La participation des enfants aux situations d’arrivées et de départs dans les structures d’accueil de la petite enfance

La notion de participation, stipulée dans la Déclaration des droits de l’enfant de 1989, considère l’enfant comme un sujet de droit. Pour réaliser le principe de cette participation des enfants de façon concrète dans la vie quotidienne, il est indispensable de coconstruire des processus interactionnels qui la favorisent. La participation des enfants dans le cours des interactions offre des opportunités pour favoriser leur participation à la vie sociale.

Dans les structures d’accueil de la petite enfance, les moments d’arrivées et de départs quotidiens des enfants donnent des possibilités pour construire une relation de « partenariat » avec les parents. Ces rencontres constituent également des occasions pour favoriser la participation des enfants. En effet, les moments d’arrivées et de départs constituent des situations interactionnelles particulièrement riches en ce qu’elles impliquent plusieurs catégories d’acteurs : les parents, les enfants et les professionnel·le·s. Les enfants sont à la fois les « objets » du partenariat, mais aussi des « sujets » en ce qu’ils participent aux interactions auxquelles ces rencontres donnent lieu. Le jeune âge des enfants ainsi que leur développement langagier, encore en voie de construction, rendent assurément plus complexe leur participation. Les arrivées et les départs se caractérisent par des situations de communication qui se répètent jour après jour. Ces situations permettent ainsi aux enfants d’observer une certaine pratique langagière et interactionnelle partagée et d’y participer de multiples façons. Ces rencontres offrent donc des occasions pour apprendre à participer à une interaction de manière légitime et conforme aux attentes sociales.

Ces rencontres souvent brèves sont particulièrement exigeantes pour les professionnel·le·s. Qu’il s’agisse d’accueillir un enfant, de soutenir la séparation entre l’enfant et ses parents, de recueillir les informations nécessaires pour le bon déroulement de la journée, d’échanger sur des préoccupations liées à l’enfant ou encore de faire un « retour » de la journée aux parents, les professionnel·le·s se coordonnent continuellement avec d’autres pour accomplir leur travail.

Cette contribution s’appuie sur une recherche en cours qui s’intéresse au « travail interactionnel » des éducatrices et des éducateurs de l’enfance (Filliettaz et Zogmal, 2020) dans des structures d’accueil de la petite enfance à Genève. A partir des enregistrements vidéo des situations d’arrivées et de départs, nous adoptons une perspective interactionnelle en analyse du travail (Filliettaz, 2018). Nous nous intéressons aux situations de la vie « ordinaire » lors des arrivées et des départs, qui n’ont pas d’objectif éducatif structuré et / ou focalisé sur la participation des enfants. Une analyse des interactions permet d’observer, a) comment les enfants expérimentent et s’approprient les usages liés aux situations d’interactions et y participent, et b) comment les professionnel·le·s soutiennent les interactions avec les enfants et, partant de là, leur participation.

Analyse empirique : Les multiples formes de participation aux interactions

a) Reconnaître l’enfant comme interactant

Les deux premiers extraits que nous discutons portent sur les premiers instants des situations d’arrivées de l’enfant et de son parent dans la structure d’accueil. Dans l’extrait ci-dessous, l’éducatrice Emma (E) s’approche de Tim (T ; âgé d’environ 2 ans) et de sa mère (MT)[1].

Extrait 1

1ECOMment VA/. ce jeune homme/((regarde Tim et s’incline légèrement vers lui, lui sourit))
2MTil est un peu maLADe\ ((regarde l’enfant))

Dans cet extrait, Emma s’enquiert de l’état de Tim. Elle s’approche de l’enfant et de sa mère. Tim est assis à une table et l’éducatrice le regarde, s’incline légèrement vers lui et lui sourit. La formulation de son énoncé désigne Tim par « ce jeune homme » (l. 1). Il contient ainsi une certaine ambiguïté en ce qui concerne son adressage. Avec une pointe d’humour, il pourrait s’adresser à l’enfant, ce qui est encore renforcé par l’orientation du regard et du positionnement. Au contraire, l’utilisation de la troisième personne pourrait indiquer que l’énoncé s’adresse à la mère. Par ce caractère indéterminé de l’adressage, l’énoncé vise simultanément la mère et Tim. C’est la mère qui répond à l’éducatrice, en utilisant le pronom « il » tout en regardant Tim. L’énoncé adressé simultanément à la mère et à l’enfant aménage une opportunité pour l’enfant de choisir s’il prend la parole ou non.

