Editorial

Où commence et où s’arrête l’apprentissage?

On prête à Bouddha l’idée qu’« un sot a beau demeurer des années en contact avec la science, il ne connaîtra pas plus le goût de la science que la cuillère plongée dans la sauce ne connaît le goût de la sauce ». Le contact ou l’immersion ne sont pas des facteurs de transformation ou de développement, il faut d’autres ferments pour faire naître un véritable apprentissage. Mais qu’est-ce que serait un véritable apprentissage ? Montaigne dit que son « apprentissage n’a d’autre fruit que de [lui] faire sentir combien il [lui] reste à apprendre ». Cela signifie que l’on ne cesse d’apprendre, et que les stages, les semestres d’études, les formations dans leur ensemble ne sont que quelques étapes significatives d’un apprentissage plus large et plus long. La conscience de cet inachèvement est essentielle dans des métiers dits « de la relation ». Même s’il y a une forme de « technique » dans l’éducation professionnelle de l’enfance, comme des outils et des méthodes d’action et de réflexion, cette technique s’exerce et se développe dans une relation avec des personnes présentant un certain degré de vulnérabilité. Et si la maîtrise des outils, des méthodes ou de la pratique spécifique est primordiale, elle n’est pas suffisante à l’accomplissement d’une activité de qualité au sens déontologique du terme.

Les spécificités de l’éducation professionnelle de l’enfance (similaires à celles du travail social) font que chaque situation de travail nécessite une adaptation, de la part des professionnel·le·s, aux particularités des acteurs et des actrices présentes dans un contexte à un moment donné. Cela crée une complexité qui exige en permanence d’adapter la mobilisation de l’outil, de la méthode ou de la pratique. Comment apprend-on à « s’adapter » ? Comment apprend-on à mobiliser de manière pertinente et judicieuse les outils professionnels ?
Ce numéro de Revue [petite] enfance s’interroge ainsi sur la manière dont des expert·e·s transmettent leurs savoirs à des novices, lors des périodes de formation pratique. Comment apprend-on le métier ? Il existe plusieurs manières d’envisager cette transmission dans les lieux de pratique professionnelle, nous en évoquons quelques-unes ci-après, puis nous évoquons la complexité intrinsèque de cette transmission, qui nécessite une vaste et fine intelligence professionnelle pour se réaliser.

Déconstruire et reconstruire les savoirs en formation pratique

Une méthode sur laquelle s’appuient les formateurs·trices de terrain pour développer un apprentissage chez les professionnel·le·s en formation, fait la part belle à la déconstruction des idées que l’apprenant·e a au moment d’arriver sur son lieu de formation pratique. L’apprenant·e doit faire « table rase » de ce qu’il ou elle croit savoir, qu’il s’agisse des savoirs savants acquis à l’école ou des savoirs profanes acquis dans la vie quotidienne, pour « repartir de zéro ». Schématiquement, pour apprendre le métier, il faut oublier les savoirs qui ne sont pas strictement professionnels. Cela pose question, puisque les savoirs professionnels, à vrai dire, n’existent pas sans savoirs scientifiques, même s’ils ne s’y réduisent pas et, par ailleurs, l’analyse de l’activité a bien montré que toute activité professionnelle se fonde aussi dans la subjectivité et la personnalité des opérateurs et des opératrices. Cette tendance à isoler les savoirs professionnels des autres types de savoirs provient peut-être du fait que, dans le travail social et dans la petite enfance en particulier, les qualités et les compétences professionnelles ont longtemps été purement et simplement assimilées aux capacités personnelles. Le processus de professionnalisation de ces activités s’est quant à lui significativement construit sur les savoirs scientifiques des disciplines mobilisées (psychologie, sociologie, etc.) par lesdits métiers. Il y aurait donc comme une tentative de réappropriation et de valorisation de ses propres savoirs professionnels, trop longtemps ignorés, à travers cette perspective exclusive d’« assignation à la pratique » : mais nous comprenons aussi que l’espèce de « huis clos pratique » qu’elle occasionne n’est pas forcément satisfaisant.

