Des éducatrices et des réseaux

Préambule

Les réseaux sont-ils des espaces partagés de délibération avant tout, où la pertinence de l’information prévaut sur le statut professionnel des participant∙e·s, ou sont-ils des lieux d’affirmation professionnelle avant tout, où la reproduction d’une hiérarchie des savoirs prévaut sur la pertinence de l’information ? Jusqu’à quel point la dynamique délibérationnelle et décisionnelle d’un réseau dépend-elle des enjeux et des jeux de pouvoir qui s’actualisent dans ces réunions de professions différentes ? Les savoirs, les analyses, les informations, les points de vue exprimés dans les réseaux ont-ils tous le même statut, ou ont-ils le statut de celui ou celle qui les exprime, usagers et usagères y compris lorsqu’ils et elles participent aux séances ? D’ailleurs, quelle est la place, le statut, la fonction, le rôle et, au final, le « destin » des usagers et des usagères dans ces dispositifs ? Qu’est-ce qui fait qu’un réseau dysfonctionne et aboutit finalement au résultat inverse de celui annoncé ? Parallèlement, qu’est-ce qui fait qu’un réseau fonctionne et développe des effets positifs pour les acteurs et les actrices qui y sont engagé∙e∙s.

Pour tenter de répondre à ces questions, cet article croise les propos de six éducatrices de l’enfance lausannoises[1] avec la littérature consacrée au sujet, principalement le livre Travailler en réseau[2],

Représentations et définitions

Quand on dit réseau, différentes représentations et divers sentiments apparaissent : espoir, travail en plus, complications, inutilité, crise, résolution de problème, difficulté à se faire entendre ou, au contraire, possibilité de donner enfin son point de vue, ouverture, aide, soutien, collaboration, prise de pouvoir, etc. Cette brève énumération donne déjà un aperçu des tensions individuelles et collectives, professionnelles et personnelles, que génère l’idée de réseau, perçu parfois comme bénéfique, et comme un vrai casse-tête potentiellement néfaste d’autres fois.

Nous allons commencer par brosser succinctement un tableau de ce que sous-tend cette notion et en donner une définition partielle et provisoire ancrée du côté de l’action sociale, afin d’en déterminer une acception commune le temps de cet écrit[3].

Deux modèles d’intervention du travail social ont mis sur l’avant-scène la notion de réseau : le modèle systémique et le travail communautaire, dès les années 1980.

Partant des définitions de dictionnaires, Libois et Loser (ibid., pp. 42-43) retiennent deux termes qui gravitent régulièrement autour de ce mot : ensemble et structure. Ils mettent alors en avant deux dimensions essentielles du concept, une dimension organisationnelle et une dimension structurelle.

Sans être encore de l’ordre d’une définition, deux phrases expriment bien ce qui nous concerne : « (…) le terme de réseau définit aussi un ensemble de personnes qui sont en liaison, qui travaillent ensemble. (…) en sociologie, le réseau social constitue une structure définie par des relations entre des individus. »

Un autre aspect, mis en exergue par les auteur·e·s dans leur réflexion autour du partenariat, nous paraît important (ibid., pp. 49-50) : « (…) les pratiques de réseau impliquent de situer les problématiques individuelles dans une perspective collective, ce qui signifie que ce type d’intervention ne concerne pas un individu ni même une famille en particulier mais tout un système social. Une certaine vision de l’usager et des multiples systèmes d’acteurs qui l’entourent constituent le fondement et la légitimation des pratiques de réseau. » Les auteur·e·s évoquent bien ici, notamment, la collaboration interinstitutionnelle. Et nous le voyons, les pratiques de réseau mélangent indistinctement les notions de partenariat et de collaboration, à différents niveaux. Une définition sera toutefois retenue par Libois et Loser : « Une action en réseau (…) signifie un partenariat entre professionnels de différentes organisations qui collaborent autour d’une situation familiale en s’appuyant sur un réseau de type “secondaire formel” » (ibid., p. 53). Par « secondaire formel », les auteur·e·s entendent des liens principalement fonctionnels entre des individus, au contraire des réseaux primaires qui sont « de nature affective (positive ou négative) » (ibid., p. 46), les personnes se connaissant bien entre elles. Les réseaux secondaires formels sont en général fournisseurs de ­services, ils sont souvent composés dans le champ de la petite enfance par des représentant·e·s d’institutions scolaires ou des institutions psycho-médico-sociales.