L’extrait suivant se déroule lorsque Lynn (L ; âgée d’environ 2 ans) et son père (PL) arrivent dans la salle et sont accueillis par Eva (E) :

Extrait 2

1EbonJOUR/
2PL((se tourne vers l’éducatrice)) bonJOUR\ .
3EcouCOU LYNN/comment ça va/
4L((détourne légèrement la tête))
5PLça va bien\ ((pose Lynn par terre et s’accroupit à sa hauteur))

 

Dans ce deuxième extrait, l’éducatrice salue le père et Lynn lors de leur arrivée. Le père répond aux salutations. Eva réitère alors ses salutations et s’adresse explicitement à Lynn (l. 3). Cet adressage direct est marqué par l’utilisation du prénom de l’enfant et du terme « coucou ». L’enfant est ici explicitement prise en compte par l’adressage et la formulation de l’énoncé verbal. Lynn détourne un peu la tête et ne regarde pas l’éducatrice. C’est le père qui répond à Eva (l. 5).

Lors de ces extraits, l’enfant ne répond pas aux salutations ou aux questions concernant son état. Néanmoins, les autres participant·e·s, tant les éducatrices que les parents, continuent à prendre en compte la présence de l’enfant par un ensemble de ressources interactionnelles (Kress et al., 2001), comme les gestes, les expressions du visage, le positionnement du corps et parfois par l’adressage des énoncés. Par la combinaison de toutes ces ressources, les participant·e·s aménagent des occasions pour l’enfant de prendre la parole et de participer aux échanges.

b) Encourager une prise de parole de l’enfant

Dans l’extrait suivant, le père (PB) de Ben (B ; âgé d’environ 1 an) a amené son fils dans la structure d’accueil et, après un moment de discussion avec Esther (E), il s’apprête à partir.

Extrait 3(1)

1PBciao ciao/
2Etu dis ciao ciao papa/((fait un geste d’au revoir de la main et regarde Ben))
3Ben((regarde Esther et reste immobile))
4PBau revoir/((fait un geste d’au revoir de la main et regarde Ben))
5Ben((regarde Esther et reste immobile))

Le père de Ben s’oriente vers la porte, regarde Ben et lui dit « ciao ciao » (l. 1). L’éducatrice s’adresse alors à Ben et l’incite à dire au revoir à son père. Esther énonce explicitement un acte directif (« tu dis », l. 2) et projette ce que l’enfant pourrait dire. Elle dit « ciao ciao papa » et fait simultanément un geste d’au revoir de la main. Par son intonation et le choix des mots, l’éducatrice offre un modèle sous la forme d’un discours fictif. Esther incite l’enfant à l’imiter et, simultanément, elle parle « pour » l’enfant. De cette manière, elle aménage une possibilité pour l’enfant de dire au revoir, tout en palliant son absence de parole. Ben reste immobile et regarde Esther (l. 3). Le père s’adresse ensuite à Ben pour lui dire « au revoir » (l. 4). Il montre ainsi qu’il considère que l’éducatrice a parlé pour et à la place de l’enfant et qu’elle n’attend pas qu’il lui réponde à elle. Ben reste toujours immobile et ne regarde pas son père, mais l’éducatrice.

Extrait 3(2)

6E((pointe vers PB)) papa il s’en va/
7Ben((regarde Esther))
8PBciao ciao \ ((rit)) ((ferme lentement la porte)) . ciao\
9ECOquin \ ((regarde PB et rit))
10PB((ferme la porte))
11E((regarde PB qui ferme la porte ; regarde B et s’accroupit à côté de lui ; caresse ses joues)) t’es COqui :n/.. t’as pas dit ciao ciao . hein\

L’éducatrice attire alors l’attention de l’enfant sur le départ de son père, par un geste de pointage et en explicitant que « papa il s’en va » (l. 6). Ben ne suit pas son geste de pointage du regard et reste immobile, focalisé sur l’éducatrice. Le père continue de s’orienter vers Ben et le salue de façon répétée. En voyant son enfant qui évite de le regarder de façon manifeste, il commence à rire et ferme lentement la porte. Esther regarde le père, se met à rire également, et s’adresse à Ben en le désignant de « coquin » (l. 9). Ainsi, elle attribue une signification à l’attitude de l’enfant qui transforme son immobilité et le fait qu’il ne salue pas son père dans une sorte de farce adressée à son père. Esther regarde encore une fois le père et peut ainsi observer son expression faciale. Elle répète que Ben est « coquin » et énonce explicitement que celui-ci n’a « pas dit ciao ciao » (l. 11). L’accentuation de ces énoncés est encore plus marquée et contribue à ce qu’ils restent audibles pour le père, malgré le fait qu’il est en train de fermer la porte de la salle. Dans cet extrait, les effets de répétitions des salutations, le discours simulé et les gestes invitent l’enfant à parler. Lorsqu’il ne prend pas la parole, l’éducatrice mobilise l’humour et utilise le terme de « coquin ». Elle transforme ainsi ce qui se passe en une sorte de blague, ce qui constitue une forme d’excuse pour les conduites de l’enfant.