Faire naître les savoirs

Une autre méthode en usage pour transmettre le métier aux apprenant·e·s reprend la perspective socratique de maïeutique, c’est-à-dire que le formateur ou la formatrice va aider l’apprenant·e à « accoucher », dans le sens de prendre conscience de ce qu’il ou elle sait déjà en son for intérieur, et qu’il ou elle ignore pourtant encore de manière consciente et maîtrisée. Cela renvoie à l’idée que l’apprentissage de la nouveauté est l’extension d’un savoir existant. Nous ne sommes plus dans une séparation des savoirs, puisque les savoirs professionnels sont articulés à tout ce que le·la professionnel·le en formation sait déjà. Le problème cependant est que le formateur ou la formatrice postule implicitement connaître de quoi va « accoucher » l’apprenant·e, comme si, en caricaturant, tous les apprenants et toutes les apprenantes détenaient a priori et de manière inconsciente les savoirs professionnels nécessaires et en vigueur à une époque dans une institution ou un champ professionnel. En effet, il s’agira in fine d’évaluer l’adéquation du résultat (de l’« accouchement ») avec des attendus préétablis qui ne laissent qu’une place limitée au hasard, à la création, à la nouveauté. En d’autres termes, on aide ici l’apprenant.e à accoucher de ce que l’on souhaite qu’il ou elle « accouche ».

Travail de groupe – Collectif CrrC
Promesses d'enfances – Collectif CrrC

 

Faire découvrir les savoirs

Cette perspective est proche d’une autre image illustrant la relation d’apprentissage, celle de « cheminement commun », partant d’où en est l’apprenant·e qui s’aventure dans l’inconnu. L’apprenant·e découvre le territoire qu’il·elle explore, pose ses questions et ses étonnements, nomme ses découvertes, et le formateur ou la formatrice l’aide à mettre des mots sur les choses, à s’approprier un référentiel et à en construire sa propre version, qui devra néanmoins, encore et toujours, correspondre aux normes en vigueur dans les paradigmes de base institutionnels et professionnels. Le langage est prédominant ici, même s’il s’applique aux expériences concrètes des apprenant·e·s, et ce modèle fait penser alors aux écoles dans la nature.

Quand travailler prévaut sur apprendre

A un autre niveau, la réflexion sur le lieu de formation pratique se centre régulièrement sur la tension qui existe entre production et apprentissage. Les apprenant·e·s doivent-ils et elles produire, ou apprendre ? Et jusqu’à quel point ? Ce type de tension semble particulièrement présent lorsqu’une régulation ou une prescription suffisamment claire sont absentes du cadre formatif. Le problème ici est que l’on ne parle pas véritablement des modalités de « transmission du métier », mais plutôt de la faiblesse des conditions permettant cette transmission. Comme souvent, l’absence de régulation minimale équivaut à l’établissement de la loi du plus fort. On devine que la connaissance implicite qui se transmet dans cette logique est celle qu’il est préférable de détenir un statut que des compétences. Cela dit, il serait certainement instructif d’aller voir de plus près « comment se transmet le métier lorsqu’on ne peut pas véritablement le transmettre ? ». Nous pouvons émettre l’hypothèse raisonnable que les formateurs et les formatrices établissent alors des priorités, qui sont autant d’illustrations de ce qu’ils et elles considèrent comme le minimum de base pour exercer le métier.

Apprendre est une expérience élargie

Terminons cet incomplet et rapide « tour du propriétaire » avec une perspective moins souvent explicitement revendiquée, mais néanmoins bien présente et réelle. Il y a d’abord tout l’apprentissage que le ou la professionnel·le en formation réalise sans le langage, mais par l’observation, à travers la confiance accordée et les responsabilités assumées. On notera ensuite que les usagers et les usagères ne sont pas uniquement des destinataires de l’activité des professionnel·le·s, et qu’ils et elles contribuent activement, lors des interactions avec les professionnel·le·s en formation, au développement de l’apprentissage (même si ce n’est évidemment pas leur intention). Enfin, soulignons que ces dernières perspectives s’inscrivent dans une source d’apprentissage que l’on pourrait qualifier de contextuelle au sens large, puisque les dispositifs institutionnels, scolaires et légaux, conditionnent les modalités de formation pratique. L’apprentissage ne se réalise alors pas uniquement dans la relation entre expert·e·s et novices, cela nous semble suffisamment important pour être relevé.

