Faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait

« Oui, mais… »

La participation des usagers et des usagères est une antienne lancinante du travail social, comme si l’on ne pouvait pas échapper à sa convocation dans les thèmes majeurs qui animent ses débats et ses réflexions année après année. Le fait d’évoquer depuis si longtemps cette participation semble signifier qu’elle n’est toujours pas advenue de manière satisfaisante. Si tel est le cas, une des difficultés de son application ne résiderait-elle pas dans la perspective d’égalité qu’implique la participation des usagers et des usagères ?

Lorsque la perspective égalitaire repose sur l’idée que les usagers et les usagères détiennent une expertise propre qui est certes très différente de celle des professionnel·le·s, mais qui n’en a pas moins autant de valeur, la posture égalitaire n’est pas évidente à trouver ni à tenir. Cela d’autant plus dans un contexte où l’expertise professionnelle veut justement se distinguer du savoir profane pour se légitimer. Cela crée un scepticisme, une réserve devant l’idée d’égalité, un sentiment que l’on nous mènerait en bateau avec de belles déclarations d’intention qui sont cependant irréalisables. A contrario, certain·e·s se veulent acteurs et actrices d’un avenir qui soit effectivement plus égalitaire, et l’ouvrage de la participation des usagers et des usagères est remis sur le métier dans ce sens, pour poursuivre la transformation de modalités relationnelles entre usagers et usagères et professionnel·le·s considérées comme insatisfaisantes. Ce qui est donc en jeu, c’est notamment la domination de l’expertise professionnelle et scientifique sur les expertises d’usage et usagère.

C’est en partie pour cela que, lorsqu’on parle de participation des usagers et des usagères dans le travail social, on s’entend souvent répondre : « Oui, mais… »

Un problème démocratique

La participation des usagers et des usagères dans les réseaux professionnels s’inscrit dans la question plus large de la participation citoyenne à la définition des modalités qui régulent le vivre ensemble. Croire que cette question trouverait sa solution uniquement dans le travail social ou dans l’éducation professionnelle de l’enfance, est effectivement un leurre. Ladsous nous rappelle en effet que la participation des usagers et des usagères dans le travail social s’inscrit dans la question plus large des Droits de l’homme : « De l’énoncé du 26 août 1789 au premier chapitre de la loi du 2 janvier 2002, ce sont des phrases de plus en plus précises qui proclament les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, qui conduisent au respect de sa dignité, de son intégrité, de sa vie privée, de son intimité, de sa sécurité, tous ces mots qui ont besoin d’être pesés, réfléchis, repensés pour qu’ils ne soient pas seulement déclarations de principe, mais réalité vécue. Et l’on mesure mieux alors cette contradiction à laquelle nous sommes confrontés : faire vivre ces valeurs, dans un monde de profit qui met à mal ceux qui ne peuvent suivre, tout en faisant semblant de nous demander de leur venir en aide et en soutien. »[1]

En 1789 justement, Condorcet évoquait déjà cette question de la participation : « Tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité  ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes  ? »[2] Ce passage est intéressant même s’il ne concerne pas la participation des usagers et des usagères dans les réseaux professionnels, mais celle des femmes à une République naissante, parce que Condorcet y parle du « pouvoir de l’habitude » et de « l’invocation du principe d’égalité, que l’on oublie d’appliquer à une partie de la société ». Cela fait écho encore une fois à Ladsous : « Il s’agit d’adopter une posture qui permette le partage, l’échange, et modifie le rapport dominant-dominé souvent à l’œuvre, en institution, plus par habitude et facilité que par volonté réelle de puissance. »[3]

Le bénéfice du doute est ainsi laissé à la fois par Condorcet et par Ladsous à celles et ceux qui, à travers leurs actions, campent sur des positions dominantes, tout en promouvant à travers leurs discours l’émancipation des personnes qu’elles dominent. On parle de changement, mais on applique le statu quo.

Redistribution du pouvoir et pouvoir de l’habitude

Cela étant dit, revenons plus précisément à la participation des usagers et des usagères aux réseaux professionnels. Ne nous voilons pas la face, l’enjeu est bien le pouvoir, le pouvoir de l’expertise professionnelle et scientifique plus précisément. Ce qu’impliquerait la participation effective des usagers et des usagères du travail social à la définition de leurs problèmes et de leurs solutions, c’est une redistribution de ce pouvoir. L’augmentation d’une égalité de fait, concrète et pas seulement discursive, suppose en effet que les dominant·e·s, c’est-à-dire les professionnel·le·s et les scientifiques, renoncent à une part de leur pouvoir social, de leur statut social. Mais comme le dit Condorcet, le pouvoir de l’habitude est, même sur les personnes éclairées, si grand, que la volonté de statu quo prime et qu’un véritable changement n’est pas envisageable.

La participation des usagers et des usagères n’est donc au départ rien d’autre qu’une question de répartition et de redistribution du pouvoir que donne une expertise. Quelle expertise vaut le plus ? Celle des politiques ? Celle des professionnel·le·s, des scientifiques ? Celle des usagers et des usagères ? Est-il envisageable de sortir de cette lutte de pouvoir en imaginant que ces expertises sont d’égale valeur et peuvent s’articuler les unes avec les autres ? Cas échéant, comment y arriver ? Il faudrait, pour cela, que les acteurs politiques et professionnels consentent à redistribuer une part de leur pouvoir et, par voie de conséquence, à modifier de manière conséquente leurs habitudes. Si l’on ne peut exiger cet effort particulièrement significatif de la part des politiques, il va de la crédibilité des professionnel·le·s du travail social et des scientifiques de s’engager chacun·e personnellement et collectivement dans une réflexion sérieuse sur le décalage qui existe entre ce que nous disons et ce que nous faisons réellement.

Innover : modifier les rapports de puissance

Un jour, on parla d’innover dans une école de travail social. On engagea des experts qui firent une étude approfondie. Tout le monde se réjouissait des résultats qui adviendraient et les propulseraient dans une réalité meilleure. Ce qui advint fut que les tableaux noirs furent remplacés par des tableaux blancs et les craies par des feutres. Rien n’avait par contre changé dans la relation entre enseignant·e·s et étudiant·e·s.

Ce qu’il se passe avec la question de la participation des usagers et des usagères est exactement du même ordre. Nous souhaitons innover sans néanmoins accepter de renoncer à une part de notre pouvoir. Ainsi ne faisons-nous pas ce que nous disons et c’est pourquoi la question de la participation des usagers et des usagères revient sans cesse sur le devant de la scène. Michel Serres a bien exprimé cette volonté de diminution volontaire de notre pouvoir : « Nous devrions nous dissimuler un peu sous les arbres et les roseaux (…). Nous devrions nous retenir, chacun, surtout nous abstenir ensemble, investir une part de la puissance à l’adoucissement de notre puissance. »[4]

La participation des usagers et des usagères est plus qu’une modalité ou une mode, c’est une invitation à un changement en réalité très profond de nos structures sociales et professionnelles.

Robert Frund et Sophie Tapparel

 

[1]-Ladsous, Jacques (2006), « L’usager au centre du travail social : Représentation et participation des usagers », Empan 4 (64), pp. 36 à 45.

[2]-de Condorcet, Nicolas (1789), « Sur l’admission des femmes au droit de cité », Journal de la Société de 1789, 3 juillet 1789 (lire en ligne [archive]).

[3]-Ladsous, Jacques (2006), « L’usager au centre du travail social : Représentation et participation des usagers », Empan 4 (64), pp. 36 à 45.

[4]-Serres, Michel (1991), Le Tiers-Instruit, Paris, Éditions François Bourin, p. 184.

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