Sur les ambivalences du toucher

Il n’est de monde que de peau[1]

La peau incarne notre frontière face aux autres et à l’environnement, elle enregistre en permanence des sensations multiples, et elle est une zone de contact avec les autres. L’existence est toujours une histoire de peau. L’individu est impuissant à se mouvoir s’il n’éprouve la solidité de ses mouvements et la tangibilité de son environnement. La disparition du toucher est une privation de la jouissance du monde, la dérobade de toute possibilité d’action autonome. L’anesthésie cutanée bouleverse le geste, rend les membres de marbre et provoque la maladresse. Nous sommes au monde et aux autres par la peau.

Au sens social du terme, le contact implique en effet une mobilisation métaphorique de la peau. D’innombrables termes sollicitent le vocabulaire du toucher pour dire les modalités de la rencontre, la qualité du contact avec autrui, il déborde la seule référence tactile pour dire le sens de l’interaction[2]. Quand on parle d’un orateur qui a un bon contact avec son public, on métaphorise dans un vocabulaire tactile et cutané une relation sociale propice. Avoir la peau dure protège de l’adversité, à la différence de celui qui est à fleur de peau et réagit aux événements avec une sensibilité exacerbée. De manière élémentaire, on est bien ou mal dans sa peau. On touche quelqu’un en suscitant son émotion. On le caresse dans le sens du poil, on s’efforce de prendre des gants pour ne pas le heurter, certains se prennent avec des pincettes ou se manient avec prudence, ils sont chatouilleux, ils exigent des gants de velours, d’autres sont épais, à moins qu’ils n’en tiennent une couche. En revanche, l’amour marque le fait d’avoir quelqu’un dans la peau. En ce sens, la nécessité du contact, au sens de la relation, est nettement plus prégnante que le contact au sens physique. Ce n’est pas tant le fait de toucher l’autre qui manque dans le contexte du confinement et des gestes barrières pour prévenir le Covid-19, mais plutôt sa présence pleine car, en principe, dans nos sociétés on se touche peu, et de manière très ritualisée, sauf au moment des rites d’accueil ou de congé qui sollicitent la poignée de main, l’accolade, une tape sur l’épaule ou la bise.

En temps ordinaire, les ritualités de l’interaction reposent sur un usage précis de la distance à l’autre et sur des contacts corporels appropriés au contexte social où elles se déroulent. L’espace de la rencontre est une structure de signification qui se décline selon les sociétés ou les groupes, autour des différences de statut, de sexe, d’âge, etc. Selon le degré de familiarité qui lie les individus en présence, et selon que l’échange se déroule au sein de l’intimité ou en public, les attitudes physiques, le jeu du regard, le toucher ou non du corps de l’autre, la distance d’inter­action connaissent d’importantes variations[3]. Le corps dessine le territoire du Moi, il est la donnée fondatrice de l’individuation[4], il distingue des autres et établit une souveraineté personnelle que nul ne saurait franchir sans autorisation. Chaque individu dispose à son entour d’un espace personnel, une bulle invisible qui ne peut être pénétrée sans son accord.

E.T. Hall distingue plusieurs distances à autrui, socialement et culturellement variables : la distance intime est celle de l’affection, de la tendresse, de l’amour, mais aussi celle de l’hostilité ou de l’agression ; la distance personnelle correspond à l’écart maintenu entre les individus en interaction, elle prodigue les conditions optimales de vue et d’audition afin d’apprécier le comportement de l’autre, mais elle connaît des variations sensibles d’un groupe social à un autre ; la distance sociale est celle de deux individus séparés par une table ou un bureau ; la distance publique est celle qui mesure l’éloignement d’un locuteur vis-à-vis d’un groupe rassemblé autour de lui et auquel il s’adresse sous la forme d’un discours, d’un cours, d’une harangue, etc. Dans ce contexte, le toucher, et particulièrement le toucher de l’autre, comme sens du proche, de l’intimité, partage le même destin que l’odeur en devenant un signe pénible de promiscuité s’il n’est pas choisi de manière réciproque par les individus en présence. Des règles tacites imprègnent la relation à l’autre quant à la possibilité de le toucher ou non, à quel endroit, comment, quand, etc. Elles sont impératives, car quiconque les enfreint fait intrusion dans l’espace intime et s’expose à la rebuffade, voire même aux foudres de la loi.

