Editorial

La participation : une exigence éthique et méthodologique

Une promesse à tenir

Le concept de participation fait florès dans le travail social[1] au point que c’est devenu un label de qualité incontournable, généralement autoattribué, et qui fleurit dès lors à quasiment tous les frontispices et sur toutes les devantures institutionnelles. Qu’il s’agisse plus largement de politique, de management d’entreprise ou de travail social, il est utile aujourd’hui d’afficher un projet participatif, même modeste. Il faut donc « en être », semblerait-il, si l’on ne souhaite pas apparaître prématurément désuet.

En y regardant d’un peu plus près, nous remarquons que le concept de participation, dans les faits, recouvre une multitude de conceptions et d’approches très différentes les unes des autres. C’est un méli-mélo de déclarations et d’idées plus ou moins claires, de principes convenus et de méthodes fragmentaires, qui créent une confusion dans laquelle tout le monde croit parler de la même chose, mais où personne en réalité ne parle de la même chose. C’est une espèce de poudre aux yeux que l’on répand autour de soi et avec laquelle on s’aveugle soi-même.

Pourtant, le concept de participation contient en soi un potentiel de démocratisation et de professionnalisation qu’il serait regrettable de laisser s’évaporer en raison de la légèreté avec laquelle nous nous convertissons à un nouveau credo sans pour autant devenir pratiquant·e·s. Il existe quelque chose de considérablement constructif au cœur de ce concept, mais qui nécessite une exigence éthique et méthodologique forte dans sa mise en œuvre, si l’on veut transformer cette virtualité en outil professionnel[2] qui favorise concrètement et durablement l’émancipation.

La participation apparaît ainsi comme une promesse qu’il reste encore à tenir, envers les usagers·usagères du travail social et envers nous-mêmes. Ce numéro de la Revue [petite] enfance revient à son tour sur la question, pour contribuer à documenter le sujet, à distinguer les conceptions, à nourrir la réflexion et la pratique.

Participation des enfants : un malentendu à clarifier

Les projets qui souhaitent développer la participation des enfants ne résistent souvent pas à une analyse sérieuse. Est-ce que faire voter de jeunes enfants sur la composition des repas est de la participation ? La consultation sur des questions périphériques est-elle de la participation ? Cela pose la question centrale de la définition de la participation dont nous parlons, lorsque nous prétendons la mettre en œuvre. Dans cette revue, Rullac postulait clairement un changement de paradigme par lequel les usagers et les usagères deviendraient des partenaires ne détenant pas une expertise identique à celles des professionnel·le·s et des scientifiques, mais qui leur est égale : « Il ne saurait être question de donner des recettes toutes faites, en donnant à croire qu’il ne s’agit que de faire évoluer les pratiques en les adaptant à la marge. Il s’agit bien au contraire d’une nouvelle ère qui nécessite une nouvelle culture professionnelle, pour des professionnel·le·s qui doivent collaborer, si ce n’est avec de nouveaux ou nouvelles “collègues”, tout du moins avec de nouveaux partenaires internes qui ne peuvent plus être cantonné·es aux statuts d’usagers ou de bénéficiaires. »[3]

La participation, dans la perspective qui est la nôtre ici, renvoie donc à un principe d’égalité fondamentale à travers la reconnaissance des expertises respectives. Une définition large, et pourtant précise dans ses implications, de la participation, est celle de collaboration telle que proposée ici : « Collaboration : Les personnes concernées sont impliquées dans la gouvernance des projets au même titre que les autres types d’expertise. »[4] Autrement dit, les usagers·usagères du travail social acquérant une connaissance spécifique et unique du travail social à travers l’expérience qu’ils et elles en font, cette expertise est intégrée à la gouvernance des projets à travers la participation de ses détenteurs.détentrices. Les statuts (professionnel·le, usager.usagère) s’effacent alors pour laisser la place à l’expertise spécifique. Dans ce sens, la participation est en lien étroit avec l’idée de liberté : « La liberté (…) est la possibilité de participer à la définition des contraintes qui s’imposeront à tous. »[5]

Ces définitions impliquent évidemment un problème majeur pour une participation véritable des enfants, puisque ces usagers et ces usagères n’ont même pas le statut social d’adulte (au contraire de leurs parents). Et si l’on en croit Alain, avec les enfants, le problème va encore plus loin que celui du statut : «Dans sa famille, lenfant nest point lui-même; il emprunte tout; il imite ce qui nest point de son âge; d un ennui agité, que lon connaît mal. Ici lenfant est comme un étranger, parce quil néprouve ni les sentiments quon lui prête, ni ceux quil exprime. (…) Les grandes personnes ne doivent jamais jouer avec les enfants; il me semble que le parti le plus sage est dêtre poli et réservé avec eux comme on serait avec un peuple étranger.»[6] Nous serions donc avec les enfants en présence d’un « peuple étranger », que nous voulons convertir à notre culture, dans laquelle il est nécessaire toutefois d’être majeur·e ne serait-ce que pour voter. Autrement dit, nous proposons à des « étrangers » n’ayant culturellement, psychologiquement, juridiquement et éthiquement pas ce droit, de le jouer sur des choses qui ne changeront rien de significatif à leur vie. C’est peut-être pour cette raison que Rullac dit que « si les enjeux de la participation sont toujours complexes dans le cadre des défis en matière de professionnalisation, le champ de la petite enfance rencontre la quintessence des difficultés en la matière »[7].

