La participation des enfants : une réflexion professionnelle entre collègues

Cet article est de mon écriture, mais son contenu a été nourri par les échanges avec deux éducatrices, Eléonore Moussaid et Valérie Vernain, avec qui je travaille et qui ont eu envie de penser ensemble. C’est donc un article à trois cerveaux et une main, c’est surtout le reflet d’un échange enrichissant et joyeux. Bref, c’est un article participatif.

En introduction à notre discussion, j’évoque le concept d’enfant-citoyen et les actions qui en découlent souvent, comme faire voter les enfants sur divers sujets. Nous connaissons en effet et participons parfois à des projets qui invitent les enfants à voter pour désigner leur œuvre d’art ou leur court métrage préféré dans un panel restreint.

Très vite, nous débattons de ce qu’implique la notion de vote. Pour nous, comme toute action pédagogique, elle mérite qu’on se pose la question du sens et de la qualité qu’elle porte. L’idée de sensibiliser les enfants aux enjeux d’une décision collective est intéressante. Il nous paraît essentiel de mettre à leur portée des décisions qui leur appartiennent vraiment. On ne fait pas voter les enfants sur le fait d’avoir ou non un dessert, ou d’aller ou non à la sieste. Ces décisions-là, lorsqu’elles concernent un groupe, appartiennent aux adultes, car elles impliquent des enjeux de santé ou / et affectifs trop importants.

Leur offrir un tel choix relèverait, pour nous trois, de la même dérive que présentent les pédagogies permissives qui, sous prétexte de faire confiance aux enfants, n’offrent aucun cadre auquel se confronter.

Choisir est un acte complexe, encore plus pour le jeune enfant. Porté par un mélange de spontanéité et d’impulsivité, l’enfant n’a pas encore tous les outils pour se projeter sur les conséquences de son choix et sur l’effet du renoncement. C’est un apprentissage dans lequel il faut l’accompagner, pas à pas. Cela d’autant plus que notre société de consommation nous met en posture de tout choisir, tout le temps. C’est la « génération Netflix » où, devant la télé, il est possible, non pas juste de changer de chaîne, mais de choisir parmi plusieurs milliers de dessins animés. Au magasin, on peut choisir entre 50 shampoings et autant de yaourts, de sodas, de chocolats, etc. Nous vivons dans une société qui prétend nous offrir la liberté de choix et qui justifie, par ce principe, de vendre le même lait sous deux appellations différentes, évidemment pas aux mêmes prix. Derrière ces choix qui n’en sont pas, se cache en réalité une exclusivité, celle des grandes, non, des immenses entreprises, qui se jouent de notre cerveau et de son fonctionnement.

Les institutions de la petite enfance « publique » ont la possibilité d’être des lieux d’émancipation où les déterminants sociaux, conscientisés, jouent dès lors un rôle moins prépondérant. Leur accès se veut ouvert à tous, sans discrimination. Ce n’est malheureusement pas encore complètement vrai, puisque l’activité professionnelle des parents reste majoritairement déterminante, même si l’accès n’en est pas moins plus égalitaire qu’ailleurs.

Dans ces lieux peut se construire un vivre-ensemble qui se réfléchit, se pense et peut prendre le contre-pied de la société de consommation ; des lieux où l’on questionne la notion de choix, pour lui redonner son véritable sens.

Le débat ne manque pas : faut-il que chaque meuble de dînette ressemble à un « meuble de cuisine en mini » avec son et lumière (au secours !) ? Un truc en bois à 700.– ? Alors qu’avec une étagère à 100.–, neuve ou de récupération, sans apparat, que l’on décore d’un ou deux vieux 45 tours, l’enfant joue tout aussi bien. Et qui plus est, elle peut se retourner et devenir camion.

On s’évite la vaisselle rose en plastique, la reproduction en tout petit des produits de marketing que les enfants (les études le prouvent) « choisiront » d’acheter avec leurs parents lors des prochaines commissions. Ainsi, c’est sûr, ils participent pleinement à la société de consommation.

Ce « tout, tout le temps », et la difficulté du choix, a d’ailleurs été un élément de réflexion dans un colloque sur les rythmes de vie dans la crèche. Nous cherchions à savoir ce qui poussait certaines équipes à proposer deux activités différentes dans une même matinée, alors même que nous travaillions à diminuer les stimulations et les transitions. L’équipe avait expliqué que les enfants de leur groupe (2-3 ans) manifestaient une immense frustration de ne pas faire l’autre activité, voire n’arrivaient pas à s’investir dans la leur, tant ils ne voulaient pas louper l’autre.

Nous avons alors rediscuté le fait de vouloir absolument présenter les activités aux enfants, même celle à laquelle ils n’allaient pas participer. Pour ce groupe-là, à ce moment-là de l’année, valait-il mieux ne pas tout dire et laisser moins de choix, parce qu’ils n’étaient pas en mesure de construire avec ?

Reste que le choix a un rôle très fin à jouer dans la période où l’enfant confronte sa toute-puissance aux principes de réalité. Il faut une bonne analyse des situations éducatives, pour ne pas être tout le temps dans la confrontation, pour ne pas dire non à chaque instant. Le choix devient un outil de conciliation entre l’enfant et le monde. Pouvoir faire des choix lui permet de ne pas perdre complètement son ascendant sur le monde, il reste sujet et créateur.