Pour le dire un peu autrement, un réseau réunit plusieurs personnes/professionnel·le·s d’horizons différents, autour d’une situation problématique plus ou moins urgente, ce qui va permettre la mise en commun d’informations parcellaires et d’interprétations singulières, afin d’appréhender au mieux les tenants et les aboutissants de « la crise » pour, au final, soit prendre une décision, soit dessiner une ligne de conduite commune pour la suite.

Diversité des acteurs·trices et variabilité des dynamiques

La difficulté d’une mise en commun de regards différents sur une situation tient à plusieurs facteurs, comme le mentionne Guy Jobert[4] : « (…) les opinions de chacun des acteurs sont construites à l’intersection entre quatre éléments ; la culture professionnelle et les intérêts corporatistes de chaque groupe, la position qu’ils occupent dans les rapports de pouvoir au sein de leurs institutions et entre groupes professionnels, leur distance physique à la situation vécue et aux personnes impliquées, leur façon de réagir en tant que personne. C’est dire l’extrême variété des positionnements possibles et leur variabilité, vis-à-vis d’une même situation, en fonction des péripéties de la communication au sein du réseau. A un moment donné de l’engagement du processus, le destin relève davantage de la dynamique des interactions, des jeux d’influence et de pouvoir au sein du réseau, que de la dynamique propre à la situation problématique. »

Nous soulignons que ces quatre points se retrouvent dans toutes les interviews que nous avons menées avec des éducatrices de l’enfance lausannoises.

Mais si les réseaux sont pavés de bonnes intentions, il arrive cependant que leur activité aboutisse à des effets vécus comme une réelle brutalité. Olivier Amiguet, dans un article concernant les thérapies familiales[5] réalisées selon une approche systémique, résume cela d’une manière qui recoupe certains propos des éducatrices interviewées : « Ce qui aurait pu être un lieu de soutien est devenu un groupe de contrôle, de surveillance, de critique destructive. » L’une des éducatrices que nous avons rencontrée mentionne par exemple combien il a été éprouvant pour elle de vivre deux réseaux différents avec une dizaine d’intervenant·e·s (assistant∙e social∙e, psychologue ou psychiatre, employé·e de CMS, éducateurs·trices, médecin, pédiatre) concernant des mamans présentant des problèmes psychologiques. Son avis sur les comportements de la maman avec son/ses enfants, ainsi que sur les agissements des enfants à la garderie, était requis. Rappelons que la parole est souvent donnée aux éducs en dernier, quand précisément le temps vient à manquer.

Dans une première situation, la professionnelle s’est retrouvée avec une maman fragile qui, pour pouvoir se rendre à ce réseau obligatoire, avait certainement absorbé une dose massive de médicaments. La mère était tellement mal qu’elle vomissait et s’endormait à moitié. La voir dans cet état était insupportable pour l’éduc. N’y avait-il pas une autre manière de procéder ? Heureusement que le père était là pour « contrebalancer la mauvaise tenue » de la maman. Dans ces circonstances, à quoi allaient servir les propos de l’éduc sur la vie à la crèche ?

L’autre situation (cette fois, la maman n’était pas présente, mais savait ce qui allait être dit) a mis cette même éducatrice davantage encore dans l’embarras. Le psychiatre a levé le secret médical et nommé des choses tellement graves que l’éducatrice se demandait comment elle allait pouvoir dorénavant regarder cette maman en face. Comme dans la première situation, elle trouvait que ce qu’elle avait à dire n’avait pas de place et semblait terriblement annexe en ces circonstances.

Ces deux situations ont mis en péril la relation avec ces familles : « Savoir ce que l’on sait est inconfortable et cela reste comme un non-dit entre les personnes. » Les réseaux sont souvent « très confrontants pour les parents. Il faudrait procéder étape par étape pour que ce soit constructif ».

Au-delà du contenu des propos tenus, cette éducatrice a vécu ces moments comme une bataille (à laquelle elle ne participait pas vraiment) : « Chacun veut parler plus fort que l’autre, chacun veut avoir raison ».

