en question le travail, les concepts, les habitudes, les règles, les savoirs, les autorités, pour lutter efficacement contre les dogmes pédagogiques et éducatifs.

La communauté de pratique se construit en échangeant sur les solutions que trouvent les institutions et les équipes pour faire vivre les projets pédagogiques. Nos métiers sont aussi faits de pratiques clandestines, qui sont issues soit du travail des professionnelles (direction comprise) pour réduire l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, soit d’un désinvestissement lié à des dysfonctionnements. Je pense que nous avons là un terrain en friche qu’il faudrait explorer. Reconnaître et assumer l’existence de ces pratiques, identifier leur nature (créative ou dysfonctionnelle) et les analyser pour mettre en lumière l’intelligence collective, pratique et professionnelle. Nous avions évoqué dans un colloque organisé à l’occasion de la première formation des formateurs praticiens à Genève, il y a un an, l’éternelle question du travail invisible constitutif de nos métiers. Déjà, nous avions soulevé l’idée de sortir de cette invisibilité pour rentrer dans la transparence. Dire l’indicible, formuler l’invisible, mettre en lumière les pratiques clandestines, partager nos échecs, nos impossibilités, pour qu’elles deviennent sources d’innovations, donnent à voir nos compétences créatives et confrontent les décideurs à la complexité, la richesse et les enjeux de nos professions.

Je trouve, dans mon poste d’adjointe, autant de plaisir à observer et à travailler avec les professionnelles à l’élaboration de nouvelles réponses que j’en avais à le faire en tant qu’éducatrice. C’est un travail communautaire, dans lequel je me sens une invitée privilégiée. Il me permet de renouer ou de garder le contact avec Mohamed qui ne dort pas, Alice qui parle un langage qu’elle seule comprend, Basile qui a mal au ventre tout le temps, Liam et Karima qui ensemble testent et usent la patience des adultes qui les encadrent. Je relève avec l’équipe le défi de leur répondre et j’observe l’intelligence des professionnelles dessiner les plans, rebondir, s’ajuster et exprimer le plaisir d’avoir construit ensemble une réponse originale et appropriée.

Ecrire, militer, créer…

Je reconnais aussi à mes écrits une couleur militante. Le simple fait d’écrire une réalité est une manière de militer, il n’est pas forcément nécessaire d’en faire plus. Les mots ont cette force créatrice importante. J’ai souvent abordé cette question avec les étudiants de la HETS dans les cours d’analyse de l’activité. L’exemple le plus simple est le nom qui est donné aux usagers des institutions. Ainsi l’association le Bateau à Genève, qui accueille des personnes en situation de précarité, les nomme les passagers. Voulue ou non, cette dénomination se teinte aussi du souhait que ces personnes ne soient que de passage et voguent vers un avenir meilleur. Dans la Revue, la majorité des textes restent féminisés, on parle des professionelLEs, d’ELLES, pour que la réalité de la dominance des femmes dans nos métiers ne soit pas gommée par une règle de français qui a émergé il y a deux siècles et qui renforce depuis les inégalités.

Ecrire donc…

Et pour fêter ces dix ans de la Revue l’invitation reste ouverte à toutes celles (et tous ceux) qui souhaiteraient tenter l’aventure d’écrire et de penser, penser et écrire, partager le plaisir d’entendre de temps en temps sortir de sa bibliothèque l’écho du rire d’un enfant. 

Cécile Borel

 

[1]-Feuille journalière, document de contrôle du temps hors présence des enfants, observation, etc.

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