c) Donner un sens aux conduites de l’enfant

Les extraits précédents ont montré comment les éducatrices et les parents cherchent à aménager des opportunités pour les enfants de prendre la parole et de participer dans le cours des interactions. L’analyse des situations d’arrivées et de départs montre également que les participant·e·s cherchent collectivement à donner un sens aux conduites observables de l’enfant. Dans l’extrait suivant, le père (PL) de Lynn (L ; âgée d’env. 2 ans) s’apprête à partir. Il a discuté avec son enfant, en étant accroupi à côté d’elle.

 

Le père se redresse et se met debout en tenant le dos de Lynn. Eva, l’éducatrice (E), s’adresse alors à Lynn :

Extrait 4(1)

1Esi tu veux venir vers moi tu peux . si tu veux venir sur mes genoux/((présente ses deux mains ouvertes avant de les abaisser))
2L((recule vers son père et secoue la tête)) °no :n° ((avec une voix légèrement pleurnicharde))
3PLhein/
4Enon/
5Pèreattends . je te remonte les manches ((remonte les manches de l’enfant))

 

L’éducatrice s’adresse à Lynn et lui propose de venir vers elle (l. 1). Elle présente ses deux mains ouvertes à l’enfant et l’invite, par le geste et son énoncé, à la rejoindre. Lynn recule vers son père, secoue la tête et dit « °no :n° » (l. 3). Eva répète l’énoncé de Lynn (l. 4), par une intonation montante et le transforme ainsi en question. Par cette répétition, Eva renforce la mise en visibilité du refus de Lynn. Le père ne s’aligne pas immédiatement à l’énoncé de son enfant, mais lui propose de remonter les manches de son pull (l. 5).

Extrait 4(2)

6Educatrice((s’assied par terre))
7Enfant((regarde l’éducatrice)) °pas envie° ((en pleurnichant))
8Educatricet’as pas envie/
9Pèret’as pas envie/. mais oui : :\ . mais après on revient .
10Enfantx ((pleure et regarde Eva)) maman .
11Pèreoh . je suis là\ d’accord/((caresse le dos de l’enfant))

L’éducatrice, à la suite du mouvement de recul de l’enfant et de son refus verbal, s’assied par terre et s’éloigne légèrement. L’enfant regarde l’éducatrice et réitère son refus (« pas envie », l. 7). Elle parle à voix basse, avec des pleurs dans sa voix. De nouveau, l’éducatrice répète l’énoncé de l’enfant avec une intonation montante et en le transformant en question (l. 8). Cette fois, le père répète également l’énoncé de sa fille avec une intonation montante (l. 9). Le père enchaîne et s’adresse à l’enfant pour préciser qu’« après on revient » (l. 9). Il rend ainsi visible qu’il considère que le refus de l’enfant porte moins sur le fait d’aller vers Eva, mais de laisser partir son père. A ce moment-là, l’enfant se met à pleurer doucement. Appuyée avec son dos contre les jambes de son père, elle regarde Eva et dit « maman » (l. 10). Le père caresse le dos de son enfant et la rassure : « oh . je suis là \ d’accord/ » (l. 11). Dans cet extrait, l’éducatrice et le père répètent les énoncés de l’enfant, lui demandent des confirmations par l’effet des intonations montantes, complètent et explicitent la prise de parole de l’enfant. Ils tiennent compte des refus de l’enfant dans le cours de l’interaction. Etape par étape, un processus de coconstruction des significations se met en place qui permet à l’enfant d’exprimer ses désaccords et de montrer son vécu émotionnel.