Sentir combien il reste à apprendre

Si cette dernière perspective nous intéresse particulièrement, c’est parce qu’elle élargit considérablement l’appréhension de ce qui fait que l’on apprend quelque chose en formation pratique. Elle renvoie par exemple à ce que dit Montaigne, lorsqu’il confie que son apprentissage n’a d’autre fruit que de lui faire sentir combien il lui reste à apprendre. Comme si le moteur de l’apprentissage était dans la sensation plus que dans la réflexion. Certes le raisonnement concrétise et « officialise » l’apprentissage, mais il n’en est pas la cause première, il en est un résultat. D’une certaine façon, Montaigne inscrit l’apprentissage dans le corps, un corps « plongé » dans le monde et qui « sent » le monde, comme lorsqu’on sent que l’on nous fait confiance, ou que l’on se sent en responsabilité, ou que la dimension non verbale des situations nous imprègne. Cette perspective, on l’aura compris, n’exclut aucunement la dimension réflexive et intellectuelle, elle la resitue simplement dans un ensemble plus large dont elle est une irremplaçable partie, mais une partie seulement.

Apprendre : une interaction sans cesse renouvelée avec le monde

Cela nous amène finalement à Dewey, qui fait de l’expérience, entendue comme une rencontre avec le monde, la seule source d’apprentissage véritable. Le savoir est inséré dans l’expérience et y participe, de même que l’expérience s’intègre dans des connaissances déjà présentes et les modifie, les complète, les affine. Les étudiant·e·s qui arrivent dans une institution sont déjà « lourd·e·s » de savoirs (scientifiques et personnels) qui vont orienter leur activité, et, simultanément, leur rencontre avec un contexte précis va façonner, perfectionner ou transformer, donner une substance à ces acquis préalables, créant du nouveau sur de l’ancien, notamment en y intégrant d’autres influences, celles des usagers·ères et des professionnel·le·s en l’occurrence. Les formateurs·trices occupent une place essentielle, centrale, mais ils et elles n’occupent pas toute la place, ce qui a forcément une influence sur la conception de leur fonction et de leur rôle.

Rendre possible la rencontre entre l’apprenant·e et le métier

Ce sont donc le contexte et les expériences que réalisent les apprenant·e·s dans ce contexte qui sont les éléments de base de l’apprentissage. Cela complexifie la responsabilité et le rôle des formateurs et des formatrices, qui ont la tâche de rendre ces expériences sources d’apprentissages. Les formateurs et les formatrices deviennent dans cette perspective des intermédiaires entre une expérience professionnelle vécue ­individuellement et un paradigme professionnel : ils·elles ont la tâche de rendre la rencontre possible, tout en n’ayant qu’une maîtrise relative des éléments en présence, on l’a vu plus haut.
Il y a une forme d’extériorité des formateurs·trices dans la posture que nous décrivons, puisque l’apprentissage se situe foncièrement dans la relation entre l’apprenant·e et un contexte professionnel. Les formateurs·trices prennent en compte dès lors les spécificités du contexte, les particularités des situations professionnelles, ainsi que les caractéristiques des personnes en formation, pour essayer de créer chez l’apprenant·e une dynamique cohérente et de plus en plus autonome professionnellement.

De l’intelligence plutôt que des certitudes

Si nous reprenons le questionnement qui fait office de titre à cet éditorial, « Où commence et où s’arrête l’apprentissage ? », la réponse serait qu’il commence partout, et ne s’arrête nulle part. Et si nous reprenons la thématique de ce numéro, qui n’est pas dans la localisation du début et de la fin, mais dans le « comment » de l’apprentissage, nous renvoyons aux excellents articles qui suivent.
Comme dans l’éducation professionnelle de l’enfance, il n’y a pas de recette pour la formation pratique des futur·e·s collègues. Il y a certes des outils et des méthodes, à connaître, à maîtriser, acquises en formation de formateurs et de formatrices, mais leur mobilisation pertinente dépendra surtout de l’intelligence situationnelle et de l’expérience professionnelle des formateurs et des formatrices.
Nous espérons vivement que ce numéro de Revue [petite] enfance qui rend hommage aux pratiques des formateurs et des formatrices de terrain, permettra, à travers les multiples facettes qu’il révèle, d’enrichir les réflexions et de nourrir les débats autour de cette activité vitale pour une profession : sa transmission.

Sophie Tapparel et Robert Frund

Travailler tue – Collectif CrrC
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