Toucher/Pas Toucher : Le Care à l’épreuve du Covid-19

Le concept du care naît aux Etats-Unis dans le livre In a different voice de Carole Gilligan (1985). Constatant que les critères de prise de décision morale diffèrent entre hommes et femmes (les uns se référant plus au droit et au calcul, les femmes s’orientant plus vers la relation et les interactions sociales), Gilligan établit un nouveau paradigme nommé care qui apparaît ensuite en Europe dans le champ social et éducatif. Il se définit comme « capacité à prendre soin d’autrui », « souci prioritaire des rapports avec autrui ».

Par care, nous entendons : « prendre soin en tant que « disposition psychique, attention tournée vers autrui » et « prendre soin par le biais d’une action concrète dirigée vers l’autre », deux dimensions inséparables se caractérisant par l’association de l’acte de soin avec la dimension émotionnelle vécue par le professionnel dans la relation à l’autre. Le care comporte aussi une dimension interactive, car l’attention portée à l’autre s’entend du professionnel vers le bébé, mais considère aussi la capacité précoce du bébé à prêter attention à nous ce qui provoque des émotions chez l’accueillant.

Le care naît alors que la psychologie s’introduit dans les EAJE dans les années 1980, s’appuyant, entre autres, sur les travaux de Winnicott, Spitz ou Dolto. En 1984, Bernard Martinot démontre au grand public que le bébé à une vie psychique et pointe l’importance du jeu. Le documentaire Le bébé est une personne marque cette période et une transformation des pratiques au sein des crèches commence, associant une dimension psychologique, affective et sociale aux soins donnés. Ainsi se fait une mue lente et laborieuse pour que « le soin prodigué à l’enfant » laisse place « au prendre soin » du jeune enfant. Les pratiques en crèche recherchent alors un consensus avec la définition de l’OMS définissant la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».

Avant la pandémie, bien qu’il y ait eu de réelles évolutions, la question éducative n’allait pas encore de soi. Laurence Rameau souligne que : « Lorsque l’on demande aux professionnels de définir ce qu’ils font réellement, ils mettent en avant la mission sanitaire de leur travail (veiller au bon développement et à la bonne santé de l’enfant), en ajoutant plus ou moins des axes éducatifs et, au mieux, créer la représentation d’un prendre soin éducatif qui donne une cohérence à leur travail. »

Au regard de la composition des équipes et de la législation des EAJE en France, la tendance sanitaire est une tendance qui tend à s’accentuer aujourd’hui avec le Covid-19. Les normes sanitaires ont envahi le quotidien des professionnels et donc celui des enfants et des familles. Les actes de désinfection réguliers occupent une place importante comme le signifie Odile, EJE en crèche collective : « Depuis le début de la pandémie, je ne peux plus faire mon travail d’éducatrice. Je passe tout mon temps à osciller entre la désinfection des jouets et le remplacement de mes collègues auxiliaires de puériculture, car entre les cas contacts entraînant des arrêts de travail, l’arrêt de la scolarisation des enfants et les cas positifs, nous sommes en sous-effectif chronique. Inutile de dire que l’éducatif n’est plus de mise et que le temps passé à prodiguer les soins aux jeunes enfants est réduit à peau de chagrin. » La lutte contre le Covid-19 supplante donc ici le projet éducatif.

Clairement, la crise du Covid-19 et ses mesures préventives modifient beaucoup le quotidien des crèches. La liste des mesures est longue et beaucoup sont chronophages (désinfection fréquente du matériel de base, du mobilier, des jouets, des mains des adultes et des enfants). L’organisation de l’espace doit aussi favoriser la distanciation sociale entre enfants à une période de leur vie ancrée dans le stade oral où la sphère buccale et œsophagienne est très investie et sert d’étayage à l’exploration du monde. Or, l’exécution de ces mesures préventives empiète sur le temps consacré directement à l’accompagnement éducatif. L’inquiétude des professionnels face aux risques sanitaires du Covid-19, envahit leur pensée et impacte leur disponibilité psychique et physique, troublant leurs compétences à exercer la fonction contenante nécessaire aux enfants.

Le virus a aussi entraîné une inquiétude du côté du contact entre les professionnels et fait voler en éclats le travail en équipe si nécessaire à la construction des pratiques éducatives et du prendre soin des enfants. Ainsi, ceux-ci restent dans leur espace de vie. Les temps d’échanges intergroupes ont disparu, car propices à la contagion. Le contact entre humains est devenu une source de danger et le corps est connoté de ce risque majeur de transmission de la ­maladie.

