Rompre en continuité et continuer en rompant (parfois)

C’est l’histoire d’un colloque qui finit bien, puisqu’il n’en finit pas de donner à penser. En effet, dans le but de marquer et de témoigner des 20 ans d’existence de l’accueil des enfants en milieu scolaire[1], la Ville de Lausanne a souhaité s’entourer de deux hautes écoles (La Haute Ecole pédagogique Vaud et la Haute Ecole de travail social et de la santé Lausanne) afin de caractériser un certain nombre de préoccupations pédagogiques qui traversent ces lieux et qui fondent leur réalité.

Sans vouloir reproduire dans ce numéro l’exhaustivité de cet événement, ni en faire une copie conforme, ce cent trente-troisième opuscule s’appuie néanmoins sur plusieurs interventions qui s’y sont déroulées – d’autres invité·e·s sont venu·e·s en cours de route compléter le questionnement – qui donnent à voir divers enjeux de cet espace qui prend vie entre famille et école, parfois tributaire de sa jeunesse.

Aux alentours de l’aube, un·e enfant se réveille dans une famille (la forme de celle-ci peut être assez variée), il/elle s’achemine avec plus ou moins de vivacité vers un lieu relativement indéterminé (dont l’acronyme ne clarifie rien et dont l’architecture hésite entre un garage et une maison de paroisse).

Parfois le hasard urbain donne un coup de main. Encore faut-il qu’une équipe éducative soit capable de convoquer ces génies des lieux industrieux. C’est l’histoire d’une ancienne et spacieuse carrosserie, là où l’on redressait ce qui était tordu et « regalbait » ce qui était enfoncé. Chez les carrossiers le bon travail s’évalue par la proximité de la réparation avec l’état de neuf. En petite enfance, le degré d’incertitude est premier parce que la référence n’est pas le tout neuf, mais elle se tient entre un devenir (dont on ne sait pas grand-chose) et un possible (qui varie énormément d’un·e professionnel·le à l’autre). N’empêche que ces friches industrielles font parfois de ­merveilleux espaces éducatifs quand ils sont investis par des personnes d’envergure capables de faire mentir la tradition carrossière pour laisser advenir presque tout ce qui peut survenir.

D’autres fois (très rarement) on a l’impression que cet Apems est le fruit d’une volonté politique, tant il met la barre haut en termes de locaux et de travail éducatif. Une politique de la petite enfance c’est quand on décide de prendre au sérieux les enfants (on revendique par exemple une inconditionnalité de l’accueil) et qu’on décide de s’en donner les moyens (on arrête avec ces bidouillages qui font croire que tous les mètres carrés se valent et que tout le monde est hautement qualifié). Une non politique de la petite enfance c’est quand on se contente de parer au plus pressé en mandatant des expertises gestionnaires pour poser des emplâtres sur des jambes de bois. La Suisse est une spécialiste inter-cantonale des décisions non politiques de la petite enfance.

Revenons à notre garage paroissial, on y expédie tartines et jeux pour reprendre la route.

Au détour de cette route tout devient limpide : c’est l’école. On y est pour apprendre, rire et souffrir (il y a certes un programme mais aussi des récrés). Les murs ont des allures de monument, les adultes sont des profs et les enfants sont en rangs ou presque. Ces enfants sont devenus subitement des élèves, et ils/elles savent faire la différence.

Sur le coup de midi, on se remet en route à l’envers, pour nourrir les corps, parce que les pédagogues savent bien que les affamés ne sont pas aptes à l’effort. Les adultes alors ne sont plus ni « Monsieur » ni « Madame », mais Juliette, Aïcha et Maxime. Le ton n’est pas le même, il y pleut parfois des engueulades, mais elles demeurent sans risque d’échec scolaire. Après le repas, on repartira pour un tour de ce manège.

Des premières lueurs du jour à la pause méridienne, les enfants ont donc fréquenté trois mondes : la Famille, l’Apems et l’Ecole. Ces trois mondes sont idéalement (et un peu bêtement) nommés « partenaires » et il leur est impérativement suggéré de « travailler ensemble ». Les parents sont qualifiés d’éducateurs premiers tout en évitant de dire qui pourraient bien être les deuxièmes ou les troisièmes. L’école (dans sa version rudimentaire) prétend enseigner et laisse le travail éducatif à d’autres dont on ne sait pas très bien de qui il s’agit. Au milieu, dans cet intervalle très indéterminé, il y a ce truc que les Lausannois·es ont baptisé « Apems » en balançant de l’accueil comme si l’air du temps suffisait à accueillir. Tout le monde s’accorde pourtant à reconnaître que c’est du travail, que ce travail a une évidente utilité sociale et que le monde va mieux quand il est bien fait. Celles et ceux qui œuvrent là ont des qualifications et des parcours pour le moins diversifiés.