Nous trouvons que ce bref extrait de situations vécues met en évidence les quatre points mentionnés plus haut : les intérêts propres à chaque métier, la hiérarchie inhérente, la proximité physique avec les personnes (liens au quotidien ou non) et le ressenti singulier en tant que personne.

Une autre professionnelle interviewée souligne, quant à elle, combien le travail en réseau avec l’école, autour d’une situation d’un enfant allophone, a été bénéfique. Un ­travail sur la longueur a été entrepris et a permis à chaque intervenant·e (logopédiste, maîtresse titulaire et aide enseignante, maman, éducatrice, pédopsychiatre, doyen, interprète) de s’appuyer sur les apports des un·e·s et des autres pour avancer. La régularité des rencontres et la stabilité de la présence des intervenant·e·s y a été pour beaucoup. Les représentant·e·s de tous les champs professionnels concernés se sont réuni·e·s pour évaluer collectivement, en croisant les points de vue, les informations et les analyses, l’évolution de la situation. Pointer les aspects positifs dans différents domaines a été porteur. Il est intéressant de relever que, dans ce cas, la présence de l’interprète a constitué un réel soutien pour la maman, en ce qu’elle a su et pu reprendre les propos des un·e·s et des autres et faire en sorte que cette dernière ait sa place.

Travailler en réseau : une collaboration entre éducateur·trice et parents

Une troisième éducatrice rencontrée met en évidence le travail qu’il est possible et important de réaliser seul·e ou avec les parents en amont des rencontres de réseau. Surtout dans les grands réseaux avec l’école, où une dizaine de personnes d’horizons divers se côtoient et que des décisions concernant l’avenir des enfants sont prises. Sachant par expérience que chacun·e « préserve son territoire », cette professionnelle prépare le terrain avant. Elle se renseigne sur les objectifs de la rencontre, elle a une idée des intentions des un·e·s et des autres, elle connaît les échéances pour certaines prises de décision. Sachant que le temps de discussion est compté, elle rédige une synthèse des points mis en évidence pendant le colloque d’équipe et elle essaie d’aller à l’essentiel. Elle liste également ses questions par écrit, pour ne pas les oublier pendant la rencontre. Toutes les éducatrices que nous avons interviewées rapportent en effet que « cela va tellement vite ».

Cette éducatrice prépare la séance à venir avec les parents, de manière informelle. Elle leur rappelle qu’ils ont des droits, par exemple celui d’accéder au procès-verbal, de dire « non » à certaines propositions, de prendre du temps pour se décider. Elle les encourage à noter leurs questions par écrit, car dans le feu de l’action, ils pourraient ne plus s’en souvenir.

Le travail de réseau ne s’arrête pas non plus une fois la séance terminée. Reprendre ce qui s’est dit pendant la rencontre, avec les parents mais aussi avec les collègues, expliciter les avis ou relativiser les propos des un·e·s et des autres dans un contexte plus serein, sont aussi des manières de donner de l’ampleur réflexive à ces mises en commun. Dans le cas de réunions plus régulières, mettre l’accent sur ce qui a évolué et ce qui s’est péjoré, permet un travail sur la longueur. Les avis des un·e·s et des autres donnent à penser. Ce travail d’élaboration « entre deux » réunions est porteur de regards qui s’affinent sur la situation. Ceci met en évidence que les réseaux nécessitent souvent un travail conséquent en dehors de la rencontre proprement dite, si l’on veut poser des jalons afin que ces rencontres gardent une dimension éthique, soient utiles pour la famille, l’enfant et le lieu d’accueil, et que l’on puisse parler de « travail bien fait ».

Dans ce contexte où la place des parents n’est pas toujours confortable, les professionnelles avec lesquelles nous avons échangé ont toutes souligné leur position particulière de proximité avec les parents dans les réseaux. Lorsque ces derniers rassemblent beaucoup de personnes, elles ont souvent entendu de la part des parents que leur présence était vécue comme un soutien :

« Ces réseaux, si on participe, ça rassure souvent les parents. Les parents me disent : “ Ah vous venez ! ” Et je sens que ça les sécurise. Parce que les parents, on les voit au quotidien, ce qui fait qu’on a un autre lien que les autres intervenants, qui ne les voient qu’épisodiquement. » Comme le soulignent cette éducatrice et ses collègues, elles sont souvent les personnes que les parents connaissent le mieux dans le réseau, elles ont construit une relation sur le long terme, elles partagent des souvenirs communs avec les parents, une relation de confiance.