Lors d’une session de formation continue se déroulant au mois de juin 2021 à Paris, sur « le positionnement professionnel de l’éducateur de jeunes enfants en EAJE », les stagiaires ont beaucoup évoqué l’impasse où se trouve la question éducative en EAJE depuis le début de la pandémie. Il est même question d’un repli des professionnels sur eux-mêmes, car les protocoles prévoient d’éviter au maximum les déplacements d’adultes au sein de l’établissement et même sur les temps de pause, les contacts entre professionnels sont « empêchés » ou « limités » par l’organisation des mesures barrières.

Face à l’inquiétude générée par un virus mal connu, les adultes mettent en place des mouvements défensifs pour se protéger psychiquement d’un envahissement par l’angoisse.

L’intellectualisation et les obsessions phobiques avec craintes irrationnelles de contamination caractérisent le fonctionnement obsessionnel. Or, aujourd’hui, les professionnels doivent mettre en place des rituels de décontamination « obsessionnels ». Ceux-ci contribuent certes à lutter contre angoisses dépressives et sentiments d’impuissance bien réels ressentis dans ce climat de pandémie, mais peuvent s’avérer inefficaces si l’angoisse est trop forte. Rester touché par les émotions de l’enfant est donc souvent difficile pour les professionnels.

Dans une étude menée lors du premier déconfinement par M.-H. Hurtig (puéricultrice) et M.-P. Thollon-Behar (psychologue) sur 43 crèches en France, en Belgique et au Luxembourg, elles constatent que, si certains lieux avaient pour consigne d’éviter le portage surtout face à face, les professionnels disaient : « Il est impossible de ne pas répondre aux besoins de proximité physique des enfants accueillis. » L’injonction de limiter le portage les plaçait donc dans un conflit entre valeur professionnelle et autorité. En dépit des diverses injonctions ministérielles, les réactions des professionnels ont montré que la proximité professionnel/enfant/parents qu’elle s’entende comme proximité physique ou relationnelle était pour eux une valeur essentielle.

Nous différencions deux niveaux d’impact de la distanciation sur le care

1. Le niveau inter-relationnel

Les professionnels ne refusent pas le contact physique avec les enfants quel que soit leur âge mais, dans un contexte de crise sanitaire, il semble peu envisageable que la proximité physique enfant/pro ne soit pas impactée en termes de vécu psychique bien que le lavage des mains régulier et le port du masque pourtant gênant apportent un relatif sentiment de sécurité aux adultes. Ils hésitent moins à répondre aux besoins de proximité des bébés pour donner des soins physiques et psychiques renvoyant à un lien d’intimité.

Je t’attraperai – Collectif CrrC

L’intimité se constitue toute la vie et particulièrement dans la prime enfance du fait des mouvements d’identification projective (fantasme inconscient où le bébé projette une partie clivée de soi dans l’objet maternel, le plus souvent des vécus en lien avec les angoisses primitives) et des mouvements d’introjection (retour dans le self des parties projetées dans l’objet extérieur). C’est au travers des soins, du Handling et Holding définis par Winnicott que le bébé va peu à peu s’intégrer comme sujet et se différencier de l’autre. Or, accompagner les vécus psychiques des enfants jeunes dans un contexte de Covid-19 est très complexe. Le care basé sur l’intimité ne va plus de soi, puisqu’il se vit dans une situation paradoxale de risque.

Par ailleurs, le port du masque classique accentue la difficulté pour les enfants de prêter attention à des adultes, à leur sourire. C’est un obstacle supplémentaire à la relation d’intimité, partie intégrante du care en tant que disposition d’attention portée aux ressentis et aux émotions de l’autre.

Il nous a semblé alors intéressant d’articuler la notion de care avec la dimension de contenance psychique et la capacité de rêverie décrit par Wilfred Bion. La contenance est la capacité à recevoir les identifications projectives de l’autre, à en faire l’expérience, à les transformer et à les renvoyer au sujet sous une forme modifiée. Le concept de contenance est intimement lié à la notion d’identification projective constitutive de l’intimité. L’identification projective est aussi « la base sur laquelle le processus de la communication inconsciente entre la mère et le nourrisson s’établit. C’est une expérience émotionnelle, une activité inconsciente de la mère. » L’enfant projette sur sa mère des impressions brutes non élaborables psychiquement (éléments bêta) et grâce à la capacité de rêverie maternelle, ces éléments lui sont renvoyés transformés en éléments alpha permettant qu’émerge la pensée. Si les éléments bêta ne peuvent être élaborés, ils seront évacués notamment dans les troubles psychosomatiques.