d) Ratifier une prise de parole spontanée de l’enfant

Lors d’une situation de départ, le père (PJ) de Joanne (J ; âgée d’env. 2 ans) arrive dans la salle de jeux de la structure d’accueil et prend son enfant dans ses bras. L’éducatrice, Eliane, est assise par terre avec d’autres enfants présents dans la salle. Elle s’adresse au père pour lui communiquer les informations concernant la journée de son enfant :

Extrait 5(1)

1Eelle a BIEn aimé les courgettes\ .
2PJ((prend Joanne dans ses bras et regarde Eliane)) d’accord\
3Eelle a voulu trois fois les courgettes\ .. et au NIVeau du DOdo : :/. elle a DORmi . DEUx heures\
4PJd’accord\
5Eet puis . cet après-MI :di . elle a été en créativité : . elle a fait . jeux de doigts . et de la peinture un peu dedans . transvasage . elle a beaucoup apprécié :\ . c’est pour ÇA qu’il y a peut-être un peu de traces de peinture\
6PJ((embrasse le pied nu de Joanne)) x ((secoue la tête))
7Edonc VOIlà/

Pendant son retour, Eliane aborde des éléments factuels, comme le contenu du repas (« les courgettes », l. 1), la durée de la sieste (« deux heures », l. 3) et le type d’activité (« créativité », « transvasage », « peinture », l. 5). Elle complète par des appréciations évaluatives concernant l’enfant, qui a « bien aimé » et a « beaucoup apprécié ». Par ailleurs, elle mentionne les effets des activités réalisées sur l’état de l’enfant (« il y a peut-être un peu de traces de peinture »). Par l’accentuation, le rythme et la modulation de la voix, cette énonciation d’informations prend la forme d’un récit qui raconte et rend partageable l’expérience vécue par Joanne pendant sa journée en structure d’accueil. Le père s’aligne sur ce récit par des signes d’écoute (l. 2, 4, 6). A la suite de la remarque sur d’éventuelles traces de peinture, il secoue la tête pour signifier que cela n’est pas problématique, regarde le pied de son enfant et l’embrasse (l. 6).

Lorsque l’éducatrice clôture son récit (l. 7), Joanne prend spontanément la parole et s’adresse à Eliane et à son père. L’enfant produit des énoncés qui sont difficilement compréhensibles mais qui reprennent la « mélodie » et les façons de parler d’Eliane. Joanne « raconte » sa journée, à sa façon. L’enfant accentue certains « mots » comme « mouillé » ou « bain », qui restent cependant difficilement compréhensibles. Joanne aménage des pauses et varie les adressages en regardant Eliane, son père, de nouveau Eliane avant de se réorienter vers son père. Joanne accompagne ses énoncés par des gestes et par la variation des expressions de son visage. Le père et les professionnelles présentes dans la salle s’alignent sur les énoncés de l’enfant par des signes d’écoute (« mmh », « oui : : », « c’est ça . EXactement », « tout ça ») et des hochements de tête. A un moment donné, le père reprend également les parties des énoncés de l’enfant qui lui sont compréhensibles et en propose des reformulations :

Extrait 6

1Je ba.E : :/
2PJun BAllet aussi/
3Jet C: ã \
4PJdu CERF-volant aussi ((rit et tourne Joanne pour l’orienter vers Eliane)) d’ACcord\ ((rit))
5E((rit))
6J+o.ko.A : :+/
7PJdu CHOcolat aussi\ ((rit et regarde Eliane))
8PJ>Eje vais juste aller chercher son t-shirt ((embrasse la main de Joanne, s’approche de la porte du vestiaire)) . allez viens\

Malgré les propos largement incompréhensibles de l’enfant, les participant·e·s coconstruisent ainsi la forme interactionnelle d’un récit et aménagent une place pour la parole de l’enfant. En reprenant une formule de Goffman (1991), « parler, ce n’est pas livrer une information à un destinataire, c’est présenter un drame devant un public » (p. 499), et l’analyse montre que ce processus se construit collectivement. Dans leurs énoncés, le père et les professionnelles ne rendent pas manifeste que le discours de l’enfant n’est pas tout à fait compréhensible. Ce sont uniquement les sourires ou les rires (l. 4, 5, 7) qui marquent que la forme du récit de l’enfant n’est pas encore celui d’une locutrice expérimentée. La participation à une interaction n’est pas une catégorie statique et individuelle. L’analyse montre qu’elle se déploie par des formes d’actions organisées collectivement et par la mobilisation de différentes ressources interactionnelles dans la progression des échanges, étape par étape.

