Eux, les êtres humains, et nous, les enfants

Un livre écrit par une fille et son papa

Cette contribution consiste en une présentation du livre L’Histoire des Êtres humains, coécrit par Chloé Tschumi (5 ans et demi) et moi-même.

La participation de ma propre fille à ce numéro sur la participation ne découle pas tant d’une pulsion paternelle narcissique, que du sentiment que présenter le processus singulier en jeu ici, peut alimenter la réflexion en termes de pratiques éducatives participatives auprès des enfants.

Chloé, qui avait déjà démarré (mais pas achevé) une entreprise similaire avec sa maman sur le thème des licornes, m’a sollicité un jour d’avril 2022 pour que nous écrivions ensemble un livre. Un livre sur les êtres humains. Reproduit intégralement dans la section suivante, ce petit objet de papier constitue un exemple particulier de participation culturelle déployée au sein de la famille, mais rejouant et prolongeant bien évidemment un bout de l’histoire de la culture, au sens large, qui a contribué à nous produire en tant qu’êtres humains, Chloé et moi : les livres nous font, on fait un livre.

Quand j’ai proposé à Chloé que notre livre apparaisse dans le prochain numéro de la Revue [petite] enfance, elle m’a donné son accord, mais je précise que le livre n’a pas été élaboré dans cette optique, il était déjà achevé au moment de déterminer quelles contributions figureraient dans le présent numéro. En termes de participation, on a ici deux étapes : la première concerne la production du livre, dont je traite un peu plus bas, la deuxième concerne la présentation de ce livre au lectorat de la Revue [petite] enfance, présentation à laquelle Chloé prend part, dans la troisième section, sous la forme d’une lecture à deux agrémentée de nos commentaires sur l’œuvre.

Mais avant d’aller plus loin, neutralisons rapidement un écueil évident qui menace ici, celui de l’habitus bourgeois qui ne se dit pas : je proviens moi-même d’une famille bourgeoise (mes propres parents sont d’accord avec cette autocatégorisation) et on m’a mis des livres dans les mains dès ma plus tendre enfance. Je suis devenu ce qu’on appelle un lettreux, tout comme la maman de Chloé, diplômée elle aussi de la faculté des Lettres et fille de lettreux (et la liste continue un bout…). Le fait que ma fille soit sensible à l’univers des livres doit donc être considéré comme fortement déterminé socialement : elle vit dans un environnement où, à l’instar de ses parents avant elle, elle est encerclée par ces entités qui procurent un socle culturel, éducatif, affectif, à son existence. Chloé ne déboule donc pas de nulle part quand elle proclame qu’elle veut écrire un livre. J’insiste sur ce point afin qu’on ne soit pas tenté en lisant ces lignes de réduire la participation des enfants, qui est toujours complexe, à un type de participation fortement légitimé dans notre société, celui du rapport aux livres, mais qu’on prenne plutôt la présente contribution comme un exemple parmi tant d’autres de la façon dont les enfants perçoivent, traitent et s’approprient la culture qui est la leur.

Ces réserves étant posées, nous pouvons plonger plus avant dans ce processus assez complexe de création : ce dernier nécessitait le concours de l’adulte que je suis en ce qui concerne les compétences de structuration du travail ou de rédaction, tout en assurant en même temps à Chloé une liberté très large (peut-être trop pour la sensibilité des plus pudibonds ?) d’expression et de création. Prenons quelques aspects de la genèse et du processus de production de L’Histoire des Êtres humains :

Antécédents : A part le livre sur les licornes avec sa maman, également fait maison, Chloé avait reçu de ma part un livre de 3 centimètres sur 2, que j’avais confectionné pour elle et qui s’intitulait « Les aventures de Walther le ver de terre ». Elle conserve ce microlivre dans ses affaires, l’égarant parfois, mais y demeurant toujours attachée. De plus, entre début et mi-2022, la confection d’un livre en milieu scolaire s’est tenue dans la classe de Chloé, sur le thème des « continents », chaque enfant pouvant personnaliser son exemplaire sur la base d’un canevas thématique fixe ; Chloé a ramené le sien à la maison peu avant les vacances d’été, il est au format A4 et relié par des anneaux en métal. Elle en est très fière.