Une réelle participation ne se contente pas de modifier la composition du menu à la cantine, mais vise à permettre de changer la structure des relations sociales à l’intérieur des institutions, pour commencer. Alors, peut-on vraiment modifier la structure des relations entre enfants et adultes ? Serait-ce raisonnable ? La participation des enfants ne peut être définie de la même manière que la participation des adultes, et vouloir instaurer une participation des enfants selon un modèle adulte paraît insensé. Mais la participation des enfants, on le découvrira dans les articles qui suivent, peut être une initiation régulière et volontaire au fait que l’enfant est un acteur décisionnel en devenir.

Il paraît particulièrement pertinent, en tous les cas, de ne pas « raconter des histoires » aux enfants en leur laissant croire qu’ils participeraient au même titre que les adultes à « la gouvernance des projets », car cela serait ce que l’on pourrait qualifier de « manque éthique ».

L’éthique, réflexion et action

Le travail social, en tant qu’activité professionnelle, est profondément ancré dans des valeurs de justice sociale, de solidarité, d’émancipation, d’égalité, de reconnaissance. Même si, dans la pratique, les choses sont complexes et ne se réalisent pas toujours complètement dans ce sens, l’éducation professionnelle de l’enfance s’inscrit sans concession possible et prioritairement dans une perspective éthique.

Un problème est que l’éthique est essentiellement considérée comme une réflexion plutôt que comme une action tangible[8]. « L’éthique peut également être définie comme une réflexion sur les comportements à adopter pour rendre le monde humainement habitable. En cela, l’éthique est une recherche d’idéal de société et de conduite de l’existence. »[9] Or, professionnellement parlant, l’éthique ne peut se réduire à un discours, ou se contenter d’un débat sur les comportements qu’il est judicieux et pertinent, favorable et raisonnable d’adopter, pour réaliser des idéaux. Dans le travail social, l’éthique est une composante permanente de l’activité professionnelle au sens strict : c’est-à-dire que c’est une pratique quotidienne, dans laquelle réflexion et action sont intimement et simultanément liées, dans un corpus de valeurs appliquées, qui fonde alors une déontologie réunissant un groupe de professionnel·le·s.

Si le caractère du travail social se définit d’un point de vue éthique, la mise en exergue de valeurs n’est pas suffisante pour prétendre à une reconnaissance du caractère professionnel de cette activité : encore faut-il la faire reposer sur des savoirs disciplinaires et des méthodes spécifiques. C’est à ce niveau que la participation, outre qu’elle permet de concrétiser les valeurs du travail social, constitue également une voie possible pour construire un professionnalisme éthique concret, en tant que méthode. 

La méthode au cœur du ­professionnalisme

Si l’on reprend Jacquard, selon qui la liberté est la possibilité de participer aux décisions qui s’imposeront à chacun·e, il reste à définir comment organiser, pour les professionnel·le·s du travail social, cette possibilité pour chacun·e de participer. Quels sont les outils professionnels qui permettent d’envisager raisonnablement ce résultat ? Nous abordons ici peut-être un terrain mouvant, un sujet délicat en affirmant que la méthode participative doit se présenter comme une « technologie douce »[10]. « Les technologies douces couvrent les connaissances, les procédures, les méthodologies, les disciplines et les compétences permettant le développement ultérieur de produits et services. (…) Comme nous l’avons déjà mentionné, la technologie douce fait référence à la partie intangible du développement de biens et de services. »[11]

L’intérêt de cette option est évident, car elle permet d’envisager de sortir la pratique professionnelle de son indicibilité et de son insaisissabilité, qui sont ce qui lui interdisent le passage vers une professionnalisation reposant sur ses propres savoirs, et non plus uniquement sur les savoirs des disciplines connexes (sociologie, psychologie). La participation permettrait de contribuer à sortir de cette impasse, en tant que méthode professionnelle identifiée et documentée sur ses tenants disciplinaires éthiques, conceptuels et méthodologiques, qui fondent la professionnalisation du travail social.

Dès lors, comment transformer le principe de participation en pratique, et les valeurs en actions concrètes fondées sur des savoirs ?

