Merci à Jacques Kühni

Pour la première fois depuis douze ans, l’éditorial n’est pas signé par Jacques Kühni. Le premier l’a été pour le N°100 paru en septembre 2009. Cela fait 35 numéros. S’il reste bel et bien présent à la rédaction et à l’édition de la Revue [petite] enfance, Jacques Kühni a souhaité passer le témoin de la responsabilité rédactionnelle. C’est un duo qui reprend ce flambeau (et signe aujourd’hui l’éditorial), avec l’aide et le soutien de Jacques Kühni et du Comité.

Jacques Kühni n’est pas très friand d’hommages. Il y a une tiédeur inhérente à ce genre d’exercice qui nous éloigne du débat qu’il affectionne tant. Il n’est pas amateur de bilans non plus. Il y soupçonne des enterrements déguisés ou, pour le dire autrement, une mise à l’écart officielle. Nous n’allons donc ni lui rendre hommage, ni faire un bilan, mais, pour son travail à la tête de la Revue [petite] enfance, le remercier de la façon qu’il préfère, en réfléchissant.

Jacques Kühni incarne la Revue [petite] enfance. Il n’y a pas eu chez lui qu’un engagement intellectuel, militant, physique, temporel, bénévole. Il y a eu une intensité d’engagement quasi total, épidermique, viscéral, organique. Cette intensité lui a valu quelques étiquettes d’excessivité.

Nous souhaitons ici dépasser cette simple appréciation et proposons de poser un regard plus pénétrant sur son activité à la Revue [petite] enfance.

Dès le départ, il a souhaité que la Revue soit un espace de débats et de rencontres, un lieu dynamique et remuant où professionnel·le·s et scientifiques croisent leurs points de vue et leurs questions, leurs certitudes et leurs doutes, et un espace de qualité, tant dans l’écriture que dans une pensée qui ne refuse pas la complexité.

Il a été, et est encore, animé par le désir ardent de faire entendre une voix qui serait singulière, forte et profonde : celle de la petite enfance. Très conscient des déterminations contextuelles, du fait que la place que l’on occupe et que le rôle qui est le nôtre sont en bonne part définis par l’environnement, il s’est attelé non seulement à faire entendre cette voix singulière, mais aussi à l’articuler au contexte dans lequel elle prend sens.

Son analyse le porte alors à croire que l’environnement à ­prédominance (néo)libérale qui est le nôtre n’est pas foncièrement propice à la reconnaissance de la qualité texturale de l’activité professionnelle des éducateurs·trices de l’enfance. C’est ce qui fait que, si l’emballage est soigné, fin et subtil dans son expression formelle, le fond garde parfois une rugosité et une fermeté délibérées, comme un appui à la fragilité du métier.

Cette fragilité du métier, Jacques Kühni la ressent comme personne. Il ne cherche ni à rassurer ni à se rassurer. Au contraire, il s’alarme et s’inquiète, veillant maternellement sur ce métier dont il pense qu’il est un reflet de notre société. Et, comme il ne voit pas d’évolutions positives et significatives depuis trop longtemps à présent, et qu’il perçoit même des formes de régression dans les cadres professionnels, il estime que c’est le rôle de la Revue [petite] enfance de se mobiliser pour maintenir vivace une conception du métier faite, entre autres, d’intelligence en situation.

Un autre élément qu’il a amené dans la Revue est son illustration. Là encore, la question n’est pas prioritairement de savoir si l’on aime ou non. Peu importe, aurions-nous envie de dire. Nous tenons par contre à souligner que la mobilisation du collectif « Critique rudimentaire & rudiments Critiques » a incontestablement donné une identité visuelle à la Revue [petite] enfance : une identité très actuelle, créative, inspirée, multiple, parfois provocatrice, fantaisiste, originale. Ces illustrations donnent une autre dimension aux articles et aux propos. Elles débordent du champ de la petite enfance et de celui de la réflexion intellectuelle pour entrer dans un imaginaire désarçonnant, parfois dérangeant, fait d’une grande maîtrise formelle sous des apparences de bricolage (tiens !). Déborder veut dire ici « aller plus loin », s’élargir soi-même, s’amplifier, s’accroître, se renforcer. C’est encore une volonté délibérée d’interroger et de questionner.

Nous n’allons pas être plus exhaustif et exhaustive, le risque étant celui de l’effusion, voire du sentimentalisme, toutes choses que Jacques Kühni n’apprécie que moyennement. Permets-nous cependant, cher Jacques, de t’adresser au nom de la Revue [petite] enfance et de toutes celles et ceux qui se reconnaîtront dans ces mots, un chaleureux merci, en guise de reconnaissance pour ton travail et ta persévérance, la qualité et l’intensité de ton engagement, qui auront marqué une belle et longue séquence de la vie de la Revue [petite] enfance.

Par Sophie Tapparel et Robert Frund

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