Tenir un discours sur la qualification du personnel éducatif n’est pas chose aisée lorsqu’il s’agit de la penser au regard des missions confiées à ses récents dispositifs qui sont, le plus souvent, nés d’une urgence sociale.

Dans un bel élan tout ce beau monde a chanté les louanges de cette diversité professionnelle en espérant discrètement que cette variété serait un atout pédagogique et nous épargnerait cette obsession de la « mêmeté » qui, sous prétexte de cohérence, stérilise les manières de faire.

Ne doutons pas des enfants, ils sont capables de distinguer la pluralité des rôles assumés par les différents adultes qui les entourent ; ils en ont besoin pour se construire[2]. Interrogés dans le cadre d’une évaluation[3] portant sur leur environnement (autour des activités scolaires et périscolaires) les enfants ne manqueront pas de relever leur attachement à la singularité des relations qu’ils entretiennent avec les intervenant·e·s du parascolaire.

A l’épreuve du réel, il faut néanmoins constater que cette diversité n’est pas indemne des valeurs que l’on accorde, sans en avoir l’air, aux diplômes et aux niveaux de qualification. On y retrouve assez vite des légitimités construites sur les hiérarchies des métiers. Prétendre qu’une injonction à collaborer assortie d’une protocolaire invitation à œuvrer ensemble suffirait, est au mieux un leurre doublé d’un attrape-nigauds[4]. Quand il ne s’agit pas d’une pratique assumée de mépris social.

Le para/périscolaire pourrait prendre un peu d’envergure pédagogique et politique en s’intéressant à ce que l’on appelait jadis l’éducation populaire.[5]

Aux frontières de l’école, ces espaces de vie devraient répondre à de multiples tâches (d’éducation, d’insertion, d’égalité des chances, voire de soutien à une réussite scolaire) sans pour autant bénéficier d’une reconnaissance sociale, pourtant justifiée. Nos réalités sociétales font que de tels enjeux éducatifs ne peuvent plus être les seules prérogatives de la famille et de l’école ; il y a urgence à considérer la communauté éducative élargie et en particulier les Apems, pour y faire face.

Les familles, quant à elles, ont saisi l’importance de ces lieux, elles leur font confiance, or elles ne sont pas dupes, outre les bénéfices qu’elles leur attribuent en termes de complémentarités éducatives, elles revendiquent aussi une plus grande attention à la nécessité de l’engagement d’un personnel éducatif qualifié[6] que demande un tel accueil.

Les Apems ne sont pas des non-lieux sociaux, ils ont à devenir des tiers lieux[7] qui prennent la mesure de leur nécessité et de leur valeur. Ce troisième lieu – entre la famille et l’école – est à considérer comme pluriel. Un lieu qui offre à l’enfant des possibilités de choix tout en préservant la souplesse des formes d’interventions. Un lieu qui n’est pas une école-bis mais qui permet à chaque adulte de tisser des liens relationnels significatifs avec chaque enfant et qui permet aux enfants de développer des liens solides entre pair·e·s. Un lieu de vie qui requiert de l’intelligence, des lettres de métier et du savoir-faire pour que chacun·e puisse réaliser ses projets et grandir à son rythme… Un lieu qui devrait être à même de se (ré)inventer constamment.

Annelyse Spack et Jacques Kühni

 

[1]-Journée d’étude Accueil pour les enfants en milieu scolaire (APEMS) : entre inclusion et professionnalisation qui s’est déroulée à la HETSL, le 15 mai 2019.

[2]-Voir « L’enfant a besoin de discontinuités éducatives » (2015), entretien avec Philippe Meirieu. Diversité N°183.

[3]-In Rapport d’évaluation du dispositif de modification des rythmes scolaires. Evaluation des Nouvelles Activités Périscolaires (NAP) à Nancy : Quels effets sur la réussite des enfants ? (2017), Véronique Barthélémy, Benoit Dejaiffe et Gaëlle Espinosa.

[4]-La Revue [petite] enfance a produit un numéro sur la coopération et ses conditions, N° 121, septembre 2016.

[5]-Voir Gausset, Marie (2013), « Aux frontières de l’école ou la pluralité des temps éducatifs », Dossiers d’actualité Veille et Analyse, N° 81, Institut français de l’éducation, ENS, Lyon.

[6]-Voir L’accueil parascolaire vu par les parents et les enfants (2015). Rapport de recherche mandaté par la Commission fédérale de coordination pour les questions familiales COFF. Infras, Institut de recherches économiques de l’Université de Neuchâtel/Zurich.

[7]-Coq, Guy (1994), « Tiers lieu éducatif et accompagnement scolaire », Migrants-Formation, N° 99 pp. 53-57.

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