Une dimension politique toujours en filigrane

La dimension politique est particulièrement présente avec le concept de participation, puisqu’une participation effective des usagers et des usagères correspondrait à une « révolution démocratique ». Il y a donc des enjeux politiques majeurs qui sont à l’œuvre, lorsque nous parlons d’éducation à la citoyenneté, de valeur égale des savoirs professionnels et des savoirs d’usage, ou encore de droit de cité concret pour chacun·e. Plusieurs articles ci-après critiquent le faux-semblant participatif, qui ne résulte pas que d’une erreur d’appréciation, mais repose bien sur la puissance de maintien et de reproduction dont sont chargées les normes.

Nous aurions également pu nous pencher plus intensément sur le lien entre les politiques étatiques actuelles de l’enfance et les pratiques professionnelles : en quoi favorisent-elles ou empêchent-elles le développement d’une participation qui soit réelle ? Pourquoi la participation est-elle si difficile à réaliser ?

Nous avons choisi toutefois de nous concentrer dans ce numéro sur les pratiques professionnelles dans leur conception et leur construction, en partant d’applications du concept de participation, puisqu’un enjeu politique majeur est de parvenir à documenter « scientifiquement » la complexité et la réflexivité individuelle et collective nécessaires à l’accomplissement d’une activité professionnelle adéquate. Dans ce sens, ce numéro contient une dimension fortement politique, même si elle reste en filigrane.

Un horizon à ne pas perdre de vue

Les auteur·e·s ayant contribué au dossier de ce numéro sont toutes et tous d’une manière ou d’une autre engagé·e·s dans le processus de développement de la participation des usagers·usagères, de celle des enfants notamment. Toutes et tous sont confronté·e·s dans leur activité quotidienne aux impasses théoriques et pratiques, institutionnelles et culturelles, éthiques et méthodologiques, que pose une véritable participation des usagers et des usagères du travail social, tout particulièrement celle des enfants. Toutes et tous sont conscient·e·s des enjeux en présence et tentent de trouver des solutions pour faire évoluer l’activité professionnelle du travail social et de l’éducation de l’enfance vers une émancipation qui gagnerait en réalité : même si elle ne se concrétise pas encore véritablement, la participation reste un horizon à ne pas perdre de vue et vers lequel avancer concrètement.

Nous vous invitons à découvrir ces articles qui ébauchent la carte des dangers et des pistes favorables vers cette destination.

Robert Frund
et Quentin Nussbaumer

[1]-Nous utilisons à tour de rôle la référence au travail social et celle à l’éducation de l’enfance, cette dernière étant incluse dans le travail social tel qu’il se pense au sens large aujourd’hui.

[2]-Rappelons que, si le questionnement ici se focalise sur l’accueil collectif de jour et professionnel de l’enfance, la question du care dépasse largement celle du « soin » aux enfants, et la question éthique face aux enfants dépasse largement la responsabilité des seul·e·s professionnel·le·s de l’enfance.

[3]-Rullac, Stéphane (2021), « Les expertises d’usage et usagère : quelles définitions pour quelle participation ? » Revue [petite] enfance, No 135, pp. 28-36.

[4]-Rullac, Stéphane et Frund, Robert (2022), « La participation : une technologie douce décisive pour l’innovation en travail social», Revue Française de Service Social – ANAS. N° 287. (A paraître).

[5]-Jacquard, Albert et Planès, Huguette (1997), Petite philosophie à l’usage des non-philosophes. Calmann-Lévy.

[6]-Alain (1932), Propos sur l’éducation, PUF, pp. 36-37.

[7]-Rullac, Stéphane (2021), « Les expertises d’usage et usagère : quelles définitions pour quelle participation ? » Revue [petite] enfance, No 135, pp. 28-36.

[8]-Il est possible de considérer l’éthique appliquée comme une activité tangible en soi et pas uniquement comme une réflexion. Mais nous parlons bien alors d’appliquer quelque chose d’extérieur (l’éthique) à un objet (l’économie, le droit, l’éducation, etc.). Or, dans notre perspective, l’éthique est intrinsèque, consubstantielle de l’éducation et de l’activité professionnelle qui y est liée. « Il semble préférable de parler d’éthique liée à l’éducation, ou d’éthique de l’éducation plutôt que d’éthique appliquée en éducation. Cette dernière expression considère l’éthique comme un domaine extérieur à la démarche éducative alors qu’au contraire, ce sont des positions et des convictions éthiques qui sous-tendent et animent l’éducation. » Desaulniers, Marie-Paule (2000), « L’éthique appliquée en éducation », Revista Portuguesa de Educação, vol. 13, No 1, 2000, pp. 299-317. Universidade do Minho. Braga, Portugal.
https ://www.redalyc.org/pdf/374/37413113.pdf

[9]-https ://www.toupie.org/Dictionnaire/Ethique.htm

[10]-Op. cit., note 4.

[11]-https ://yestherapyhelps.com/soft-technology-definition-uses-and-examples-14568

Para bellum – Collectif CrrC
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