Affaire de dires

Tenir parole[1] est le dernier livre d’une trilogie de Mireille Cifali. Les deux premiers volumes[2] ont été présentés dans les N°s 128 et 133 de la Revue [petite] enfance.

Le principe d’écriture de l’ouvrage est le même que pour les deux autres : Cifali reprend et retravaille un corpus de textes (livres, articles) qu’elle a écrits ou de conférences qu’elle a données.

Si le premier volume questionne l’engagement des un·e·s et des autres dans la formation, le deuxième s’attache à réfléchir autour de la relation professionnelle, du lien qui se tisse ou non, ou mal, entre les personnes. La part subjective du travail des professionnel·le·s est à chaque fois interrogée, triturée, malaxée.

Ce dernier écrit, quant à lui, se penche sur la parole sous toutes ses facettes. En tant qu’êtres de langage, comment collaborons-nous, comment dialoguons-nous, comment travaillons-nous ? Trouver les bons mots, oser dire, mentir, taire, juger, garder le silence font partie d’une panoplie de possibilités que les professionnel·le·s ont à disposition dans leur travail quotidien.

« Une parole qui s’autorise mais ne s’ordonne pas, qui tient ses promesses, s’écoute quand elle se fait jugement et violence. Qui met au travail quand elle dénonce un manque. Nous lie à autrui. Une oralité, se différenciant de l’écrit et non rabattue sur la communication » (p. 10).

J’ai sélectionné, pour cette présentation, des fragments de son livre qui me paraissaient très en lien avec le métier et mon travail de tous les jours.

L’ouvrage se divise en trois parties :

I) Conditions d’une parole

Par exemple, entre mensonge et promesse, y a-t-il un lien, l’un·e vaut-il·elle plus que l’autre, avons-nous parfois besoin de mentir, est-ce bien de toujours dire la vérité ?

Pas de recettes, pas de normes, pas de « kit de la bonne parole » : Cifali aborde la thématique de manière plurielle, dans des tensions et des paradoxes qui coexistent. Les propos sont là pour nous mettre au/en travail. Ils ouvrent les portes du questionnement, sans les refermer par des réponses ou des préceptes.

Quelques extraits :

« La promesse comme engagement de parole vis-à-vis d’un autre scelle la sincérité d’une relation, et la consistance de celui qui la tient. Lorsque nous lui disons : “Vous y arriverez”, alors que nous connaissons sa difficulté présente, lui mentons-nous ? » (p. 25).

« Il est des paroles de vérité qui sont des assassinats lorsque nous les prononçons sans nous préoccuper des effets qu’elles auront sur lui.[3] Il est des omissions qui sont de sollicitude » (p. 27).

« Prononcer ce mot (bienveillance) n’induit pas que nos gestes le seront, bienveillants, dans les situations singulières rencontrées. L’énoncer demande tout un travail pour qu’il soit en accord avec ce qu’il signifie » (p. 28).

« D’où vient que nous jugeons un enfant sur ce que nous ne sommes pas ? » (p. 30).

II) Conditions d’un dialogue

Pour cette partie, je m’attarde principalement sur les chapitres 1. En arriver à exclure et 2. Rêver d’inclure.

Côté pile – Personne ne souhaite exclure, quoique… Interroger notre rapport à l’exclusion, non seulement le nôtre, mais aussi celui des institutions dans lesquelles nous travaillons, est intéressant à plus d’un titre. Toutes et tous affichent dans les projets pédagogiques divers comme dans les discours officiels, l’inclusion et l’intégration. Les missions des institutions de la petite enfance, quant à elles, sont clairement d’accueillir, d’accompagner.

Pourtant, nous (nous) entendons dire parfois : « Ce n’est plus possible, on n’en peut plus. » Les foyers pour ados sont régulièrement confrontés à ce genre de situations et de propos, mais il arrive que, dans les institutions de la petite enfance, ces mêmes phrases surgissent. Cifali (p. 110) se demande alors « comment poser la question différemment qu’en termes binaires : “Exclure, est-ce mal ou bien ?” ».

