En lisant «Enfance, l’état d’urgence»

Que se passe-t-il dans le monde de l’enfance pour que « (…) 61 organisations agissant dans tous les champs de l’enfance unissent leurs voix pour dresser le tableau de la condition des enfants : part croissante d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté, nouveau-nés à la rue, enfants et leurs parents sans papiers expulsés ou en centres de rétention, réforme de la justice des enfants délaissant la primauté de l’éducatif, réforme des modes d’accueil défavorable à l’épanouissement des jeunes enfants… », la quatrième de couverture de ce récent livre[1] a de quoi inquiéter.

Nous pourrions penser que cela se passe ailleurs – la France est-elle si loin ? – que cela ne nous concerne pas. Cependant, à la lecture des diverses contributions, force est de constater que ce que nous rencontrons « chez nous » est très proche des inquiétudes françaises. Les appréhensions nommées sont réelles en Suisse comme en France. Certes, les organisations mentionnées ne sont pas les mêmes et les réponses politiques divergent, mais les problèmes de fond persistent et se ressemblent. Nous manquons de forces vives, d’intelligences politiques, de moyens humains et financiers.

Dix entrées sont ainsi proposées et, à chaque fois, différents organismes exposent et analysent les manquements marquants et présentent des solutions en quelques pages.

1)  Citoyenneté, droits sociaux, droits de l’enfant, politique de l’enfance

2)  Culture

3)  Education

4)  Handicap

5)  Justice

6)  Périnatalité

7)  Petite enfance

8)  Protection de l’enfance

9)  Santé

10) Vie psychique, santé psychique

S’il est impossible ici de résumer le propos de chaque intervention, je choisis néanmoins de ressortir quelques éléments de certaines d’entre elles qui me paraissent d’actualité.

Par exemple, les souhaits de l’ACEPP, l’association des collectifs enfants, parents, professionnels sont relativement proches de nos réflexions helvétiques. Extraits :

« Enfants-parents-professionnels, gouvernance partagée

La collaboration parents-professionnels prend corps pour une véritable coéducation : celle-ci implique de créer une relation égalitaire entre les adultes autour de l’enfant. Il ne s’agit pas d’éduquer les parents, mais de penser avec eux l’éducation de leur enfant et mettre en œuvre ensemble ce qui a été envisagé. »

Plus loin l’ACEPP nous met en garde sur le fait que le travail avec les parents n’est pas de l’ordre d’une expertise externe mais bien d’un partage de connaissances :

« Promouvoir un accompagnement partagé avec les parents et non un soutien pour de “bonnes pratiques”

(…) Cela conduit à ne pas imposer des pratiques parentales normalisées. Vouloir modifier les pratiques parentales sans prendre en compte le contexte de vie des familles s’avère être une violence envers des adultes qui ne peuvent répondre aux demandes sans perdre leur identité. »

Les Nos 132 et 135 de la Revue [petite] enfance sur les réseaux et sur les normes traitent aussi de ces questions.

Plus près de notre quotidien d’éducs, la contribution « Exigeons que le droit au jeu soit respecté… Plaidoyer pour le jeu ! » de Nadège Haberbusch et Véronique Devriendt codirectrices des Enfants du Jeu, pointent également une sensibilité et un souci présents dans nos lieux d’accueil.

Au-delà d’une valorisation aveugle du jeu libre, elles soulignent combien le jeu a tendance à disparaître des institutions, de la vie des familles et de la rue.

« Les temps de jeu étant remplacés par des temps d’activités organisées et structurées par des adultes.

Nous observons que, concernant les professionnel·les des accueils de loisirs, les temps de préparation et d’évaluation de ces activités “éducatives” remplacent progressivement les temps institutionnels essentiels pour penser leur démarche pédagogique et l’accueil de chaque enfant.

Nous observons une augmentation exponentielle des interdits et des règles d’hygiène qui réduisent le champ d’expérimentation des enfants ainsi que les ambitions pédagogiques des professionnel·les. »

Les auteures résument les apports du jeu dans toutes ses dimensions et elles ont des exigences intéressantes :

  • que le jeu ne soit pas soumis aux attentes didactiques ;
  • que l’enfant soit considéré comme un être compétent dès le plus jeune âge ; que le jeu élaboré par l’enfant lui-même soit reconnu comme une activité essentielle par laquelle l’enfant se construit ;
  • que l’enfant soit accompagné dans ses explorations plutôt que formaté.

Je termine par une sélection de quelques-unes de leurs demandes :

  • « que les taux d’encadrement permettent aux professionnel·les d’accueillir et de soutenir plutôt que de surveiller ;
  • que des temps pour penser l’accueil et l’accompagnement des enfants soient institutionnalisés ;
  • que des moyens pour construire des espaces de jeu offrant de véritables possibilités d’exploration et d’expérimentation existent. »

L’article de Breviglieri dans ce No 139 aborde d’une autre manière ces thématiques, le No 134 sur « Habiter des espaces » en parle également.

Impossible de donner la parole à chacun·e. Mais, de la FNEJE (Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants) en passant par l’association Pikler-Lòczy, Le Furet, le Collectif pas de bébés à la consigne, Intermèdes Robinson ou Enfance et Musique (qui sont peut-être les associations les plus connues en Suisse), il vaut la peine de parcourir les revendications des nombreuses autres personnes qui ont participé à cet ouvrage.

Des conditions de travail des professionnel·les en passant par des inégalités sociales dont on peine à mesurer l’envergure, il va falloir empoigner les problèmes.

Sur ce dernier point, ATD Quart Monde en fait un condensé saisissant dans leur article. Leur terme « d’adversités précoces » est très ajusté. Effectivement, « que signifie être sujet de droits pour un nouveau-né dont la mère vit dans la rue au sortir de la maternité ? Où et comment les parents vont-ils pouvoir procurer à leur enfant l’environnement suffisamment protecteur et sécure dont il a besoin pour bien grandir, quand le “reste à vivre d’une famille” varie de 2 à 9 euros par personne et par jour ? C’est dès leur arrivée au monde que les enfants pauvres sont victimes de discriminations du fait de la situation de leurs parents, discriminations qui ne cesseront de se déployer lorsqu’ils entreront à l’école, puis chercheront du travail. (…) Quand ces enfants ne demeurent pas invisibles aux yeux de ceux qui ne veulent pas les voir (ou ne sont pas relégués ou déclarés handicapés…), les remèdes proposés pour “réduire les inégalités” – disons plutôt de tenter de compenser les effets des inégalités sur leur devenir – interrogent fortement : grille d’évaluation, protocoles de remédiation, parcours rigides… ont pour effet, le plus souvent, de stigmatiser ces enfants et de les assigner à une place qui ne tient aucun compte de leur histoire, de leur environnement, ni de leur culture familiale ! »

Le prochain numéro de la Revue devrait aborder ces questions.

Karina Kühni

[1]-Collectif CEP-Enfance (2021), Enfance, l’état d’urgence, Erès, Toulouse.

 

Ce qu’il en reste – Collectif CrrC
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