Dans notre échange à trois, nous parlons des enfants du groupe des 3-4 ans, à qui on demande parfois de choisir leur activité de l’après-midi, par exemple jouer sur la terrasse ou jouer dans la salle. On leur demande alors de s’en tenir à leur choix pour toute la durée de l’activité et ce n’est pas simple pour certains. Les adultes accueillent la frustration et accompagnent l’enfant dans cet apprentissage essentiel du renoncement, ainsi que dans celui de parvenir tout de même à profiter du choix opéré.

Si choisir pour soi est complexe, se confronter à la décision commune l’est d’autant plus. Là encore, les choix proposés évoluent et sont le fruit d’une construction attentive de la part des adultes. Ainsi les enfants votent régulièrement à propos des livres que va lire l’adulte. Mais le choix n’a pas la même portée : dans le groupe des 2-3 ans, c’est seulement sur l’ordre dans lequel ils vont être lus que les enfants se prononcent, chez les 3-4 ans, ils votent pour savoir lequel sera lu. L’idée est de sensibiliser les enfants à ces décisions communes, à travers des choix qui ont des conséquences à la hauteur de leurs compétences sociales.

Ces actions collectives sont aussi l’occasion pour les professionnelles de faire une place à chacun·e, d’inviter les plus silencieux à s’exprimer, à participer, à faire entendre leur voix. Certains enfants ne se donnent pas le droit d’intervenir ou d’exprimer leurs envies lorsqu’ils sont en collectivité. Face à d’autres beaucoup plus à leur aise, plus affirmés, ils pourraient passer inaperçus. Il s’agit de leur garantir une place pour leur permettre d’oser, de participer. Et aussi, de sensibiliser les plus confiants à l’importance de faire de la place à celles et ceux qui ont moins d’assurance.

Cette participation des enfants à des décisions communes ou individuelles doit s’exercer dans un cadre bien-traitant, par lequel les adultes prennent en compte les différences entre individus et accompagnent les enfants dans la prise en compte de l’autre. Ainsi, dans le groupe des 3-4 ans, les enfants peuvent choisir l’activité qu’ils veulent faire le jour de leur anniversaire. La palette de choix n’est pas toujours la même, car elle doit tenir compte de différents facteurs : nombre d’adultes présents, météo, etc. Les enfants choisissent aussi les enfants avec lesquels ils vont faire cette activité. L’équipe qui a proposé cela s’est souciée de l’éventualité qu’un enfant ne soit jamais choisi. Ils ont donc été attentifs aux choix effectués et ont constaté que tous les enfants avaient au moins une fois été choisis.

Le vote en ligne :

En laissant les moteurs de recherche sélectionner les informations sur le vote dans la petite enfance, je tombe sur le projet d’une école privée vaudoise[1]. Un village pour « enseigner » la citoyenneté, créé pour leurs trois crèches. Les enfants y votent (pour choisir le drapeau par exemple), ils y jouent des rôles (chef de village, policier, médecin) et l’objectif, selon le directeur, est de cultiver chez eux une valeur chère à la Suisse, la démocratie.

A mon avis, la démocratie n’est pas une valeur en soi, c’est un système politique, qui connaît des formes d’organisation variables. Je suis assez partisane de la démocratie directe, mais je ne pense pas que son exercice apprenne aux enfants autre chose que le fonctionnement d’une certaine organisation sociale. Les enfants ne s’y trompent pas, les rôles qu’ils choisissent d’exercer dans ce village sont des rôles socialement valorisés : médecin, policier, chef de village. Aucun adulte ne le propose et aucun enfant de 2-4 ans ne va aller jouer de lui-même le mendiant, le migrant, le chômeur, le fou ou même simplement le voleur (ce qui serait finalement drôle, ne fût-ce que pour voir comment les adultes se débrouilleraient avec une telle demande).

Je suis assez convaincue que, si nous voulons transmettre certaines valeurs aux enfants (respect, tolérance, non-violence, équité) et leur donner l’envie de participer à la communauté, cela passe par des pratiques pédagogiques et des professionnel·le·s qui les incarnent et les manifestent.

La véritable participation des enfants est à chercher dans une approche et des actions moins artificielles. Ancrer l’expérience de la participation dans la vie quotidienne, travailler à écouter et tenir compte de leur voix (et de leurs voies), qu’elle soit verbale ou qu’elle s’exprime autrement.

C’est l’orientation que nous essayons de favoriser par notre pédagogie. Faire des projets ouverts qui nourrissent les enfants, et qui permettent de se saisir du présent et de l’écho que la rencontre avec le monde fait en eux.

Comme pour bien d’autres sujets, si l’enfant baigne dans un environnement ou la participation est l’un des principes de fonctionnement, y compris dans l’organisation du travail, il pourra naturellement, par imitation, par imprégnation, l’intégrer dans son comportement.