L’enfance du toucher

Les enfants se touchent d’autant plus qu’ils sont plus jeunes, insouciants encore des ritualités corporelles, des préventions à l’encontre des autres. Mais peu à peu, au fur et à mesure que l’éducation opère, les contacts diminuent. Le fait de se toucher ou de se tenir tout proche de l’autre est remplacé par la parole, les échanges de regards, les gestes à distance et les mimiques. Les contacts physiques autrefois recherchés avec bonheur par l’enfant deviennent ambivalents, sujets à délibération. Venant des proches, ils sont encore valorisés, mais s’ils émanent d’un étranger, ils induisent le malaise et le sentiment d’une violation de l’intimité. Les interdits limitent désormais ses relations au monde alors que sa marge de manœuvre ne cesse justement de s’étendre. « L’interdit du toucher sépare la région du familier, région protégée et protectrice, et la région de l’étranger, inquiétante, dangereuse. »[5] L’enfant éprouve sa souveraineté sur le monde, il sait qu’il ne doit pas toucher à tout sans précaution et que le corps des autres n’est disponible à son investigation qu’aux moments privilégiés octroyés par la culture avec des partenaires précis, et des lieux corporels non moins codés. Il apprend aussi que nul n’a accès à son corps s’il n’en donne lui-même l’autorisation. Les interdits du contact délimitent la position du sujet au sein du monde, ils contrôlent sa toute-puissance, établissent sa marge de désir, autorisent son inscription fluide au sein du lien social.

Dans nos sociétés, les contacts corporels viennent surtout des membres de la famille ou des partenaires sexuels. Leur culmination chez l’adulte intervient au moment des relations amoureuses. Des amis se touchent rarement. Certes, la plupart des relations sociales s’ouvrent et se ferment par un bref rapprochement des corps qui prélude au souci de transparence de la rencontre. Le désir de proximité et la peur d’être entraîné plus loin que prévu induit l’ambivalence du contact. Le cérémonial du salut « exprime à la fois l’approche et le retrait sur une gamme d’accentuations variées »[6]. Toucher l’autre, c’est se tenir au bord de l’abîme ouvert par sa présence. Les variations des modalités du toucher de l’autre sont considérables selon les sexes, les âges, les statuts sociaux, le degré de familiarité ou de parenté entre les individus, les sensibilités individuelles, le contexte social… La tactilité possible de l’interaction connaît une gamme étendue allant de l’absence de contact au développement intense des relations physiques.

Le toucher est toujours un affleurement de l’histoire intime de la personne approchée. Il ramène au jour des affects enracinés en profondeur et qui débordent la lucidité et la volonté. Il est une forme de la parole et il impose une réponse. Le sens tactile remplit une fonction anthropologique de contenant, de restauration de soi en situation de souffrance ou de manque à être. Toucher procure le sens de soi et de ce qui est au-dehors. Le geste restaure une frontière, il amène à la sensation de soi dans un environnement plus large. Il rappelle la limite avec ce qui n’est pas soi à travers la résistance éprouvée, la butée rencontrée.

Dans une situation d’incertitude, de désarroi, la quête de sensation permet de raviver une place sensible dans un monde qui échappe. En situation de souffrance, le recours à la peau, même en l’attaquant, s’impose parfois pour restaurer une limite enfin tangible à défaut du sens qui se dérobe. Paradoxalement, parfois c’est en se faisant mal que l’on continue à se sentir vivant[7]. Si le sens du toucher est englobant, trouvant dans la peau son organe d’enveloppement réel et symbolique, il délimite également ce qui est différent de soi. En situation de souffrance, le contact (au double sens du terme) est un moyen puissant de restauration de soi. L’humain est au monde par son corps. Perdre le toucher des autres est parfois perdre le monde, être à nouveau l’objet (ou plutôt le sujet) d’un contact c’est le retrouver.

Les ambiguïtés du toucher

Il n’y a pas de touchant sans touché, ni de contact cutané sans une affectivité mise en jeu. Le toucher de l’autre est susceptible de malentendus, il est même parfois hanté par la crainte qu’il ne s’agisse d’un geste « intéressé », surtout lors d’une interaction entre un homme et une femme. Engagement envers l’autre, le geste doit se fondre dans l’évidence du contact sans connotation sexuelle ou dominatrice. Quelles qu’en soient les modalités (tendresse, frôlement, massage, etc.), il résonne sur une histoire personnelle, et parfois justement sur des blessures restées à vif (inceste, attouchement, abus sexuels, maltraitance physique, etc.).