L’auteure (p. 110) déjoue certains classiques, comme, par exemple, l’éternel « il faut que ça vienne de lui ». Certes, la personne est partie prenante de ce qui lui arrive et, pourtant, derrière ces formules toutes faites, s’infiltre « une idéologie libérale qui fait porter à chaque sujet la responsabilité de son développement et de son devenir ». Les réponses standards du projet et du contrat sont également réinterrogées : « Et qui ne respecte pas le contrat, ni ne construit de projet, qui se laisse aller à l’intérieur au point de n’y faire plus rien, est prié de sortir pour trouver un lieu où il soit mieux. Evoquons ici la folie qu’il y a, dans un tel contexte, à proposer un contrat, assorti d’une menace : s’il ne tient pas, l’institution se séparera de lui, légitimée ; on lui a donné sa chance, il ne l’a pas prise, la faute lui revient donc. On se couvre en prouvant sa mauvaise foi. » Et plus loin : « A force d’autonomiser les individus en leur remettant la responsabilité de leur devenir au moment où ils n’en ont pas la force, nous aboutissons à fabriquer le contraire de ce que nous espérions. »

Cela ressemble étrangement à cette sentence souvent entendue dans mon milieu professionnel : « J’ai fait tout ce que j’avais à faire (sous-entendu : il n’y met vraiment pas du sien), maintenant il n’a qu’à prendre sur lui. » Ce qui signifie (pour des propos tenus concernant des enfants de 1 à 3 ans) que, des fois, on le laisse pleurer, d’autres fois, on le laisse avec sa colère ; mais, à chaque fois, on le laisse se débrouiller seul. Déjà pour des ados, cela questionne, mais pour des tout-petits, c’est inquiétant.

Je trouve encore que toutes et tous devraient cogiter cet autre extrait, en lien avec l’autonomie dont nous sommes si friand·e·s (p. 112) : « L’autonomisation, la capacité d’un sujet de travailler à son propre devenir demeure effectivement un bien à espérer, aucune institution n’a cependant le pouvoir d’en faire un critère rejetant celui qui n’y arrive pas. »

Et pourtant ! Les « hors-normes » questionnent, empêchent, malmènent, fatiguent, déjouent l’habituel et sont régulièrement exclu·e·s. Cifali (p. 113) dit alors : « Pour qu’une institution ne soit pas dans la commodité de fonctionner pour elle-même, pour qu’elle n’exclue pas les “trop fous” lorsqu’elle est une institution pour les fous, les “trop bêtes” quand elle est institution de savoir, les “pas assez” de toutes sortes, retrouvons une sagesse se perdant parfois. Sagesse de penser l’institution, son cadre, ses lois, ses règles, penser les lieux qui les accueillent, les rythmes qui structurent le temps, les espaces qui différencient les activités, les hiérarchies, la circulation de la parole, le travail de collaboration. »

Je crois que le moins que l’on puisse faire, dans le cas où on ne s’en sort plus, c’est de ne pas rejeter la faute uniquement sur la personne dont on s’occupe ou sur sa famille. Reconnaissons plutôt que, des fois, nous ne sommes pas assez intelligent·e·s, malin·e·s, astucieux·ses pour résoudre certaines difficultés.

Cifali (pp. 114-115) mentionne toutefois que l’équilibre à trouver entre exclure et inclure ne va pas de soi : « (…) il y a un droit à être “inclus” dans le groupe auquel on appartient : le droit d’appartenir. Et il y a aussi le droit d’un groupe à ne pas être détruit par un seul. » Si l’inclusion à tout prix n’est certes pas la panacée, l’exclusion doit immanquablement être interrogée et débattue lorsqu’elle survient.

L’essentiel serait du côté du « comment » on s’y prend. Affaire de finesse si l’on ne veut pas tomber dans l’humiliation ou dans l’atteinte psychique du ou de la perturbateur·trice. La réponse n’est pas de faire comme si de rien n’était, par lassitude, par épuisement ou autre. Il ne s’agit pas de minimiser le mal qui est fait, la souffrance que cela cause, mais de dire : « Stop, là on s’arrête un moment, tu ne peux plus être des nôtres pendant un temps, mais tu pourras revenir. »

« Affaire de détails, de regard, de parole, et de confiance. Affaire de lutte, de contrainte, de “non”. C’est à ce prix que nous pourrons sortir de la spirale de la destructivité » (p. 115).

Côté face – Tout le monde souhaite inclure, rares sont ceux ou celles qui se targuent d’être contre.