e) S’aligner sur l’initiative de l’enfant

Après l’extrait précédent, le père et Joanne vont chercher un vêtement dans le vestiaire avant de revenir dans la salle de jeux et dire au revoir à Eliane (E), à Sonia, une stagiaire (S) et aux enfants présents dans la salle :

Extrait 7(1)

1PJ((revient dans la salle en portant Joanne))
2J((regarde la stagiaire et lève la main pour faire un geste d’au revoir))
3S+CIAO JOanne/. à demain/+
4J((bouge sa main pour faire un geste d’au revoir ; regarde Eliane)) ciao . à tout à l’heure/((regarde les enfants dans la salle))
5S((fait au revoir de la main)) à demain\
6J((se penche vers Liam, un enfant assis par terre à côté d’elle)) à tout à l’heure Liam/

Lorsque Joanne et son père s’apprêtent à partir, l’enfant s’oriente vers la stagiaire qui est assise par terre. Elle la regarde et lui adresse un geste d’au revoir de la main (l. 2). La stagiaire regarde l’enfant et lui dit « ciao » en utilisant son prénom (l. 3). L’enfant salue également la stagiaire. Elle reprend le terme de « ciao » utilisé par la stagiaire. Cependant, elle ne dit pas « à demain », mais « à tout à l’heure » (l. 4). Comme le départ se situe le soir, l’enfant mobilise ici une forme de salutation de clôture qui n’est pas adaptée au contexte. La stagiaire répond par « à demain » (l. 5). Elle continue ainsi à s’engager dans les salutations tout en proposant simultanément une reformulation de l’énoncé de Joanne. Pendant ce temps, Joanne se penche vers un autre enfant qui est assis par terre à côté de son père pour le saluer. Elle continue à utiliser l’expression « à tout à l’heure » (l. 6).

Extrait 7(2)

7PJà DEmain ((regarde Joanne et avance vers la sortie de la salle)
8Jà demain . à TOUte\
9Eà tout à l’heure .
10Sà tout à l’heure aussi\
11JÀ TOUTe
12Eoui x
13J((se blottit vers son père et lui caresse le bras))
14Sah les câlins\
15PJ((sort de la salle et ferme la porte))

Le père regarde Joanne et avance avec elle vers la sortie de la salle. Il s’adresse aux personnes présentes dans la structure d’accueil et les salue par « à DEmain » (l. 7). Cette fois, l’enfant va s’aligner sur ce nouvel énoncé et reprendre le terme de « à demain », tout en y accolant « à TOUte » (l. 8). L’éducatrice s’aligne et reprend la formulation de Joanne (l. 9), suivie par la stagiaire qui utilise également « à tout à l’heure » en ajoutant « aussi » (l. 10). A voix haute, adressée à l’ensemble des personnes présentes, Joanne répète encore une fois « À TOUTe » (l. 11). L’éducatrice ratifie cet énoncé (l. 12), Joanne se blottit vers son père (l. 13), ce qui est commenté par la stagiaire (l. 14), avant que le père et Joanne sortent de la salle (l. 15). Dans cet extrait, une négociation interactionnelle se met en place concernant la forme adéquate des salutations de clôture. Malgré des reformulations répétées, Joanne poursuit son utilisation de « à toute ». C’est Eliane qui va finalement s’y aligner et reprendre l’énoncé produit par l’enfant. De cette façon, elle montre que la participation à l’interaction en cours revêt une importance plus grande que la justesse lexicale. Ainsi, l’ensemble des interactants mobilisent des ressources interactionnelles qui permettent de positionner l’enfant « moins comme personne qui aurait une compétence langagière lacunaire (…), et plus comme partenaire communicatif ­compétent » (Farina et al., 2012, p. 116).

La participation s’apprend et se construit collectivement

Participer à des situations d’interactions telles que les arrivées et les départs dans les structures d’accueil de la petite enfance exige des participant·e·s une « compétence d’interaction » (Mondada, 2006). La compétence d’interaction comprend notamment la manière dont les participant·e·s orientent leur attention, organisent leurs tours de parole ou s’adressent les un·es aux autres. Elle est à cet égard construite collectivement. Notre contribution montre que la participation des enfants lors des arrivées et des départs requiert un travail exigeant de la part des professionnel·le·s. Qu’il s’agisse de s’adresser directement à l’enfant pour le reconnaître comme un interactant, de l’encourager à prendre la parole, de l’accompagner dans l’interprétation de ses propres conduites et celles des autres, ou encore de ratifier et de s’aligner sur les initiatives de l’enfant, les professionnel·le·s mobilisent une multitude de ressources interactionnelles pour construire conjointement avec les autres participant·e·s une participation active et légitime de l’enfant lors de ces rencontres. Ainsi, la capacité des professionnel·le·s à accompagner la participation de l’enfant en interaction relève également pleinement de ce que nous considérons comme une compétence d’interaction.