Ne me touche pas – Collectif CrrC
Les assignations – Collectif CrrC

Le contact cutané est toujours menacé d’une intention ambiguë (séduction, attouchement, etc.) ou d’une volonté d’emprise sur l’autre, en même temps qu’il s’impose comme une nécessité anthropologique pour nombre de patients en souffrance. Seule la singularité des circonstances est juge de la possible ambiguïté d’un geste de réconfort. Mais dans le toucher de l’autre, il y a un intouchable qui marque l’intimité de la personne, il y a ce qu’elle tolère de contact et ce qui la gêne, ce qui serait à la limite de l’imposition de volonté. Inoué Yasuchi, près de son père mourant, découvre une ultime fois l’enfermement de soi dans un corps : « Il sortit alors de sous le futon une main amaigrie qu’il me tendit. Comme jusqu’alors il n’avait jamais eu un tel geste, je ne compris pas sur l’instant ce qu’il voulait. Je pris sa main dans la mienne. Il la serra. Il exerça une légère pression, mais juste après, je sentis presque imperceptiblement qu’il me repoussait. C’était comme une “prise”, un poisson qui mord la ligne d’une canne à pêche. Dans ma surprise, je lâchai sa main. Je ne savais pas quel sens donner à ce geste, mais il exprimait certainement un sursaut de volonté de sa part. J’éprouvais la sensation glacée d’avoir été repoussé comme si à ma légèreté de lui avoir serré sa main, mon père avait répondu : “Ne plaisante pas.” »[8] Le contact ne saurait s’imposer à l’encontre de la sensibilité de celui qui reçoit, à moins d’être une forme d’intrusion. L’ambivalence règne à ce propos. Certaines personnes tolèrent mal d’être touchées, alors que d’autres revendiquent leur « tactilité » lors des échanges. Le toucher de l’autre en ces circonstances est toujours à la limite de l’emprise, de la captation affective. Les mains sont susceptibles de mentir sur leur intention. Cependant, toute volonté de soulager l’autre implique une forme de manipulation, une volonté de le changer qui soulève une question éthique[9].

Le toucher dans les interactions avec les enfants

Maintes recherches montrent la propension des mères américaines à être plus proches physiquement de leur fille, elles les sèvrent un peu plus tard, elles sont plus indulgentes, plus enclines aux contacts tactiles qu’avec leur fils[10]. Plus récemment, en France, B. Cyrulnik observe que les mères sollicitent trois fois plus leur fille que leur garçon en la touchant, en l’appelant, en jouant avec elle. Les nourrissons filles sourient davantage que les nourrissons garçons, mais parallèlement, leur mère leur sourit davantage[11]. Elles sont davantage touchées sur la poitrine, le ventre, le dos, les fesses. Les mères anticipent à leur insu le devenir adulte de l’enfant et ne s’autorisent pas avec les garçons des gestes qui leur paraissent ambigus. Elles sont plus intimes, plus entreprenantes dans leur tendresse avec leur fille. La dimension du genre interfère dans l’imaginaire maternel, à leur insu elles sexualisent leurs comportements. Les attitudes inconscientes de la mère ou des proches participent à la fabrique du genre. B. Cyrulnik filme des adultes qui tendent une poupée à un bébé de quelques jours. S’agissant d’une fille, une forte expressivité accompagne le geste, des sourires, des vocalises, une proximité physique, des contacts corporels. La même poupée est tendue au garçon à distance, en silence, parfois en regardant ailleurs. Le même jouet n’est pas investi d’autant de sensorialité, d’affectivité, il devient plus neutre quand il lui est destiné[12].