Premier écueil, il ne s’agit pas seulement de le dire, il faut le faire. J’apprécie ces propos : « C’est le faire qui indique si le mot tient sa promesse » (p. 122).

Avoir une certaine idéalité est pourtant porteur, mais se leurrer en minimisant les obstacles ne résout rien.

« Inclure un enfant dans un cadre dit normal, apparemment rien de mieux. Sur le papier peut-être. Dans la pratique, il y a des nuances et des soucis à avoir. Sera-t-il isolé avec un programme adapté pour lui, souffrira-t-il du regard qu’on lui porte de n’être pas tout à fait comme les autres, sans mots sans regard de notre part ? Sera-t-il soumis au rejet, aux moqueries sans que nous intervenions ? (…) Un groupe est susceptible d’accentuer les symptômes, comme d’aider à les dépasser. (…) La marge interroge la norme. Celui qui vient avec sa difficulté diagnostiquée impose que nous interrogions notre manière de la traiter. Est-il isolé dans sa différence, ou sa différence autorise-t-elle la nôtre ? » (pp. 126-127).

Du côté de l’exclusion comme du côté de l’inclusion, les chemins de la pensée sont courbes, jamais dessinés une fois pour toutes. Peut-être devrions-nous nous inspirer des lignes d’erre de Deligny ?

III) Conditions d’une transmission

Dans cette partie, le chapitre 3 (Assurer une autorité) me semble d’une actualité permanente. Cette question de l’autorité est régulièrement reprise lors des colloques. Par exemple lors d’évaluations de stagiaires, mais aussi lors de passages de remplaçant·e·s, et même avec les titulaires d’une équipe constituée.

Se rafraîchir la mémoire sur les arcanes du concept est bienvenu, mais pas seulement. Faire une différence entre autorité, pouvoir et violence est nécessaire et nous permet de mieux cerner la notion. De nouveau, il est utile d’examiner cette dernière dans un contexte large ; c’est-à-dire comprendre notre rapport personnel à celle-ci, mais aussi savoir la replacer dans son contexte social. « Une position d’autorité est indispensable dans l’enseignement comme ailleurs, elle se construit, elle se parle, mérite sa reconnaissance. Cette construction est sociale et personnelle » (p. 234).

La difficulté est toujours de ne pas sombrer dans des extrêmes, en passant du laisser-faire à l’autoritarisme.

Renouer avec une autorité bénéfique est parfois un grand travail à faire selon ce qui nous est arrivé. Celle-ci serait entre autres : « (…) une autorité qui n’abandonne pas, qui interdit, assume une contestation, oppose un “non” au “non” sans nier celui qui le prononce en premier. Une autorité qui saisit l’importance du lien à préserver. » Ce serait « (…) une autorité qui n’est pas injuste, elle punit de manière équitable au bon moment, contraint mais ne dévalorise pas. (…) En bref, une autorité de protection, de sécurité, de guide, d’intérêt, de justice » (pp. 236-237).

Il y a souvent un sentiment de culpabilité qui accompagne l’autorité quand on l’exerce. Pourtant, il s’agit aussi de se souvenir qu’il n’y a « pas d’autorité sans conflictualité » (p. 242). Il ne devrait pas y avoir de culpabilité à dire « non » et cependant, nous oscillons des fois entre le oui et le non. Mieux vaut privilégier la clarté : « Cette autorité est franche, non ambivalente comme lorsqu’un regard dit “non” mais que l’expression du visage dit “oui” » (p. 242).

Cette dernière partie revisite la tendresse et la violence, l’humain et la machine, la place des mots autant du côté des poètes que du côté des chercheurs et des chercheuses, en évitant le duel métaphore-concept.

Au risque de me répéter, je pense vraiment que les livres de Cifali sont de bons compagnons de route de « la pratique », pour la dépasser et ne pas sombrer dans la routine, ou se perdre dans la répétition mortifère.

Par Karina Kühni, éducatrice à Lausanne

[1]-Cifali, Mireille (2020), Tenir parole, PUF, Paris.

[2]-Cifali, Mireille (2018), S’engager pour accompagner, PUF, Paris ; et Cifali, Mireille (2019), Préserver un lien, PUF, Paris.

[3]-Comprendre : la personne dont on s’occupe.

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