Le care est un processus conscient, mais une dimension inconsciente reste présente, et contenir psychiquement le bébé, pour le professionnel, ne peut se faire qu’avec un maillage inter-relationnel soutenu par la direction et le psychologue. Ainsi, la psyché des professionnels en EAJE prend le relai de la psyché maternelle. Pour ce faire, les impressions difficilement supportables vécues par les équipes doivent pouvoir trouver une contenance au sein même de l’équipe et dans l’inter-relationel. Celui-ci est notamment dynamisé par l’attention psychique que portent les responsables des EAJE aux relations interprofessionnelles, à la dynamique du travail en équipe et au « faire équipe ». Or, les responsables sont suroccupés par le suivi quotidien de l’évolution des règles et des protocoles, l’accompagnement de la mise en œuvre de leurs évolutions, le suivi des cas contacts, la réorganisation régulière liée au turn-over chronique consécutif à toutes les absences liées au Covid-19 et le maintien des normes légales d’encadrement pour que l’établissement reste ouvert contre vents et marées…

Ainsi, Béatrice, EJE, évoque la situation dans l’EAJE où elle travaille :

« La responsable de l’établissement est focalisée sur les normes et leur mise en œuvre. Elle ne cesse de répéter que sa responsabilité est engagée si un cluster se déclare au sein de l’établissement. Elle qui était si attachée à l’éducatif, n’y pense plus. Elle contrôle et rend compte des chiffres de présence/absence des enfants pour pouvoir garantir les normes d’encadrement car, là aussi, si elles ne sont pas respectées, même dans ce contexte de pandémie, elle est responsable s’il y a un accident. Bref, tout le monde parle, pense Covid-19 toute la journée… »

Bion soulignait qu’il n’était pas suffisant d’avoir des pensées mais qu’il fallait également pouvoir les penser grâce à un appareil psychique. Or, le Covid-19 prend tellement de place que penser le bébé devient difficile pour les professionnels. Reprenant la théorie de Bion sur la capacité de rêverie, nous avons schématisé les mouvements psychiques conscients et inconscients dans l’accueil du bébé et de sa famille en crèche.

Actuellement, la présence simultanée de parents dans la crèche au moment de l’accueil et des retrouvailles doit être limitée. Impacté par la distanciation, l’accueil du parent ne se fait plus toujours dans la section, l’arrivée du bébé se faisant bien dans les bras mais dans « un entre deux d’espace ». Les temps de familiarisation, si cruciaux pour que s’établissent les premiers liens se font dans la section, mais une seule famille à la fois ou dans un espace dédié où les parents sont seuls avec le professionnel.

Depuis la crise sanitaire, l’inter-relationnel entre adultes est surtout tourné vers l’organisation des mesures barrières, la désinfection et le contrôle des déplacements des adultes dans l’établissement (parents et professionnels). De fait, l’attention portée aux mouvements psychiques contribuant à la fonction contenante en EAJE (cf. schéma ci-dessus) est mise à mal.

2. Le niveau des propositions ludiques

C’est l’un des points questionnants depuis la réouverture des EAJE après le premier confinement (mars 2020). Dès les réouvertures en mai 2020, les consignes de désinfection ont réduit les jouets et les propositions ludiques. Les adultes ont vite observé que les enfants de 18 mois à 3 ans « s’ennuyaient » sans que cela soit dû à une cause interne (« difficulté de jouer et de créer un espace transitionnel », pour reprendre Winnicott). Interrogés, certains professionnels ont alerté sur leur propre sentiment d’ennui, sentiment qui s’est allégé quand une partie du matériel ludique est ressorti des placards. Laurence, auxiliaire fait part à la réouverture (post-premier confinement) de son constat que, si les retours se sont bien passés, les enfants ont beaucoup de conflits. Ceux-ci sont peu nombreux, mais elle ressent un sentiment d’ennui lié à la répétition des tâches de désinfection et hésite à proposer du matériel. Il y a en effet moins de jouets et pas de livres à disposition. Très vite, l’équipe augmentera ses propositions ludiques, l’ennui des enfants et des adultes ayant battu en brèche une partie des craintes excessives de contamination.