Comme la participation n’attend pas le nombre des années, cela se vit déjà dans le groupe des bébés. Les adultes à tour de rôle choisissent la musique à écouter. Et les enfants sont, par petites touches, sensibilisés au rock, à la pop, au reggaeton, à la musique classique. Les adultes partagent ainsi les musiques qu’ils préfèrent et échangent entre eux à ce sujet. Ils sont très attentifs à la qualité de ces moments. La musique est coupée dès que le groupe manifeste de l’indisponibilité par des pleurs ou du bruit. La parole est donc donnée à chaque adulte qui participe par son choix de musique, et les enfants participent à ce moment par leur réaction et peuvent manifester leur indisponibilité ou leur plaisir.

Dans tous les groupes, les adultes travaillent à accueillir ce qui émerge des enfants. Un objet qui vient de la maison, une observation faite au cours d’une promenade, le scénario d’un jeu symbolique ou la dynamique du groupe, autant d’occasions pour les enfants de se faire entendre et de participer à la construction de la prochaine activité, d’une réorganisation de l’espace ou de l’organisation de la journée. Une partie importante du travail des adultes est de saisir les besoins et les envies du moment, un peu dans la perspective de la zone proximale de développement. Soutenir, nourrir ce qui émerge, c’est reconnaître la compétence des enfants à être créateurs de leur développement, en trouvant autour d’eux les sources d’expérience et d’apprentissage.

Durant l’automne, l’équipe des 3-4 ans a observé dans l’un des deux groupes, une dynamique qui entraîne beaucoup de conflits entre les enfants et avec les adultes, obligeant ces derniers à intervenir sans cesse pour remettre le cadre. L’équipe a cherché à adapter ­l’organisation pour favoriser des relations plus sereines. Les mardis et jeudis matin étaient plus difficiles, alors l’équipe a décidé de mixer les groupes d’enfants ces jours-là, juste pour la matinée au début. Les professionnel·le·s ont constaté que les enfants tiraient un grand bénéfice de cette nouvelle organisation (moins de conflits, des enfants plus investis dans les activités, moins d’interventions des adultes pour réguler les dynamiques).

Dès lors les équipes des deux groupes se sont réunies et ont réfléchi à étendre le projet dès l’accueil et pour toute la journée, à l’exception de la sieste, et ont discuté des aménagements nécessaires : panneaux photos qui annoncent aux parents et aux enfants lesquel·le·s sont invité·e·s dans l’autre groupe pour la journée, adaptation des outils d’accueil pour pouvoir partager les infos sur la journée de l’enfant, etc. La direction a joué un rôle de consultante et de soutien, par la gestion des outils informatiques, puisque nous travaillons avec des tablettes. Le reste du travail est le fruit d’une véritable coopération des deux équipes de grand·e·s. Les résultats sont à la hauteur de ce travail d’équipe ; même lors des repas, les enfants gagnent en quiétude et tout au long de la journée chacun·e profite de la sérénité acquise.

En relisant l’article, Eléonore qui a travaillé dans l’un des deux groupes, relève tout l’à-propos du terme « invité·e·s », pour parler des enfants qui vont passer la journée dans l’autre groupe. En effet, ils n’ont pas réellement le choix, cette invitation ne se discute pas et les enfants ne sont pas dupes d’après elle. C’est une façon positive de présenter le dispositif, qui est largement plus bénéfique que l’action « d’envoyer » toujours les mêmes deux enfants dans le groupe d’à côté, parce que les adultes ont besoin de « passer le relais ».

Lors de notre rencontre pour cet article, nous avons échangé aussi sur la participation au débat. Les enfants que nous accueillons sont encore peu outillés pour argumenter, défendre verbalement une idée, un point de vue. Mais les initiatives existent pour leur permettre de profiter d’espaces d’expression et d’échange lors desquels chacun·e expérimente la parole, mais aussi l’écoute de l’autre.

Les « ateliers parlottes » demandent une bonne préparation, car à 3-4 ans, l’enfant va avoir encore de la peine à exprimer quelque chose qui vienne uniquement de lui. Sans le soutien de l’adulte, les enfants vont naturellement répéter ce que l’enfant précédent aura dit. Le·la professionnel·le doit avoir un matériel (livre, image, bâton de parole, etc.) et des questions adaptées autour du sujet abordé, pour que la conversation ne dévie pas et que les enfants puissent développer la capacité à partager leur ressenti. Cela s’expérimente en petits groupes et nécessite donc une organisation de la collectivité pour permettre à ces moments d’exister.

La participation de l’enfant prend donc des formes diverses et est plus ou moins « active ». Le choix qui lui est ou non offert, est réfléchi par les professionnel·le·s en fonction du contexte, de l’âge, du bénéfice pour lui et pour la collectivité. Il y a des moments où il peut faire un choix personnel ou participer à un choix collectif, et d’autres où l’adulte fait des choix en fonction de ce que vit l’enfant et le groupe pour construire l’action éducative.

Cécile Borel, Eléonore Moussaid et Valérie Vernain

 

[1]-Projet village Educalis : https ://lespetitsacrobates.ch/le-village-educalis-on-vote-a-la-creche/

Réforme agraire – Collectif CrrC
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