Allocution prononcée lors du vernissage du livre Plus vite, plus tôt, plus fort à Lausanne HETSL le 17 mars 2022

Lorsque l’on m’a demandé de prendre la parole ce soir, on m’a dit : ne t’inquiète pas Cécile, ce n’est pas long, il faut parler entre 6 et 10 minutes… Moi ça m’a paru une petite éternité, j’espère juste que ce ne sera pas votre cas.

Notons ensemble que vous avez choisi d’être là ce soir, de prendre le temps de m’écouter vous présenter un ouvrage, que vous allez très probablement prendre le temps de lire. Et c’est déjà une partie du message qu’il contient, un des appels récurrents de la Revue [petite] enfance, les pratiques éducatives et pédagogiques nécessitent qu’on prenne et qu’on donne le temps de les penser et de les vivre.

Dans ce monde qui va tellement vite, l’écriture est un outil très utile pour ralentir, pour s’arrêter et réfléchir aux messages que l’on veut partager ou faire passer. Il y a quelques mois, je suis allée au Musée Tinguely à Bâle avec mon fils de 6 ans. A la fin de l’exposition, il est expliqué que Tinguely n’a pas seulement créé des machines extraordinaires, c’était aussi quelqu’un qui communiquait beaucoup, et envoyait de nombreuses lettres. Il est proposé au visiteur de célébrer et partager cette pratique, en rédigeant un message et en le glissant dans une bouteille. Il y a des caisses de bouteilles contenant les messages des précédents visiteurs. Vous en choisissez une et, pour y mettre votre message, vous devez enlever et recevoir celui qui s’y trouve.

Je pense que, si je l’avais laissé faire, mon fils, qui a adoré l’exercice, aurait rédigé assez de messages pour ouvrir toutes les bouteilles. Il y avait là une forme de rencontre entre des gens qui ne se connaissent pas, mais qui, l’espace d’une visite, partagent quelque chose de commun, autour de laquelle ils peuvent s’exprimer avec confiance et à leur manière, qu’ils sachent écrire ou pas, qu’ils parlent la même langue ou pas.

L’ouvrage qui vous est présenté ce soir a cette même caractéristique, c’est un espace de rencontre entre des auteur·es qui ne se connaissent pas forcément, mais qui visitent régulièrement les pratiques éducatives et souhaitent partager un message. Chacun depuis son point de vue, depuis sa pratique, puisque toutes et tous, nous avons d’une manière ou d’une autre, les mains et les pieds dedans. Il faut oser, oser mettre son message dans la bouteille, oser lire celui de l’autre et voir comment ils se font écho. Dans cet ouvrage, à mon sens, la rencontre est plutôt réussie.

Lorsque l’espace de partage est suffisamment défini dans ses contours, dans ses règles, si son sujet fait communauté, il libère la parole. C’est ce même type d’espace qui m’est offert depuis plus de dix ans par la Revue [petite] enfance. Un lieu où je peux exprimer mes opinions et afficher mes questionnements. Un lieu encore où se discutent des règles et des libertés offertes aux enfants.

Les événements qui secouent le monde depuis deux ans nous rappellent avec douleur que l’être humain a autant besoin de cause commune que de liberté et qu’il existe entre ces deux pôles un champ de forces en perpétuelle recherche d’équilibre.

Et le monde a toujours eu besoin que l’on questionne ces forces, pour s’assurer de ne pas laisser une partie de notre humanité sur le champ de bataille. L’éducation est l’outil le plus solide que nous ayons pour la paix, pour autant qu’il ne devienne pas celui de la propagande.

L’éducation qui se questionne recherche un équilibre entre règle et liberté, entre ce qui fait communauté et permet à nos singularités de s’exprimer.

Il y a une véritable volonté aujourd’hui dans la petite enfance, de laisser plus de place à la singularité des expériences. De renoncer à dicter aux enfants quand et comment ils doivent apprendre quoi, et de se souvenir que l’enfant apprend de toute façon si l’espace que nous lui offrons est suffisamment sécurisant et… (j’allais dire riche, mais je me méfie de ce mot qui nous renvoie un peu trop facilement vers le bien matériel et la productivité). Disons que l’enfant apprend de toute façon, mais le fait encore mieux dans un espace sécurisant, nourrissant et ouvert.

Les règles les plus essentielles doivent être présentes : écoute, respect et non-violence. Mais elles ne sont pas plus simples pour les enfants que pour les adultes. Le risque existe toujours que nous soyons sourds, irrespectueux ou violents, en appliquant ce que nous percevons comme de la bienveillance éducative.

Et c’est ce risque que nous questionnons ensemble dans cet ouvrage. Nous ne discutons pas l’idée de favoriser l’égalité des chances, qui est une évidence et une cause qui nous est commune. Notre attention se porte sur ce qui est fait en son nom ou ce qui, étrangement, n’est pas fait, alors que c’est peut-être la première réponse. Comme d’offrir un accès à la collectivité à chaque enfant sans discrimination d’employabilité du parent. Le risque, si on ne se pose pas la question, c’est de nous retrouver, sans le vouloir, à lutter pour faire correspondre l’enfant au système plutôt que de faire que le système réponde aux besoins des enfants.

Le travail d’écriture contribue à prendre la distance critique nécessaire, souvent en posant d’autres questions, ou les mêmes, mais autrement. Comme je l’ai évoqué tout à l’heure, il permet de prendre le temps, le temps de s’interroger. De se demander pourquoi nous faisons ce que nous faisons, le sens et la portée de nos actes et si nous sommes en accord avec la mission et sa définition.

Ecrire est pour moi une discussion intérieure. Une forme de schizophrénie créative, nourrie par les enfants, les parents et les professionnel·les que je côtoie et qui me questionnent eux·elles aussi. La Revue invite également dans l’écriture une forme de militantisme pacifique mais engagé, qui fait parfois grincer des dents certains lecteurs plus nuancés, mais dont nous nous revendiquons, certains plus que d’autres. Nous voulons nous distancier des recettes, des dogmes, des idées préconçues, des y a qu’à et des on a toujours fait comme ça. Nous partageons une haute estime des métiers de la petite enfance, nous nous sentons appartenir à une communauté de pratique, sans allégeance, ce qui nous permet d’échanger, de débattre librement, d’explorer le dissensus sur toutes sortes de sujets autour de l’éducation collective.

Dans ce contexte, un article, un chapitre c’est toujours une bouteille à la mer, portée par les courants et qui rencontre d’autres messages. Ça peut être aussi un pavé dans la mare, qui fait des vagues et trouble l’eau. Quoi qu’il en soit c’est toujours un acte de culture. La petite enfance mérite que sa culture soit visible et visitée. Je vous invite donc à entrer dans cette lecture et à trouver peut-être l’envie de mettre à votre tour un message dans une bouteille.

Cécile Borel

Retour sur investissement – Collectif CrrC
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