L’analyse empirique proposée permet de rendre visibles certains traits typiques de cette compétence lors des rencontres avec les parents. Les participant·e·s sont tout d’abord en mesure de s’orienter vers des rituels de salutations. Les enfants peuvent, dès lors, apprendre à saluer. Ceci ne se limite pas à savoir dire « bonjour » ou « au revoir », mais consiste à savoir varier ses manières de s’adresser aux différent·es participant·es, à identifier des rituels interactionnels et à repérer quand il est possible de prendre son tour. Les brefs échanges entre parents, professionnel·le·s et enfants nécessitent également de rendre mutuellement interprétable ce qu’il se passe. Ils permettent ainsi aux enfants d’observer et d’expérimenter les processus déployés pour se comprendre et donner du sens aux conduites de chacun·e. Lors des arrivées et des départs, il est également essentiel d’échanger des informations concernant l’enfant. Les récits, souvent courts et reliés directement à l’expérience récente de l’enfant, sont ainsi récurrents dans ces situations. La construction collective de ces échanges favorise la participation de l’enfant pour produire lui-même un récit. Ces rencontres quotidiennes, souvent brèves et sans objectif éducatif spécifique, permettent aux enfants d’identifier des routines interactionnelles et de les coconstruire (Zogmal e Filliettaz 2021). Ainsi, participer de manière progressive et légitime à des situations d’interactions constitue un moyen d’acquérir les usages du langage en interaction. En d’autres termes, participer à une interaction constitue non seulement une compétence spécifique, mais également la condition nécessaire pour son développement.

En ce qui concerne la formation initiale et continue des éducatrices et des éducateurs, il semble essentiel de développer des dispositifs de formation mobilisant l’analyse des interactions (Garcia et Filliettaz, 2020). Un regard sur les détails fins de l’interaction peut constituer un moyen pour les professionnel·le·s d’identifier un éventail riche de ressources interactionnelles qui pourront être mobilisées et développées dans leurs pratiques afin de soutenir la participation des jeunes enfants.

Marianne Zogmal,
Stéphanie Garcia

Bibliographie

Farina, Clélia ; Pochon-Berger, Evelyne ; Pekarek-Doehler, Simona (2012), « Le développement de la compétence d’interaction : une étude sur le travail lexical », Travaux neuchâtelois de linguistique, 57, pp. 101-119.

Filliettaz, Laurent, (2018), Interactions verbales et recherche en éducation: principes, méthodes et outils d’analyse. Université de Genève : Carnets des sciences de l’éducation.

Filliettaz, Laurent ; Zogmal, Marianne (éd.) (2020), Mobiliser et développer des compétences interactionnelles en situation de travail éducatif. Editions Octarès, Toulouse.

Garcia, Stéphanie ; Filliettaz, Laurent (2020), « Compétences interactionnelles et relations des éducateurs de l’enfance avec les parents : la formation comme ressource pour la recherche ». Phronesis, 9(2), pp. 123-138.

Goffman, Erwing, (1991), Les cadres de l’expérience. Minuit, Paris.

Kress, Gunther et al. (2001), Multimodal teaching and learning. The rhetorics of the science classroom. Continuum, London.

Mondada, Lorenza (2006), « La compétence comme dimension située et contingente, localement évaluée par les participants. » Bulletin suisse de linguistique appliquée, 84, pp. 83-119.

Zogmal, Marianne, et Filliettaz, Laurent (2021), « Identifier des routines interactionnelles dans le travail des éducateurs de l’enfance : le cas des arrivées des enfants dans les structures d’accueil. » Activités, 18(2), pp. 168-198.

[1]-Conventions de transcriptions

/                Intonation montante

\                Intonation descendante

°                Diminution du volume de la voie

+                Augmentation du volume de la voix

MAJ          Accentuation

x                Segment non compréhensible

:                Allongement syllabique

.                 Pause de durée variable

(())            Commentaires liés aux conduites gestuelles ou aux actions non verbales

Sans filet – Collectif CrrC
Les de souche – Collectif CrrC
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