Le travail des psychologues avec les équipes est fondé sur l’accompagnement de l’enfant autour de l’observation, de la verbalisation et sur la possibilité donnée aux professionnels de parler de leurs émotions ensemble. Les travaux d’Anzieux soulignent que le groupe est un lieu de travail où vont s’exprimer les inconscients individuels. Freud, quant à lui, dès 1921, s’interrogeait sur la contagiosité des affects et remarquait en abordant la question de la suggestion « le fait que les signes perçus d’un état affectif sont de nature à susciter automatiquement le même affect chez celui qui le perçoit »[1]. Les neurosciences, en découvrant le rôle des neurones miroirs dans le déchiffrage des intentions et des motivations ont, d’une certaine façon confirmé ce point.

Réouvrir un lieu d’accueil dans un contexte de pandémie ne peut donc sérieusement se faire qu’en travaillant à prévenir la contagion émotionnelle que Denis Mellier décrit « comme une partie mécanique de l’empathie qui la fait relever des processus primaires »[2] donc de l’inconscient. L’affect étant un objet sans représentation qui peut désorganiser la capacité de penser et donc la capacité à contenir le bébé, il est essentiel de soutenir les équipes et de leur proposer un « espace groupal » pour exprimer librement leurs émotions et leurs fantasmes.

Si l’accueil des enfants ne semble pas mis en péril en termes de proximité physique, cela s’avère différent en termes de proximité psychique au sens du care « attention tournée vers autrui » et en terme de propositions ludiques.

Soutenir le care passe par une stabilisation nécessaire des mesures sanitaires de façon à ce qu’elles puissent s’intégrer pour libérer la psyché des professionnels de la tension générée par l’instabilité perpétuelle des mesures. Soutenir le care c’est aussi recentrer l’attention des professionnels sur leur capacité à contenir psychiquement les bébés et sur le faire équipe. La recherche d’organisation réduira la tension entre la nécessité des mesures barrières et la nécessité de proximité psychique avec l’enfant, remobilisera les professionnels sur la question éducative et relancera leur créativité.

En conclusion, il semble que la question de « toucher/pas toucher » l’enfant soit dépassée actuellement ou en cours de résolution sur le plan physique.

Par ailleurs, le matériel ludique commence à refaire surface redonnant une place à l’éducatif.

Dans les EAJE où un psychologue intervient, l’espace de parole ouvert semble investi et permet de libérer la psyché des professionnels. Cela augure d’un repositionnement du côté du care dans sa dimension psychique. Nous constatons que, dans les EAJE où l’accueil se travaille surtout aux niveaux factuel et sanitaire plus qu’au niveau de la pensée, il y a souvent beaucoup de discontinuité dans la présence des professionnels et plus d’épuisement, voire de burn-out. Donner sens à ce que donnent à voir et à ressentir les enfants et donner sens au vécu des professionnels « plus habitués aux contraintes sanitaires » semble avoir un effet contenant.

Les docilités – Collectif CrrC

Les contraintes sanitaires ont aussi contribué à l’émergence de nouvelles pratiques comme dans cet EAJE où les bébés ont fait leur familiarisation dans la pièce jouxtant la salle de vie avec seulement le référent et les parents. Le calme inhérent à un espace sans autres enfants et un accueil individuel avec un professionnel très disponible, a été apaisant en favorisant un vécu d’intimité plus contenant pour tous. Les enfants ont ensuite rejoint le groupe sans pleurs majeurs.

Le repositionnement des responsables d’établissement sur l’accompagnement des équipes semble en revanche encore difficile, de même que la fonction des EJE, pilote de l’action éducative, toujours enfouie sous les injonctions sanitaires rendant impossible la recentration sur l’action éducative et le travail d’interface entre EJE et responsables. Or, c’est ce travail qui contribue à une permanence de la fonction psychique du care, travail engagé avec les psychologues donnant un espace ponctuel pour penser ensemble.

Emilie Bellio-Banide
et Nathalie Gey

 

[1]-Freud, Sigmund (1921), Psychologie des foules et analyse du moi, in Essais de psychanalyse (1981), Payot, Paris, pp. 123-217.

[2]-Mellier, Denis « L’émotion chez le bébé, un lien entre corporéité et socialité », L’esprit du Temps, Champ Psychosomatique 2006/1, N° 41, pp. 111-127.

Retour en haut