Il ressort aussi de ce que disent nos interlocutrices, qu’elles font une différence entre ce qu’elles nomment « grands réseaux » et « petits réseaux ». Les premiers réunissent un grand nombre de professionnel·le·s de toutes sortes. Il semble que plus le réseau s’élargit, plus il est vécu souvent comme confus. Ce que constatent d’ailleurs aussi Libois et Loser (p. 201) : « Concernant l’efficacité de la collaboration, la taille du réseau constitue une donnée non négligeable. » Les institutions de la petite enfance ont parfois l’impression d’y être invitées seulement pour transmettre des informations sur la famille et l’enfant, sans forcément en retirer beaucoup pour leur propre pratique. C’est aussi dans ces grands réseaux qu’elles se sentent parfois disqualifiées, peu entendues. Les éducatrices sont partagées entre le désir de prendre part au réseau (celui-ci est globalement perçu comme offrant une reconnaissance à la profession) et des questionnements sur ce que cela peut réellement apporter de positif. Un directeur d’institution, en marge de ces entretiens, s’interrogeait : « A-t-on vraiment besoin de tout savoir sur une famille pour bien s’occuper de l’enfant ? » En effet, comme nous le disions plus haut, lorsqu’on apprend des éléments de la vie des familles que les parents n’ont pas choisi de partager avec nous, il peut arriver qu’il soit difficile ensuite d’en faire abstraction, de ne pas intégrer ces éléments dans le regard que l’on va porter sur la famille, que l’on n’arrive plus à l’accueillir sans que ces informations viennent interférer. Certains dévoilements peuvent aussi générer des craintes de part et d’autre, alors que, jusque-là, une relation de confiance s’était tissée. Nous pensons par exemple à un diagnostic psychiatrique posé sur un parent ou à l’appartenance du parent à une catégorie stigmatisée (prostitution, passé carcéral, etc.).

Sans doute est-il sage de savoir parfois renoncer à participer, comme l’admettent Libois et Loser : « Tout d’abord, il convient de relever que toute situation ne demande pas forcément un travail en réseau et implique de mesurer l’opportunité d’un tel engagement est-il opportun au vu de sa propre intervention de participer à ce réseau ? Doit-on absolument répondre aux attentes des autres partenaires ? Il paraît essentiel que les professionnel·le·s puissent se situer librement, en bonne adéquation avec les besoins des situations considérées, »[6] Mais les éducs de la petite enfance s’en donnent-ils et elles toujours le droit ? Les mêmes auteur·e·s (p. 197) notent ainsi qu’en marge du réseau se jouent des questions d’affirmation professionnelle et de hiérarchie. « Le travail en réseau ne constitue-t-il pas un moyen pour donner à voir la richesse des compétences développées par les éducateurs de la petite enfance ? » Renoncer à participer fait alors courir le risque de rester dans l’ombre. Mais participer à un réseau dans lequel les éducs se retrouvent en conflit entre leurs valeurs, personnelles et professionnelles, et les décisions prises dans le réseau, n’est pas confortable non plus. D’autant plus qu’il n’est pas facile de se désolidariser dans un contexte où les éducs se sentent peu légitimes dès le départ. Pourtant, comme le rappellent Libois et Loser (p. 198), « le partenariat, c’est l’acceptation première d’une situation d’instabilité et d’inconfort parce que les habitudes et les implicites sont remis en question. En choisissant cela, on accepte un risque : celui de réussir ou non un équilibre toujours difficile à trouver. L’enjeu de la méthodologie est alors de favoriser la recherche d’une situation tenable pour les acteurs, sans pour autant céder à la tentation du consensus a priori, par défaut, par peur de la confrontation ».

L’une de nous a vécu, lors d’une telle situation complexe, une alternative qui lui a semblé pertinente et judicieuse et qu’elle a reproposée par la suite dans d’autres réseaux semblables. Vu le nombre d’intervenant·e·s et la demande des parents que certaines informations ne soient pas discutées entre tou·te·s les participant·e·s, il a été décidé de scinder les rencontres en deux parties. Une première partie centrée uniquement sur l’enfant, à laquelle les représentantes de l’institution petite enfance et de l’école participaient, et une seconde partie centrée sur les difficultés familiales, qui se déroulait sans elles. Il s’agit de se concentrer sur la situation de crise pour dépasser le manque de reconnaissance, l’objectif étant de permettre « à chaque sujet de prendre une place spécifique dans l’agir collectif »[7].

Un autre point que toutes nos interlocutrices relèvent est l’importance d’avoir des objectifs clairs afin que le réseau prenne sens, ce qui correspond à ce que préconisent Libois et Loser (ibid., p. 204) : « La coopération engage également un projet commun, une définition des rôles en vue de poursuivre des objectifs identifiés. » Il ne s’agit pas d’un accord global et définitif, mais d’un accord constamment réorienté en fonction de l’évolution de la situation. Ceci afin d’éviter « une juxtaposition d’avis souvent contradictoires mais pas nommés » (ibid. p. 205) peu opérante.

Avantages et désavantages des réseaux

Dans les expériences qui nous ont été rapportées, ce sont les petits réseaux qui donnent le plus de satisfaction aux éducatrices. Il s’agit souvent de la collaboration entre deux ou trois professionnel∙le∙s autour de la situation d’un enfant. Notons d’ailleurs qu’une particularité de ces rencontres est qu’elles semblent souvent initiées par les institutions de la petite enfance. Les éducatrices relèvent que ces réseaux permettent un partage des regards, qui va complexifier l’image que l’on se fait de l’enfant plutôt que la réduire, d’apprendre des autres et de dégager des pistes de travail, ceci non seulement pour les professionnel·le·s de la petite enfance, mais aussi pour les autres intervenant·e·s, comme dans l’exemple suivant : « Je trouvais intéressant que la logo et l’ergo puissent échanger ensemble sur comment chacune travaillait, puis ça a permis à chacune de donner des pistes à l’autre. (…) L’ergo, elle expliquait comment s’y prendre. Par exemple : Là peutêtre quil a de la peine à se concentrer, il faut peutêtre lui laisser plus de temps pour jouer… Mettre un peu de motricité dans les exercices de langage. Puis pour lergo, elle comprenait mieux ses difficultés de langage, elle faisait le lien avec son hypotonie et elle a pu voir aussi tous les progrès quil avait déjà faits au niveau du langage. Ce quil navait pas avant parce quil a commencé la logopédie avant lergothérapie.»

Dans cet exemple, l’éducatrice confirme aussi que cette rencontre a permis aux intervenantes de se rendre compte de la charge des différentes thérapies sur la semaine de l’enfant, et ainsi de prendre garde de part et d’autre de ne pas lui en demander trop. L’éducatrice a aussi vécu ce réseau comme une occasion d’apprentissages, sur une pathologie, sur le métier de chacune et le vocabulaire lié à des concepts spécifiques. Elle constate qu’elle peut réutiliser certaines des pratiques mises en place pour cet enfant avec d’autres, et donc que l’accompagnement de cet enfant avec des besoins particuliers a apporté une valeur ajoutée pour sa pratique.

Les réseaux ont potentiellement pour effet positif de rassurer les professionnel·le·s, de ne pas les laisser seul·e·s avec un souci. Cela permet également de pouvoir relativement « lâcher prise » et de se recentrer sur son rôle propre et, sachant que des ressources restent présentes pour la famille et l’enfant, de passer le relais plus facilement lorsque celui-ci quittera l’institution. L’une des éducatrices interviewées décrit par exemple une situation où les parents désiraient que l’école ne soit pas informée des difficultés de l’enfant, qu’il puisse commencer comme les autres, sans étiquette. Savoir que les partenaires du réseau restent présents l’a aidée à accepter la demande des parents : « Nous on se pose des questions, on l’observe, on compare avec les autres enfants, on voit les progrès mais aussi les difficultés et on se demande comment ça va aller et on se dit que, eux, ils ont plus d’expérience, ils ont des écoliers, ils ont pu observer dans des classes, et ils peuvent dire que ça fonctionne, que, avec ces difficultés, ça pourra fonctionner en classe, donc moi je préfère, je suis soulagée, je ne veux pas être alarmiste auprès des parents, ça amène un autre regard aussi, ça permet de lui laisser plus de temps, de profiter de jouer, de se développer à son rythme, en sachant que voilà, il est bien entouré. »

Comme tous les outils, le travail en réseau n’est pas forcément utile et productif. Amiguet souligne qu’« un outil sans finalité n’est qu’un instrument dangereux »[8]. L’une des éducatrices interrogées admet que les réseaux mal conduits détériorent la situation pour toutes les actrices et tous les acteurs. Nos interlocutrices, par leur proximité avec les parents, se sont montrées sensibles à ce que ceux-ci peuvent vivre dans ces réseaux et au peu de place qui leur est souvent laissée, alors qu’au final, c’est bien eux qui vivent au quotidien avec leur enfant : «Le deuxième, cétait un grand réseau, on était dix autour de la table et à ce parent, on lui déverse tout du négatif, cest un réseau que jai trouvé pas du tout adéquat, pas du tout bien préparé, je ne laurais pas fait comme ça, voilà, la maman pleure. Les mots, parlés en français très vite alors quon sait que cette maman ne parle pas bien le français, être autant de professionnels avec un jargon… Pour moi, ça cest un échec. Personnellement, je nétais pas bien avec ça.»

Les professionnelles que nous avons rencontrées ont vécu des situations où, ayant perdu confiance dans les intervenant∙e∙s, les parents se sont désengagés, ont refusé de participer aux rencontres de réseau ou ont refusé des interventions ou des thérapies visant à aider leur enfant. Or, au-delà du souci éthique, comme le relève l’une d’elles, les réseaux vont avoir une répercussion en cascade : quand ils fonctionnent bien, ils vont amener du positif pour l’enfant et la famille, des pistes d’action et des collaborations pour le lieu d’accueil. Au quotidien, les autres enfants et les professionnel∙le∙s vont aussi en bénéficier. Au contraire, lorsque le réseau amène des blocages et une perte de confiance, les éducs vont devoir reconstruire la relation avec le parent, n’auront pas le soutien attendu et, parfois, cela peut avoir des répercussions sur le bien-être de l’enfant, voire des autres enfants, rendant ainsi le travail des éducs plus difficile.

Débuter un travail en réseau nécessiterait a minima de commencer par être au clair sur le rôle, les attentes de chacun·e, sur un objectif commun qui serait de se mettre d’accord sur la définition (temporaire, certes) de la situation. Par exemple, est-on dans l’urgence ou non ? Allons-nous devoir prendre des décisions ou non ? Qui demande le réseau maintenant, et pourquoi ?

Par ailleurs, il est ressorti des situations évoquées par les éducatrices que le pilotage de ces rencontres est primordial pour la qualité du travail qui sera fait ensemble. Si, dans les petits réseaux, ce pilotage peut être effectué à plusieurs et de manière assez spontanée, plus le réseau est conséquent, plus il va nécessiter qu’un cadre clair soit posé. Avec l’inconvénient que, parfois, ce pilotage puisse péjorer l’accès à la parole et à la reconnaissance de certain·e·s. Jobert (op. cit., p. 9) le mentionne ainsi dans sa préface : « Si l’on admet que la situation est construite par la parole des acteurs, celle-ci n’est pas égalitaire. Il semble par exemple évident au médecin que c’est la sienne qui doit primer et il est clair que l’influence de chacun des opérateurs sociaux sur l’action à entreprendre se répartit sur un continuum subtil défini par la consistance supposée des savoirs possédés par chacun des groupes professionnels en interaction. » La prise de pouvoir arbitraire de l’un·e des intervenant·e·s du réseau se fait toujours au détriment des autres et une telle situation, fréquente, biaise le travail collectif.

Il n’est déjà pas facile de collaborer dans un univers connu, entre professionnel∙le∙s d’un même secteur, mais il est sûr que la mise en commun de points de vue d’acteurs et d’actrices de différents horizons complexifie la donne. Jobert (ibid., p. 9) dit encore que « la coopération vient bousculer la division sociale du travail social, c’est-à-dire les définitions d’objets et de savoirs sur lesquelles chaque groupe professionnel a construit son identité et sa légitimité. Dans la logique du réseau, chacun∙e est invité∙e à sortir de son territoire pour prendre en compte, ne serait-ce qu’un peu, d’autres éléments et d’autres logiques que les siennes. Au risque d’entrer en concurrence avec d’autres acteurs/trices et de se voir renvoyer sur son terrain par plus puissant que soi. »

Nous pensons que les éducs sont accoutumé·e·s à prendre en compte d’autres logiques que les leurs, mais elles peinent encore à faire valoir leurs points de vue, notamment sur la valeur de leurs savoirs quotidiens ; difficulté qu’il faut mettre en lien avec les enjeux de reconnaissance de cette profession. Pourtant, nous l’avons vu, elles savent également prendre leur place, toute leur place, comme dans les petits réseaux. Libois et Loser parlent de « réseaux restreints » et ces derniers sont assez proches, pour nous, des « réseaux primaires », mais ils sont formalisés dans une pratique instituée : la garderie n’est pas la famille, ce qui n’empêche pas les institutions d’accueil de l’enfance d’adosser leur travail quotidien sur la solidité de liens affectifs. Ajoutons que ces petits réseaux sont aussi souvent défaits de rapports hiérarchiques, ou que ce type de rapport n’est en tous les cas pas prioritaire : la circulation de la parole et l’intelligence de la situation sont alors plus fluides.

En guise de conclusion : une activité interprofessionnelle qui reste à inventer

Un réseau ne vise-t-il pas la résolution ou, du moins, l’amélioration d’une situation problématique avant tout, devant servir en priorité les familles et les enfants ?

Au-delà d’un pouvoir décisionnel que les éducatrices n’ont pas, leur avis devrait tout de même permettre d’orienter ou de réorienter les décisions à prendre à la lumière de leur expérience au quotidien des personnes concernées. Les enjeux de pouvoir, voire les prises de pouvoir (typiques des milieux fortement hiérarchisés), n’ont rien à faire dans ces rencontres. Cependant, nommer les désaccords, ne pas édulcorer les tensions, faire quelque chose de constructif, voire même de créatif à partir de ces contradictions, serait peut-être porteur de nouvelles pistes de compréhension et d’action pour tous les protagonistes.

Cette réflexion, issue du croisement entre les propos de professionnelles de l’enfance, nos propres expériences et une littérature consacrée au sujet, nous amène finalement à nous demander s’il n’y aurait pas quelque chose d’aléatoire dans le fonctionnement des réseaux tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui. Une dimension qui ressort en effet en creux avec une certaine force est qu’il y a un sentiment partagé de ne « pas savoir exactement où l’on va » lorsqu’on se rend à une séance de réseau, de ne pas savoir exactement ce qu’il va « nous arriver » et ce que l’on va y faire. C’est cela qui nous incline à penser que cette pratique d’interprofessionnalité est encore trop souvent soumise aux aléas de la lutte de territoire et de pouvoir entre professionnel·le·s, ce qui peut détourner un réseau de son objectif premier d’aide et de soutien aux usagers et aux usagères. Et c’est cela qui nous amène à penser que la pratique de réseau doit être travaillée, affinée, précisée, élaborée en soi de manière interprofessionnelle également, c’est-à-dire en réseau. Autrement dit, il s’agirait de réfléchir en réseau sur le fonctionnement du réseau, en y incluant des représentant·e·s des usagers et des usagères.

Par Karina Kühni et Michelle Fracheboud

[1]-De formation ES et HES, que nous remercions pour leur participation.

[2]-Libois, Joëlle ; Loser, Francis (2003), Travailler en réseau, Ed. IES, Genève.

[3]-Ibid., pour un tableau plus complet concernant la notion, lire les pp. 41-53.

[4]-Ibid., préface de Guy Jobert, p. 8.

[5]-Amiguet, Olivier : https ://www.cairn.info/revue-therapie-familiale-2010-1-page-39.htm.

[6]-Libois, Joëlle ; Loser, Francis (2010), Travailler en réseau, Ed. IES, Genève, récupéré de : https ://books.openedition.org/ies/1431

[7]-Libois, Joëlle ; Loser, Francis (2003), Travailler en réseau, Ed. IES, Genève, p. 202.

[8]-Amiguet, Olivier (1999), « Un outil sans finalités n’est qu’un objet dangereux », Les politiques sociales N°1-2, pp. 20-38.

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