Boris Cyrulnik observe également que « dès l’âge de dix-huit mois, une fille sur deux sait établir une interaction sociale par geste, parole ou sourire. Alors que la communication chez les garçons jusqu’au vingt-quatrième mois, ne s’exprime que si elle est médiatisée par un ballon, un bout de ficelle, ou tout autre objet. »[13] Les regards portés sur les adultes par les filles s’accompagnent de sourire alors que les garçons sont davantage sur la défensive, un peu effrayés. Les filles sourient de plus en plus en grandissant alors que les garçons manifestent souvent des comportements plus en retenue. Un homme (ou une femme) qui n’a guère bénéficié de tendresse témoigne d’une difficulté à en manifester plus tard. Les maladresses ou les rudesses de certains hommes dans les préliminaires amoureux sont souvent liées à ce manque de socialisation affectueuse qui les amène à un refuge dans la « virilité » faite d’une sexualité réduite à la génitalité sans tendresse, sans reconnaissance de l’autre.

S’il convient de les nuancer au regard du statut de l’homme et de la femme aux USA, et aux normes spécifiques de virilité qui y règnent, notamment dans le milieu WASP (White Anglo-Saxon Protestant), des travaux américains montrent que les femmes sont nettement plus réceptives aux contacts physiques que les hommes. Dans le contexte thérapeutique, l’homme américain est gêné d’un rapprochement physique qu’il interprète en termes de séduction, d’intrusion ou de domination, là où la femme trouve un réconfort dénué d’ambiguïté. Tout se passe comme si le toucher était d’emblée associé par l’homme à une invite sexuelle, là où la femme voit seulement un geste de réconfort ou d’amitié. Les femmes sont plus souvent touchées par leur mère, leur père, leurs amies du même sexe, ou du sexe opposé, elles sont plus exposées à l’être lors des examens gynécologiques par exemple. Elles sont ainsi dans une suite logique de comportements à leur égard, à la différence des hommes qui ont nettement moins cette expérience. Le toucher, le geste d’apaisement est un acte de communication, il n’est pas mécanique et la manière dont il est perçu n’est pas toujours en adéquation avec l’intention qui l’animait.

De part et d’autre, à travers le dégoût ou le plaisir, le contact de la peau est une mise en contact des désirs. Avec les ambiguïtés et les ambivalences soulevées. Selon les interprétations, le même geste est caresse, réconfort, soin, massage, palper médical, séduction, intrusion, attouchement, etc. Et s’il est fait avec une intention particulière, il est ressenti par l’autre avec une tonalité qui lui appartient en propre. Toutes les situations sont possibles, même en sauvegardant les apparences, le dégoût éprouvé par l’un n’empêche pas l’émoi éventuel de l’autre. L’indifférence d’un soignant envers son geste n’en désamorce pas nécessairement la gêne ou la satisfaction à le recevoir. L’espace du toucher, en ce qu’il implique une mise en jeu de l’intimité, un rapport au désir, est particulièrement propice aux malentendus[14].

David Le Breton

 

[1]-David Le Breton est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France, auteur notamment de : La saveur du monde. Une anthropologie des sens (Métailié) ; de Sensing the world. An anthropology of the senses (Bloomsbury) ; et de Anthropologie des émotions (Payot).

[2]-Cf. Le Breton, David (2014), La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié.

[3]-Voir par exemple Hall, Edward T. (1994), Le langage silencieux, Paris, Seuil ; Au-delà de la culture (1979) Paris, Seuil.

[4]-Le Breton, David (2019), Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF.

[5]-Anzieu, Didier (1985), Le moi-peau, Paris, Gallimard, p. 146.

[6]-Straus, Erwin (1989), Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, Jérôme Million, p. 615.

[7]-Le Breton, David (2010), La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié ; En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie (2014), Paris, Métailié.

[8]-Yasuchi, Inoué (1984), Histoire de ma mère, Paris, Stock, pp. 10-11 (tr. fr.).

[9]-Roustang, François (2000), La fin de la plainte, Paris, Odile Jacob, p. 31 sq.

[10]-Montagu, Ashley (1979), La peau et le toucher. Un premier langage, Paris, Seuil, p. 138.

[11]-Cyrulnik, Boris (1983), Rire de singe et paroles d’hommes, Paris, Hachette, p. 117.

[12]-Cyrulnik, Boris (1989) Sous le signe du lien, Paris, Hachette, p. 162.

[13]-Cyrulnik, Boris, Sous le signe du lien, op. cit., p. 160.

[14]-Sur tous les points abordés dans ce texte, et notamment l’importance du contact et du toucher dans l’existence, je renvoie à David Le Breton (2014), La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, et à Anthropologie des émotions (2021), Paris, Petite Bibliothèque Payot.

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