Le point de vue de l’adulte sur l’enfantet la vision de l’enfant sur le monde – Un regard sur les espaces publics de Genève

Préambule : le texte qui suit a fait l’objet d’une communication destinée à une journée d’étude du Service des écoles et institutions pour l’enfance de la Ville de Genève en avril 2019. Cette journée, à laquelle participait une grande diversité d’acteurs publics, avait pour thème la place de l’enfant dans l’espace public. Elle se dessinait notamment sur un arrière-plan de préoccupations colorant l’agenda politique du moment : « inclusivité » de l’école, déprédation des cours de récréation, mobilité de l’enfant dans l’espace public ou encore fragilisation de ce dernier dans un contexte de mutation de la cellule familiale.

Mon souhait dans cette communication est d’aider les acteurs des institutions pour l’enfance à s’orienter dans un débat contemporain sur la place de l’enfant dans les espaces publics urbains. Le foyer principal de la discussion semble toucher à la protection de l’enfant dans une urbanité qui, sous certains aspects, lui serait menaçante. L’enjeu du débat est de savoir si l’on peut s’extraire de la question sécuritaire pour constituer d’autres manières de porter attention à l’enfant et d’en prendre soin. Pour éclairer ce débat, je propose de construire un cadre de réflexion dans lequel on cherchera à faire se confronter le point de vue de l’adulte sur l’enfant à la vision de l’enfant sur le monde. J’apporterai un éclairage supplémentaire en témoignant de mon expérience de parent migrant livrant un regard extérieur sur la qualité des espaces publics de la Ville de Genève.

  1. Ecologie de l’enfance, ­égologie de l’adulte

La première idée que j’aimerais mettre en discussion est la suivante : nous vivons dans un univers rétréci. Cette idée relève d’un point de vue posé sur le monde moderne occidental : notre univers est rétréci d’abord car il est adultocentré, c’est-à-dire qu’il est essentiellement pensé à hauteur d’adulte, il est pensé par les adultes, il est conçu essentiellement pour les adultes majeurs qui s’estiment souverains sur la presque totalité de l’espace que nous occupons. Notamment l’espace public urbain dont il est ici question. D’ailleurs, notons-le, il n’y a que les adultes qui utilisent le terme « espace public » ; les enfants disent plutôt « dehors », c’est-à-dire hors de la maison dans laquelle ils habitent.

Notre univers est rétréci pour une deuxième raison : il est anthropocentré. Anthropocentré, c’est-à-dire que l’être humain se donne un privilège inouï, outrancier, en tant qu’il se considère être l’occupant central et majeur d’un monde qu’il occupe et croit posséder. Un monde qu’il investit essentiellement en formant des sociétés structurées par des institutions qui portent le reflet des valeurs de la modernité. Cet être humain est pourtant arrivé bien tardivement sur notre planète, bénéficiant d’un accueil exemplaire des règnes du végétal, du minéral et de l’animal qui lui ont donné de quoi l’alimenter, l’abriter, affûter ses instruments, accueillir ses dieux, trouver des compagnons de vie domestiqués parmi les animaux ou les plantes, etc. Dans cette conception moderne anthropocentrique, l’homme projette sur son univers ses propres systèmes d’évaluation généralement liés à sa volonté de maîtrise, de captation et d’exploitation des ressources qui lui sont offertes. Et de ce fait, les Sciences humaines, qui sont nées avec cette modernité anthropocentrique, ont eu tendance à n’étudier que l’humain et ses institutions sociétales, et à bannir de leur champ de considération un ensemble d’autres entités, vivantes ou non vivantes. Parmi ces entités oubliées ou déconsidérées par les Humanités, une myriade de choses, grandes, petites, vieilles, neuves, signifiantes ou pas[1]. Et puis aussi, une foule d’organismes vivants et de matières sans vie : comme je l’évoquais, notre monde est aussi formé de minéraux, de végétations, de reliefs, de micro-organismes qui, si on ne les considère pas, nous font oublier que le grand problème que rencontre notre planète n’est pas la survie de l’homme, mais le fait de devoir disposer le monde à pouvoir continuer de recevoir la vie.

Aussi, il importe pour la suite de retenir ce verbe : disposer. ­Disposer, c’est-à-dire ménager et aménager un monde pour en préserver l’habitabilité. Et la question que nous esquissons est bien celle-là : quel monde mettons-nous à la disposition de nos enfants, quel espace allons-nous leur aménager, quelle place leur faisons-nous ? On peut ainsi échapper à nos réflexes anthropocentriques en décalant notre attention vers l’architecture minérale et végétale de nos mondes, la qualité matérielle de nos espaces communs ou publics, la manière dont nos choses familières et nos artefacts techniques peuplent nos environnements et vont conditionner le savoir, stimuler l’agir et nourrir les affects des enfants. Et c’est d’abord là, dans ce décentrement de l’attention enfin débarrassée de ses biais adultocentriques et anthropocentriques, que s’envisage l’hospitalité faite aux enfants. C’est là aussi, que se joue notre responsabilité politique et morale d’adulte : disposons, aménageons, inventons un monde qui puisse bien recevoir nos enfants.

  1. Mûrir vs grandir

Le second point que j’offre à la réflexion est le suivant : les adultes, qui pensent surtout à eux quand ils pensent aux enfants, rétrécissent de ce fait, par inattention, l’univers des enfants. