Participation, consommation et surstimulation ?

Quand le choix pédagogique nécessaire à un accueil adapté des jeunes enfants en établissement d’accueil collectif est sacrifié : quelles perspectives éducatives pour les équipes ?

La participation est l’un des principes de base de la Convention relative aux droits de l’enfant, où ce dernier est reconnu comme entité juridique indépendante. La participation y est par ailleurs considérée comme une condition préalable importante pour le développement optimal, la réussite des processus d’apprentissage et d’éducation des enfants, ainsi que pour leur bien-être.

Mais comment appliquer la notion de participation de l’enfant à nos pratiques éducatives dans l’accueil professionnel du jeune enfant en EAJE ?[1]

Dans le canton de Fribourg, en Suisse, le Centre universitaire pour l’éducation de la petite enfance (ZeFF) a créé le projet « Participation dans la petite enfance : un projet pratique basé sur l’ethnographie concernant la participation des enfants dans les crèches suisses »[2], qui s’intéresse aux conditions rendant possible la participation des enfants, dans les crèches notamment. Il cherche à évaluer comment les enfants de 0 à 4 ans se rendent acteurs de la vie de la crèche et comment ils façonnent et influencent la vie quotidienne. Par ailleurs, l’étude cherche à comprendre ce qui est important pour les enfants en termes de participation et comment cette participation se décline en fonction de différents contextes (la famille, la crèche, le système scolaire et les espaces publics). Cette étude, dont les résultats ne sont pas encore disponibles, montre combien cette notion de participation questionne actuellement les professionnel·les s’occupant de l’enfant.

1. Qu’entendre par participer ?

En France, la prise en charge de l’enfant en EAJE est portée depuis longtemps par des projets pédagogiques propres à chaque structure et qui rendent compte des spécificités d’accueil qu’une équipe offre aux enfants. Parmi les thèmes-phares figurant dans ces documents, se trouve très souvent celui de la participation des familles à l’accueil. Pour autant, dans les faits, les parents participent peu. Une étude de dix projets d’établissement, choisis de manière aléatoire sur internet, montre que la participation des parents est un vœu pieux.

Les projets d’établissement sont construits en deux « étages » : un étage social et un étage éducatif. Dans l’étage social, la participation des parents est évoquée comme un principe. Cependant, dans l’étage éducatif, aucune mention de la participation des parents à la question éducative n’apparaît, ce que corrobore l’ensemble des actions d’accompagnement des équipes à l’élaboration de leur projet d’établissement que l’Iris[3] mène, dans le cadre de ses actions de conseil au sein des EAJE.

L’étude menée par une étudiante[4] en formation d’EJE[5], dans le cadre de son mémoire de fin d’études, au sein de quatre établissements d’accueil du jeune enfant, met en évidence que, d’une part, les professionnel·les ne savent généralement pas que la mission des EAJE comprend une participation des parents et, d’autre part, que les parents, au-delà d’un échange bi-quotidien (accueil du matin et retrouvailles du soir), axé sur la physiologie de l’enfant, ne sont pas davantage impliqués au sein de l’EAJE.

Du côté de l’enfant, la participation s’entend la plupart du temps en lien avec la question de l’autonomie et amène à interroger ce qui permet d’accompagner l’autonomisation de l’enfant au quotidien. Cette notion d’autonomie fait l’objet d’une interprétation polymorphe qui risque de se décliner, non pas dans le sens d’un enfant pensé comme réel sujet et acteur, mais plutôt dans le sens d’un alibi activé dans une situation artificielle aux bénéfices principalement des adultes prenant en charge l’enfant.

L’article 12 de la Convention des droits de l’enfant (CDE) pose comme indispensable « Le respect de l’opinion de l’enfant ou le droit à la participation »[6] : ce principe exige pour les enfants le droit d’exprimer librement leurs opinions, et que ces opinions soient dûment prises en considération. Les enfants sont ici considérés comme membres à part entière de la communauté. Pour autant, la CDE ne place pas l’enfant au-dessus de l’autorité ou de la responsabilité parentale.

Platon est le premier à avoir thématisé l’idée d’« opinion » en philosophie. Dans « La République »[7], il présente l’opposition de la doxa (l’opinion) et de l’épistémè (le savoir). Le savoir permet d’agir sagement. Si l’enfant de moins de 6 ans a indéniablement des opinions, peut-il pour autant agir sagement alors qu’il n’a pas toujours connaissance, par exemple, d’un danger physique ou de règles sociales ? C’est en cela qu’il est du devoir de l’adulte de le protéger et de le guider.

L’opinion serait en réalité non pas le contraire du savoir, mais son préambule, un premier signe d’effacement de l’ignorance. Avant de savoir par expérience qu’on se brûle avec le feu, ne pressent-on pas le danger ? Pourtant, seul le contact réel du feu permet de découvrir sa dangerosité effective. L’opinion, le sentiment vague, prépare donc la connaissance dans bien des cas. Elle tiendrait une place à mi-­chemin entre ignorance et savoir, au sens où elle n’est encore ni fondée, ni démontrée. L’expression de l’opinion par l’enfant donne aux adultes une connaissance de là où en est l’enfant dans son rapport au monde extérieur à un moment donné. L’enfant se présente alors comme sujet d’expression.

Les travaux de Freud au début du siècle ont mis en avant le principe de plaisir et le principe de réalité dans le fonctionnement psychique. Freud considère que la transition du principe de plaisir au principe de réalité constitue un progrès crucial dans le développement du Moi. « Le Moi ainsi éduqué, est devenu “raisonnable”, il ne se laisse plus dominer par le principe de plaisir, mais se conforme au principe de réalité qui, au fond, a également pour but le plaisir, mais un plaisir qui, s’il est différé et atténué, a l’avantage d’offrir la certitude que procurent le contact avec la réalité et la conformité à ses exigences. » [8] Or, il faut du temps pour que l’enfant devienne capable de différer le plaisir au nom du principe de réalité. Dès sa naissance, il cherche à obtenir le plaisir de la satisfaction. Si les besoins de l’enfant ont été assez satisfaits, il va développer le désir. Le désir est avant tout inconscient et ignore le réel. Il est assujetti au principe de réalité pour devenir réalisable. Pour Lacan[9], le besoin est conscient, de même que la demande, mais le désir est inconscient et s’exprime consciemment au travers de l’envie. C’est elle qui s’exprime en permanence chez l’enfant. L’envie fait de l’enfant un sujet désirant et la reconnaissance de ses envies et de son désir lui permet de prendre place comme sujet, préalable nécessaire à l’expression d’opinion.

2. La participation de l’enfant comme faisant de lui un sujet acteur

De l’autonomie à la participation

Par participation, nous entendons la possibilité donnée à l’enfant d’être créatif et de développer ses compétences. Notre réflexion s›appuie entre autres sur la pédagogie Reggio-Emilia[10]. Notre expérience des EAJE nous amène aussi à concevoir l’autonomie comme la possibilité donnée à l’enfant d’exercer des actions qu’il reconnaît comme siennes et exerce librement. Comme le souligne Judith Falk[11], les définitions de l’autonomie sont nombreuses et amènent à des pratiques très variées concernant l’accompagnement de l’enfant vers l’autonomie. Ainsi écrit-elle que « quelques crèches sont très fières de la précocité des enfants qu’elles accueillent, surtout en ce qui concerne les besoins corporels. Le but est de les rendre autonomes dans certains domaines pour que l’adulte puisse ainsi gagner du temps pour des tâches plus “valorisées”. » Cette citation est évidemment en lien avec notre questionnement initial sur le soutien à l’autonomie de l’enfant comme le conduisant ou non à la participation. La participation et l’autonomie peuvent s’articuler avec les principes de l’Education Nouvelle, cette pédagogie étant construite sur les principes d’une participation active des enfants à leur propre formation. Celle-ci organise l’apprentissage des enfants pour leur permettre de créer leurs propres savoirs et s’oppose à un savoir conçu comme accumulation de connaissances. Par exemple, un bébé qui fait tomber et retomber un hochet découvre sans le savoir le principe de la pesanteur, « apprend » d’une certaine façon que les objets qu’on lâche tombent au sol en principe, mais il apprend surtout que, dans la plupart des cas, on va lui redonner son hochet, et qu’il a donc un effet, un « pouvoir » sur son environnement. Les « savoirs » créés par l’enfant au travers des expériences qu’il initie et / ou qu’il invente sont des facteurs de progrès global. Ces expériences de l’enfant se déclinent en lien avec le développement de sa logique comme le montre très bien Piaget lorsqu’il décrit les étapes du stade sensori-moteur chez l’enfant. Les répétitions d’actions de 4 à 8 mois (réactions circulaires secondaires) de même que la coordination des schèmes secondaires entre 8 et 12 mois et les réactions circulaires tertiaires, témoignent bien de la création de savoirs chez l’enfant à un âge où il est non parlant[12].

Au début du XXe siècle, différentes personnalités vont s’intéresser à une autre manière d’éduquer : Adolphe Ferrière, Edouard Claparède, Emile Coué et Roger Cousinet créent la Ligue internationale pour l’Education Nouvelle (LIEN). Chacun promeut des travaux différents, mais tous convergent vers une mobilisation de principes identiques, tels que l’importance que l’enfant développe ses propres savoirs et ne soit pas soumis à une pédagogie qui se limiterait à de l’enseignement de connaissances.

L’Education Nouvelle part des centres d’intérêts « naturels » de l’enfant et s’efforce de susciter l’esprit d’exploration et de coopération à travers une organisation riche, variée, stable et structurée de l’espace. L’organisation de l’espace de vie doit lui permettre de trouver les supports correspondant à ses centres d’intérêts qui vont le motiver à participer à sa propre formation au travers d’expérimentations dont il est l’auteur.

L’Education Nouvelle se centre sur le développement global de l’enfant sans hiérarchie d’importance des dimensions affective, cognitive, sociale, émotionnelle et des différents domaines éducatifs : intellectuel, artistique, physique, manuel et social.

Comment accompagner l’autonomisation de l’enfant ? De quels outils disposent les professionnel·les pour satisfaire le droit à la participation et son corollaire le droit au développement de son autonomie ? Nous nous appuyons ici sur l’article 13 de la Convention des droits de l’enfant faisant état du droit à la participation. Dans notre perspective, l’autonomie apparaît comme articulée au droit à la participation, puisque la participation ne peut s’entendre comme imposée.

Pour le philosophe français Dany-Robert Dufour, du fait de son inachèvement, l’être humain serait un être intrinsèquement prématuré, dépendant de la relation à l’Autre[13]. Cet accent porté sur la notion d’immaturité nous amène ici à réintroduire la question de la néoténie pour comprendre la façon dont les adultes peuvent permettre à l’enfant d’exprimer son opinion, donc de participer, non comme un adulte disposant du langage, mais comme un“infans”, celui qui ne parle pas. Pour cela, l’observation reste le premier outil des professionnel·les.

L’observation: un outil au service de l’accompagnement de l’enfant

L’observation est l’outil privilégié pour soutenir le développement de l’enfant dans le respect de ses compétences et de ses ressources. Comme l’a constaté Emmi Pickler, les professionnelles qui s’occupaient des bébés abandonnés ou maltraités devaient trouver une juste distance professionnelle, offrant une proximité suffisante avec les enfants, pour qu’un lien d’attachement se construise, tout en permettant ensuite à celui-ci de s’attacher à de nouveaux adultes susceptibles par exemple de l’adopter. Par ailleurs, la mise en place de soins attentifs, sans être maternels au sens strict, a permis d’éviter les effets catastrophiques des carences parentales. C’est de ces réflexions sur l’accompagnement d’enfants placés qu’est née la pédagogie Loczy[14] fondée sur les notions de motricité libre, de reconnaissance des compétences de l’enfant et s’attachant au respect de sa dimension de sujet. Or, c’est bien de l’enfant comme sujet que nous nous préoccupons en respectant son droit à la participation et à l’autonomie. Soutenir les équipes dans la mise en place d’observations régulières apparaît ainsi un préalable à la participation et au développement de l’autonomie de l’enfant. L’observation doit d’abord être définie dans ses objectifs, parmi lesquels on peut nommer le fait d’identifier les compétences de l’enfant : en fonction de son développement moteur, les accueillant·es pourront respecter sa motricité pour lui permettre de l’expérimenter sereinement sans générer un trop-plein d’excitation, repérable quand on anticipe sur des actions motrices que l’enfant n’est pas en capacité de réaliser. L’observation suivante est assez représentative des effets de l’anticipation des compétences d’un enfant par un adulte.

Entre le pire et le pire – Collectif CrrC

Participer ou faire participer?

J’arrive dans une section de bébés. Surprise, je vois Margot (9 mois), Oscar (10 mois) et Justin (11 mois) à cheval sur des camions-porteurs. Aucun d’entre eux n’a acquis la marche et ne sait monter seul·e sur les camions. Margot ne bouge pas et regarde fixement devant elle. Ses pieds touchent à peine le sol. Oscar cherche du regard l’adulte et tend la main vers elle ; de l’autre, il attrape l’épaule de Justin. L’accueillante est auprès d’eux et appuie sur le klaxon des camions. Elle rit et prend les mains des enfants pour qu’ils klaxonnent. Une professionnelle sort du dortoir et s’exclame : « Que vous êtes grands ! Vous faites du camion ! » Margot tourne sa tête et son buste vers la voix, se déséquilibre et tombe, entraînant Oscar et Justin dans sa chute. Les deux adultes se précipitent et consolent les camionneurs malheureux.

Reprenant la scène en réunion, je questionne les collègues sur leurs ressentis lors de cette courte séquence. Elodie m’explique : « Ils avaient tellement l’air d’avoir envie de monter sur les camions que je les ai mis dessus. » Ou : « C’est difficile de les voir essayer de monter sans réussir. Ils pleurent et cela me rend triste pour eux. »

On voit ici combien l’adulte projette sur l’enfant un désir d’autonomie qu’il ne peut encore réaliser. L’observation de là où en est réellement l’enfant permettrait au contraire de travailler sur la verbalisation à l’enfant de son vécu interne. Ici, les trois enfants mettent en avant dans leur diverses postures et expressions un sentiment d’insécurité, perceptible à la fois dans leur tension musculaire (due à la perte de points d’appui) et dans leurs expressions (figement du regard, crispation de la bouche…).

Une observation soignée permet de repérer les ressources qu’a l’enfant face à une situation, ce qui permet à l’adulte de laisser l’enfant tenter de régler son problème. Si celui-ci y arrive, cela renforce son sentiment d’estime de soi et l’aide à se sentir indépendant. Grâce à la verbalisation, l’adulte va aussi valoriser l’enfant en soulignant la dimension appropriée de « la solution » qu’il aura trouvée. Différencier ressources et compétences semble important, car l’enfant peut, à certains moments, ne pas avoir la ressource de faire face à une difficulté, alors même qu’il en a la compétence.

Identifier une ressource pour accompagner la perte temporaire d’une compétence

Romy (8 mois) se déplace bien à quatre pattes mais depuis quelques jours, elle présente des signes nets d’angoisse de séparation. Alors même qu’elle sait se déplacer, elle ne peut plus utiliser cette ressource lorsqu’une figure étrangère entre dans la section. Elle s’assoit alors et pleure en tendant les bras vers sa référente assise plus loin. En dépit des exhortations, Romy ne se déplace pas jusqu’à elle, ce qu’elle fait pourtant quand il n’y a pas de figure étrangère présente. Romy peine à utiliser ses compétences motrices pour se rassurer en rejoignant l’adulte. Ses ressources sont temporairement fragilisées par le stade de développement affectif traversé.

Lors d’un échange en réunion, la référente dit qu’elle comprend que Romy est en difficulté, mais qu’elle hésite à se rapprocher de Romy, au nom de l’indépendance qu’elle avait antérieurement acquise. Elle ne veut pas la rendre « dépendante et capricieuse ». Pourtant, Romy exprime une détresse qui est perçue, mais conduit l’adulte à stimuler l’enfant pour qu’elle participe sans qu’elle en ait la ressource.

A partir de ces observations, nous pouvons souligner que la notion de participation peut se comprendre dans une confusion avec « faire participer ». L’adulte confronté·e à la néoténie de l’enfant ressent parfois une anxiété face à la dépendance importante du tout-petit. Il perçoit les compétences, mais peine à tolérer que celles-ci régressent parfois temporairement du fait des aléas du développement affectif. Il cherche donc souvent d’autant plus à obtenir de l’enfant qu’il participe au nom de l’accompagnement de l’enfant. Or, cela ne permet pas réellement l’autonomie, puisque l’enfant ne peut pas s’approprier ses actions comme lui appartenant.

III. Faire de la participation de l’enfant l’alibi d’une justification éducative au bénéfice des adultes

Cette question de l’alibi de la participation de l’enfant au nom de son développement, dans une dynamique de « faire faire », peut se questionner à partir de la vignette suivante.

Conception du travail par les accompagnant·es éducatifs·ives

Ce matin, comme tous les matins, les enfants âgés de 24 à 28 mois, arrivent à la crèche et sont accueillis dans un espace aménagé pour leur permettre de jouer. L’espace est équipé d’un coin de jeux symbolique, type dînette, d’un autre de type « animaux de la ferme », et d’un coin de jeux de constructions. Les enfants peuvent aussi utiliser des porteurs. Les professionnelles accueillent les familles qui continuent à arriver, ou échangent, notamment pour finaliser l’organisation de la journée. Elles ne perdent pas les enfants de vue, mais leur attention n’est pas pleinement disponible pour eux. Les enfants sont actifs et l’ambiance tumultueuse.

Le temps de concertation terminé, Edwige, auxiliaire de puériculture, dit : « Bon nous avons fini, maintenant au travail. »

Les quatre professionnelles se lèvent et se dirigent chacune vers un coin de l’espace. Chacune appelle les enfants qui font partie d’une liste constituée pendant leur temps de concertation. Les enfants appelés doivent lâcher ce qu’ils ont entrepris, pour aller faire une activité qui a été organisée et à laquelle les adultes les ont inscrits (collage de gommettes, jeux d’encastrement, abaques, memorys).

La vignette montre que l’organisation des activités proposées aux enfants ne tient pas compte de la participation, puisqu’il leur est demandé de faire « ce que les adultes proposent », au nom d’une organisation bénéfique à leur développement. De plus, depuis une trentaine d’années, les conditions d’accueil en EAJE tendent à se dégrader sur le plan quantitatif, questionnant de fait la qualité d’un accueil fondé sur une diminution des quotas d’encadrement et rendant de plus en plus difficile l’organisation du « faire participer ».

Comme le stipule la réponse du Secrétariat d’Etat auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé [15] publiée dans le JO Sénat du 24 octobre 2019, p. 5420 : La réglementation actuelle stipule que les établissements doivent assurer un ratio d’un professionnel pour cinq enfants qui ne marchent pas et d’un professionnel pour huit qui marchent (art. R. 2324-43 du code de la santé publique). Cette disposition n’est pas satisfaisante. D’une part, le critère de motricité fait l’objet d’interprétations plurielles et le développement moteur de l’enfant n’est pas linéaire. D’autre part, des taux différenciés selon un critère de motricité, qui distinguent la France par rapport à ses voisins, sont difficiles à contrôler. Cela amène des services de PMI des conseils départementaux à recommander et à contrôler un taux unique moyen d’un professionnel pour six enfants. Deux options de simplification sont proposées : A / un taux variable selon l’âge de l’enfant (un professionnel pour cinq enfants de moins de 18 mois, un professionnel pour huit enfants de 18 mois et plus) ; B / un taux unique d’un professionnel pour six enfants, laissant le gestionnaire la mission de répartir les moyens de manière à répondre au mieux aux besoins des enfants.

Aujourd’hui, en structure d’accueil, les enfants sont de plus en plus nombreux à être accueillis. Comme le précise le texte : Deux options ont été proposées : A / la possibilité pour tout établissement d’accueillir jusqu’à 20% d’enfants au-delà de sa capacité autorisée, à condition de ne pas dépasser un taux d’occupation horaire hebdomadaire de 100% ; B / la possibilité pour tout établissement d’accueillir jusqu’à 15% d’enfants au-delà de sa capacité autorisée pendant vingt heures chaque semaine, à répartir selon les besoins d’accueil identifiés par le gestionnaire.[16]

Face à ces modifications légales, les professionnel·les de l’enfance se retrouvent souvent démuni·es et l’accueil au sein d’une collectivité devient plus aléatoire. Le risque est alors de se saisir de la notion de participation et d’autonomie pour justifier des pratiques visant à favoriser le « faire tout seul ». Cette logique est le plus souvent présentée aux parents sous une forme valorisée, pourtant elle ne s’appuie pas sur les besoins de l’enfant mais sur la nécessité de trouver des solutions pour faire face au manque de disponibilités du personnel. L’accueil peut être aujourd’hui ce que Sylviane Giampino n’hésite pas à qualifier de surstimulation [17]. Elle souligne dans ce rapport combien le terme de stimulation est utilisé en EAJE en lien « avec une volonté de recentrage éducatif ». Certains EAJE demandent ainsi de plus en plus de « travail assis » et mettent en place des tâches déjà très scolaires. « Une telle approche comporte un risque de prépondérance du cognitif sur l’affectif et le relationnel ; et quand bien même les stimulations cognitives accéléreraient certaines acquisitions formelles (couleurs, signes, mots), ceci rend-il l’enfant plus intelligent et épanoui à long terme ? »

Ce constat de Sylviane Giampino sert notre questionnement concernant la mise en place de pratiques visant à accélérer l’autonomie de l’enfant sans respecter son envie de grandir et de faire seul. D’un certain côté, la proposition faite à l’enfant de devenir autonome s’appuie sur une valorisation parfois factice de ses compétences et masque en fait une logique de rendement. Par exemple, peu d’établissements fonctionnent en pratiquant le coucher échelonné. Les enfants sont couchés tous ensemble (dans les sections de moyens et de grands) et des notions comme les pauses des professionnel·les ou la nécessité de faire le ménage rythment ce coucher davantage que le rythme individuel de l’enfant. Or, pour pouvoir respecter l’horaire du coucher, il faut tenir compte du temps de repas et donner à ­manger individuellement aux enfants prend du temps. Plus l’enfant mange de façon autonome jeune, plus ce planning horaire sera facile à respecter.

Cette tendance à promouvoir une autonomie de l’enfant est servie également par une tendance sociétale de pression sur l’enfant via ses parents. Ceux-ci, dans le souci de donner toutes ses chances à leur bambin pour sa vie future, oublient parfois que bien grandir, c’est avant tout suivre son rythme. Combien de parents inscrivent leur petit de 2 ans à des cours d’anglais « ludiques », bien sûr favorisant l’entrée dans un bilinguisme ? Combien d’établissements proposent-ils actuellement des projets fondés sur les langues au nom de l’ouverture au monde ? L’intérêt pour l’enfant est plus que discutable et, surtout, quelles attentes ces projets masquent-ils en réalité ? L’attente d’un enfant intellectuellement hypergratifiant qui serait à l’image de ses bons parents ? La tendance à l’hyperstimulation apparaissant dans notre société moderne et anxieuse, se retrouve donc aussi bien du côté des parents que des professionnel·les, qui s’alimentent parfois mutuellement dans la tendance à promouvoir le « faire faire à l’enfant », faisant du concept de participation un leurre dissimulant une logique de surstimulation.

Entre 2019 et 2022, nous avons organisé vingt sessions de formation de quatre jours à destination d’EJE en exercice au sein d’un EAJE, soit environ 300 EJE en activité professionnelle. Cette formation est centrée sur la fonction de psycho-pédagogue de l’EJE et sur sa place au sein des équipes pluriprofessionnelles. L’analyse de ces sessions de quatre jours de formation fait apparaître que plus de 90% des stagiaires ont comme problème majeur l’adaptation du modèle « traditionnel » pédagogique aux nouvelles contraintes réglementaires, auxquelles s’ajoutent des problèmes d’absentéisme. Pendant la formation, la plupart des stagiaires ont compris l’importance de se saisir des nouvelles contraintes pour changer le modèle pédagogique : passer du « faire faire » à la promotion, au soutien et à l’encouragement du « faire », de l’expérimentation.

Nous constatons de fait que les équipes sont confrontées à des évolutions réglementaires dans la réalité. Ces évolutions pourraient les amener à modifier leurs pratiques. Les adultes tentent actuellement de plus en plus d’intégrer ces obligations à leur organisation, tout en préservant « leur modèle » de faire participer l’enfant. Si ces nouveaux principes de réalité peuvent s’avérer difficilement contournables, pour autant, l’accompagnement des équipes doit aussi évoluer pour répondre à leurs besoins. Cela passe en France par un travail conjoint entre psychologues et EJE, visant à aider les équipes à construire et intégrer un modèle où l’enfant participe à sa propre formation, non pas au nom d’une exigence d’autonomie plus précoce, mais au rythme de son propre développement. Sans résoudre l’ampleur des difficultés liées aux modifications réglementaires, cela permettrait de mieux y faire face et, notamment, de recentrer la question éducative sur la participation et l’autonomie.

Cela suppose une conception de l’activité des équipes beaucoup plus centrée sur l’attention portée à l’enfant, ainsi que sur une fonction contenante sous-tendue par l’observation. Celle-ci suppose également que l’adulte recueille l’expression des opinions de l’enfant sans attendre qu’il le fasse de lui-même, mais en s’obligeant, en qualité d’adulte responsable, à organiser l’espace-temps d’une manière riche et variée qui permette à l’enfant les explorations dont il a besoin pour se développer. L’adulte est donc amené·e par le recours à l’observation à modifier sa posture et à ainsi accepter le paradigme de l’enfant auteur-acteur de son développement.

Emilie Bellion-Banide
et Nathalie Gey

[1]-EAJE : Etablissement d’accueil du jeune enfant.

[2]-https ://www.unifr.ch/zeff/fr/recherche/participation/

[3]-IRIS : Institut de ressources en interventions sociales, Asnières sur Seine, Iris est membre de l’association nationale pour le développement de l’Education Nouvelle (ANEN).

[4]-Cratenet, Charlyne, promotion 2011-2013, « Eduquer avec…face à face…ou côte à côte… ? Une coéducation à choix multiples pour favoriser la sécurité affective de l’enfant ».

[5]-EJE : Educateur·trice de jeunes enfants.

[6]-« Historique de la Convention internationale des droits de l’enfant », Association Française Janusz Korczak (AFJK).

[7]-Platon, La République (2016), sous la direction de Georges Leroux, Poche.

[8]-Freud, Sigmund (2015), Introduction à la psychanalyse, Poche.

[9]-Lacan, Jacques (2013), Le séminaire, Livre VI: Le désir et son interprétation, Editions de La Martinière.

[10]-Rebecca, Kevin et Charneau, Adeline (2020), Reggio-Emilia: une pédagogie innovante de la petite enfance de Kevin Rebecca et Adeline Charneau, Col. Ce que vous devez savoir.

[11]-Falk, Judith (2017), « Les fondements d’une vraie autonomie chez le jeune enfant » in Autonomie et activités du bébé, 2017, pp. 23 -42.

[12]-Piaget, Jean (1977), La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Delachaux et Niestlé.

[13]-Robert-Dufour, Dany (2005), On achève bien les hommes, Denoël.

[14]-David, Myriam et Appell, Geneviève (2008), Loczy ou le maternage insolite, préface d’Emmi Pikler, et de Bernard Golse, Erès, 1001 bb.

[15]-Réponse du Secrétariat d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé publiée dans le JO Sénat du 24 octobre 2019, p. 5420/https ://www.senat.fr/questions/base/2019/qSEQ190711598.html

[16]-Article 50 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018.

[17]-« Développement du jeune enfant, modes d’accueil et formation des professionnels », rapport commandé par Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes, à Sylviane Giampino, psychologue et psychanalyste et rendu en mai 2016.

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