Visée et ton de l’œuvre : Chloé a décidé d’écrire un « livre savant ». Outre les histoires de fiction qui constituent la large part de son univers de livres, Chloé a régulièrement reçu, depuis l’âge de 2 ou 3 ans, des livres de la collection Gallimard Découverte avec des impressions sur transparents qui offrent une lecture ludique sur des sujets divers (les écureuils, les chantiers, les trains, les escargots…). Ces livres, Chloé les nomme des « livres savants », reprenant le terme proposé par sa maman, et elle en possède neuf au total, rangés à part, sous son lit. Chloé inscrit le présent livre dans cette continuité, tout en intégrant un élément qui lui est cher de son propre aveu : des « gags », des « choses drôles ». Comme on le verra en effet, il est fréquent que Chloé agrémente le ton globalement descriptif, neutre, savant, qui est celui de son propos, de saillies incongrues, surréalistes, remplies d’un sens du jeu et de la mise à distance comique du monde qui est le nôtre[1]. Le comique se redouble ou s’accompagne au reste ici d’une certaine jouissance de la transgression. Chloé utilise des termes comme « con » ou « cul-cul », elle parle de rots ou dessine des cacas, et à chaque fois qu’elle rerencontre ces entités, dessinées ou linguistiques, elle rit ou élabore du discours autour, ce que je prends pour la marque qu’elle a complètement intégré la charge explosive associée à l’évocation du « bas corporel », et qu’elle expérimente, teste les frontières de l’acceptable, ici au sein d’un espace culturel que je choisis de baliser au minimum, trop heureux de voir ma fille allier création et joie. Par ailleurs, le contexte particulier de la création d’une œuvre littéraire s’affranchit peu ou prou des conventions s’appliquant aux échanges oraux au sein de notre société d’êtres humains. Comme Chloé le remarque très justement : lorsqu’elle me traite de con, même lorsqu’elle a probablement raison de le faire, cela passe plus difficilement que lorsqu’elle associe le même terme à l’entier de sa famille d’origine, sous la forme d’une légende au bas d’un dessin. Dans ce contexte, Chloé peut tous nous traiter de cons, tout en précisant ultérieurement qu’elle se situe sur le registre du gag, du faire comme si (« j’voulais faire qu’on est cons mais c’est pas la vérité »).

Je placerais ici néanmoins une réserve : lorsque Chloé m’a annoncé vouloir faire découvrir l’Histoire des Êtres humains à sa classe ou à son groupe de la crèche, j’ai trouvé l’idée excellente tout en craignant que, si elle réalisait ce souhait, son enseignante ou ses éducatrices ne condamnent le langage qui s’y manifeste, ou ne renoncent carrément à présenter l’œuvre à la collectivité d’enfants.

« Livre » ? : Il faudrait user de guillemets peut-être, car en matière de livre, ce qu’on a là, ce sont six feuilles A4 pliées en deux et agrafées grossièrement par mes soins, l’œuvre pouvant ensuite venir se déposer sur ce support matériel rudimentaire. A aucun moment, cependant, Chloé n’a remis en question la légitimité de notre livre en tant que livre : il est peut-être plus moche que ceux qui se trouvent dans notre bibliothèque ? Il n’existe qu’à un seul exemplaire, alors est-ce un vrai livre ? Ces questions ne se sont pas posées, Chloé a décrété que nous faisions là un livre, point.

Processus de production : Pour chaque page du livre (à part la couverture, écrite en partie de la main de Chloé, à qui je dictais lettre après lettre), nous avons appliqué à peu près systématiquement la même logique de structuration, que j’ai (soyons honnêtes) proposé / imposé, afin de canaliser la créativité débridée de Chloé ou parfois éviter des redondances trop lourdes :

Identifier un thème dont Chloé souhaite parler, en lien avec notre sujet qui est donc « Les êtres humains ». A chaque page, cela m’amenait à lui demander : Et maintenant, tu voudrais parler de quoi, Chloé ? Que font les êtres humains d’intéressant à dire ?

Une fois le thème identifié, je prenais la dictée, Chloé ayant déjà l’habitude de me dicter des lettres qu’elle envoie à des ami·e·s à elle ou à des membres de sa famille. Cela donne le texte principal, en haut de chaque page ; pour composer ces textes, Chloé était fulgurante, à peine le thème déterminé, elle me lançait la ou les phrases et je les consignais sur le papier.

Chloé s’emparait ensuite immédiatement de ses stylos et illustrait la page en question.

Parfois, on ajoutait encore une légende, que Chloé me dictait, histoire de préciser ce qu’elle avait dessiné ou juste commenter un détail.

Adressage : A qui un enfant va-t-il destiner son livre ? On n’est certes pas tout à fait ici dans le même cas de figure que lorsque Chloé produit et nous offre des dessins à la chaîne, néanmoins il y a la même logique de circonscription aux espaces et aux personnes familières : Chloé n’est pas encore acquise à la croyance que la diffusion d’une œuvre peut concerner des personnes qu’elle ne connaît pas, un véritable public hors des sphères de familiarité qui sont les siennes. C’est ainsi que, quand je la questionne, elle dit envisager de faire lire son livre à des amies, ou à la crèche, ou à ses grands-mamans, mais quand je l’informe que son livre sera lu par des tas d’autres personnes encore (on ne sait pas forcément qui !), elle ne ­manifeste pas une grande résonance à cette idée[2].

Reproduction interprétative : Les enfants, pour reprendre le concept de reproduction interprétative de William Corsaro[3], contribuent activement à la préservation de la société ainsi qu’à sa transformation. Et dans ce cas précis, pour faire écho à cette idée, le véritable travail de composition qu’a opéré Chloé me semble à la fois totalement proche et totalement éloigné du monde culturel qui est le mien. Je pense que cela a trait au regard, à l’attention aux détails, aux assemblages réalisés (roter / musique, habiter… en prison), qui ouvrent un monde créatif inédit pour la personne que je suis. Il est fascinant de voir se construire à la fois du fondamentalement identique et du fondamentalement différent dans le processus créatif qui aboutit au livre qui nous occupe : je parle là de ma perspective, forcément limitée, sur le monde de ma propre fille : ce que je qualifie de « fondamentalement identique » c’est par exemple des expressions ou des manières de dire que je trouve chez moi-même et que j’imagine que Chloé a faites siennes et qu’elle a reproduites plus ou moins telles quelles. Aussi bien, ce que je considère comme « fondamentalement différent » peut ne l’être que faute d’avoir accès à la culture que ma fille incorpore au contact du monde, je pense ici à la formule « A moué mou ma-ma si », que je prenais au départ pour une forme improvisée et qui provient en fait, comme Chloé m’en a informé ultérieurement, d’un dessin animé qu’elle regarde souvent. Une culture enfantine se déploie, qui est en propre celle de ma fille (et de ses pair·es) bien qu’elle soit largement façonnée par le contact avec les autres cultures qui l’environnent. Les adultes ont la chance parfois de se voir permettre un accès (toujours partiel, limité) à ce monde singulier, accès qui peut être médiatisé comme dans le cas présent par une activité réalisée en commun.

Voici donc Le Livre des Êtres humains, suivi d’une lecture-discussion entre les auteurs, puis d’une brève partie conclusive.

L’Histoire des Êtres humains[4]

Retour et commentaires sur L’Histoire des Êtres humains

A la perspective du présent article, j’ai relu avec Chloé L’Histoire des Êtres humains et retranscrit ci-après nos commentaires, sur le vif, tels que je les ai enregistrés au format audio. Cela me semblait une manière vivante d’effectuer, avec la principale autrice de l’œuvre, un retour sur cette entreprise qui visibilise la manière dont Chloé perçoit et s’approprie sa propre production culturelle, voire, on le verra, y apporte encore une légère modification.

1.

Texte: Les êtres humains étaient des êtres qui sont aussi des animaux. Mais ce sont aussi des êtres très vivants et humains. Ils se baladent sur la planète Terre et, puis aussi, ils se baladent dans les pays.

Commentaire: Chloé rigole au moment de l’identification des humains au monde animal. Revoir les humains qui marchent sur la planète la fait également rire : « Là y a un monsieur assis, et là y a un monsieur qui va aller en dessous de la Terre, juste ici. »

2.

Texte: Les êtres humains mangent de la vraie nourriture, comme par exemple des pizzas. Ils boivent du sirop ou de l’eau.

Commentaire: Chloé : Là c’est toi (à gauche) et là c’est maman. Maman, elle, elle a une pizza avec un jus, papa, lui, il a une bière, parce qu’il adore les bières.

Et Chloé insiste ici pour rajouter (en bleu) de la fumée qui sort de la bière de papa, et elle précise que ce qu’on voit sur l’image, c’est une bière chaude d’où sort de la fumée.

3.

Texte: Des fois, les humains meurent.

Légende: Une dame qui meurt.

Commentaire: Je demande à Chloé si la signature qu’elle a apposée au-dessus de son personnage signifie que c’est elle, Chloé, qui meurt dans ce dessin. Elle répond : « Non, c’est une vieille dame et moi j’suis pas une vieille dame ! »

4.

Texte: En fait, les êtres humains sont bien réels. Des fois, ils meurent très bientôt.

Légende: Un être humain avec une sucette (il va bientôt mourir).

Commentaire: Chloé : Là c’est un être humain avec une sucette avant de mourir… (puis, l’air très surpris) mais en vrai, c’est moi !

Quentin : C’est toi avant de mourir ? Et ça te fait peur de mourir bientôt sur ce dessin ?

Chloé : (rires) Nonnnnnnnnn ! J’ai fait un petit gag en le faisant ! Avec mes cheveux bouclés.

5.

Texte: Les êtres humains vivent dans la Suisse. C’est un pays, la Suisse. Il existe et il est bien réel.

Légende: Le drapeau suisse avec à côté un être humain.

Commentaire: Quentin : Les humains vivent dans la Suisse, tu dis ?

Chloé : Ouais, parce que là j’ai fait le drapeau suisse avec la croix à côté de moi.

Quentin : Mais est-ce que tu veux dire que tous les humains vivent dans la Suisse ?

Chloé : Tous les humains, oui. Tous.

Quentin : Même ceux qui vivent en Italie ?

Chloé : Non ! Tous nos amis qui sont dans la Suisse, mais pas ceux des autres pays. C’est que nous, les êtres humains qui sont dans la Suisse.

Quentin : Donc tous les humains sont dans la Suisse ?

Chloé : Oui… euh, non, non ! Mais tu comprends, ceux qui sont dans la Suisse, y sont dans la Suisse, et ceux qui sont dans les autres pays sont dans les autres pays, donc y sont pas dans la Suisse. (Elle semble un peu irritée à présent.) Pas tous les êtres humains sont dans la Suisse. Moi j’dis pas ça !

6.

Texte: Les êtres humains ont un corps très spécial pour vivre.

Légende: Exemple de corps humain (avec des cœurs).

Commentaire: Quentin : On pourrait presque appeler ça un « cœur humain » ?

Chloé : Ouais ! Ou plutôt qu’un ventre humain ! Ou plutôt qu’un ventilateur humain !

7.

Texte: Les êtres humains font de la musique, des fois.

Légende: Un être humain qui a une sucette et qui fait de l’harmonica.

Commentaire: Chloé : Est-ce que ça existe, les harmonicas ?

Quentin : Oui, bien sûr ! C’est des instruments de musique dans lesquels on souffle pour faire des notes.

Chloé : J’aimerais bien avoir un harmonica moi.

8.

Texte: Les êtres humains rotent. Roter, c’est une sorte de musique dans le corps des êtres humains.

Commentaire: Chloé : Là j’ai écrit « ROTE » ! (Ricanements satisfaits.) Là c’est moi qui fais « ROTE » ! C’est moi qui rote !

Quentin : Moi j’aime bien ton idée que roter, c’est un peu comme de la musique.

Chloé : Ah tu aimes bien mon idée ?

9.

Texte: Les humains ont de l’amitié dans leurs cœurs. Ils ont beaucoup d’ami·e·s quand ils sont capables d’agir.

Légende: Trois amis cons

Commentaire : Chloé : (Rires) C’est malpoli, con ! Parce qu’une fois, je t’avais dit : « Mais t’es con. »

Quentin : Pis, je m’étais énervé, tu te souviens.

Chloé : Oui.

Quentin : Mais, en fait je crois que c’est à cause de moi qu’on a marqué « Trois amis cons », parce que je t’avais parlé des « trois cons » dans Pierre la Police (ndla : un auteur de bandes dessinées)… C’est moi qui avais proposé qu’on écrive ça.

Chloé : Parce que là c’est moi, toi, et maman ! C’est pour te faire un petit gag que c’est nous trois qui sont cons.

Quentin : Ah !… Mais… pourquoi tu as dessiné toi, papa et maman alors qu’on parle des amis ?

Chloé : (Réfléchit quelques secondes) Ben passque… on est quand même amis mais on est cons !

Quentin : (Rires.)

Chloé : Mais c’est pas la vérité hein ! Mais je voulais faire ça, j’voulais faire qu’on est cons mais c’est pas la vérité.

Quentin : C’est pas la vérité, ok, je comprends.

10.

Texte: Les humains habitent dans des endroits très différents comme par exemple une prison d’amour, une prison de Boubou Gaga Flan Flan Flan, ou encore un appartement.

Légende: C’est une maison avec un être humain à côté.

Commentaire: Chloé rigole à la mention du deuxième type de logis, et elle précise que le personnage sur le dessin est elle-même dans sa maison.

11.

Texte: Le cul-cul est une partie des êtres humains. C’est le glé-glé du cul-cul. A moué mou ma-ma si.

Légende: Un derrière avec des yeux et des trous de nez.

Commentaire: Chloé est pliée de rire à chaque lecture de cette page, elle me demande de la lire une seconde fois, je m’exécute.

Chloé : J’avais très envie de dire une chose très drôle sur les êtres humains.

Quentin : C’est quoi la chose très drôle que tu avais envie de dire ?

Chloé : (Rires) C’est le glé-glé du cul-cul a moué mou ma-ma si !

Quentin : Ah ouais, je comprends !

Chloé : Je l’adore, elle est trop drôle.

12.

Texte: Le scotch brillant est un jouet qui appartient aux êtres humains. Le scotch est pour accrocher des choses, comme par exemple des dessins ou des trucs comme ça.

Légende: Des bouts de scotch.

Commentaire: Sans commentaire, juste un petit rire amusé.

13.

Texte: Le corps des êtres humains est très très spécial.

Commentaire: Sans commentaire, Chloé est déjà en train de regarder la page d’après.

14.

Texte: Les voitures sont un objet que les êtres humains conduisent, mais pas les enfants, car ce n’est pas un jouet pour les enfants.

Légende: Une voiture qui part en vacances, avec trois valises sur le toit.

Commentaire: (Rires de Quentin et de Chloé.)

Chloé : C’est une dame dans une voiture avec pleinnnnnnn de roues !

15.

Texte: Les enfants font aussi caca, pas que les êtres humains.

Légende: Deux crottes l’une sur l’autre qui se donnent la main.

Commentaire: Chloé : Là c’est un concombre qui fait caca sur un autre concombre !

Quentin : Non, t’as écrit « Deux crottes l’une sur l’autre qui se donnent la main »…

Chloé : Ah ouais… (rires des deux)

16.

Texte: La tête est une partie des êtres humains qui est très spéciale. Dessus il y a les yeux, le nez et tout ça.

Légende: Mon dessin signale une tête d’un être humain avec un cœur en dessus.

Commentaire: (Juste des rires.)

17.

Texte: Les lèvres sont une partie très spéciale des êtres humains. Elles permettent de manger.

Légende: Les lèvres.

Commentaire: Sans commentaire.

Perspectives et questionnements

L’expérience relatée ici a bien sûr des particularités qui ne permettent pas d’en tirer des conclusions directes pour la pratique professionnelle, puisqu’elle a eu lieu dans le cadre privé et entre une enfant et son père. Elle est porteuse toutefois d’indications générales qui paraissent significatives et transférables. Cela est certes peu original, il semble pourtant essentiel de relever à quel point adultes et enfants « ne vivent pas exactement dans le même monde » en termes de représentations. La question qui se pose alors est de savoir à quel monde nous participons, lorsque nous sommes dans une relation participative entre enfants et adultes : au monde des enfants, ou à celui des adultes ? Pour être plus précis, demandons-nous quel est le statut de chaque « culture » en présence, ou de chaque point de vue (celui de l’enfant, celui de l’adulte) sur le monde, dans une expérience participative de cette sorte ? Nous voyons que Chloé parle notre langue, mais aussi une « autre langue » ; nous voyons qu’elle développe une compréhension de l’environnement qui ne correspond pas complètement à la nôtre et s’en différencie de façon assez marquée parfois. Cela nous amène à faire deux remarques. La première est que très souvent, probablement, les expériences participatives menées avec des enfants sont des modalités de socialisation permettant de réduire l’écart entre une vision enfantine du monde et la compréhension du monde « tel qu’il est en réalité ». Autrement dit, la participation est souvent et avant tout une forme de socialisation, voire de « normalisation ». Le caractère participatif de cette socialisation n’est évidemment pas anodin, puisqu’il l’oriente vers une norme dans laquelle chacun·e « a son mot à dire » : cela reste toutefois (avant tout) de la socialisation. La deuxième remarque est que, pour accéder au monde de l’enfant, ou pour le faire advenir dans la relation, il faut une importante base de confiance. L’expérience narrée ici repose en effet sur un lien privilégié entre une fille de 5 ans et son père, qui ont l’habitude de coopérer régulièrement. Si la configuration relationnelle parent-enfant n’a pas d’équivalent strict dans une structure professionnelle d’accueil collectif de jour, nous pouvons néanmoins retenir que la confiance est un prérequis incontournable, si nous souhaitons effectivement accéder aux représentations à l’œuvre chez l’enfant. Cela inscrit alors le projet de participation des enfants dans les perspectives de l’éducation lente (slow education) à notre avis.

Au final, il nous semble que le principe ou le projet de participation de l’enfant doit être contextualisé et mis en perspective. Il n’est pas possible de le considérer isolément dans le projet éducatif global d’une institution, et il conviendrait d’expliciter plus clairement les liens qui l’articulent aux projets de socialisation et d’autonomisation de l’enfant par exemple, en montrant en quoi il teinte ces perspectives-là. Et il nous semble enfin que s’il peut exister une participation effective et concrète des enfants à un faire-œuvre (la construction d’un livre ici), il y a toute une dimension de ce qu’expérimente réellement le jeune enfant dans cette activité qui nous échappe probablement : que faisons-nous alors de cela ?

Chloé Tschumi
et Quentin Nussbaumer

 

[1]-On pourrait imaginer classer le présent livre dans la catégorie forgée ad hoc des « livres savants comiques »… mais je ne suis pas sûr que Chloé serait d’accord.

[2]-Quand j’explique par exemple à Chloé que le livre sera lu en grande partie par des éducatrices, elle me demande immédiatement si je veux parler de ses éducatrices, à elle, qu’elle voit deux jours par semaine.

[3]-Corsaro, William (1992), « Interpretive Reproduction in Children’s Peer Cultures », Social Psychology Quarterly, vol. 55 (2).

[4]-Le processus de scannage de l’histoire étant lui-même fait maison, on trouvera ici et là des bouts de textes légèrement rabotés à la marge, ou difficilement lisibles. C’est la raison pour laquelle la partie qui succède directement à celle-ci reproduit l’intégralité des textes de L’Histoire des Êtres humains.

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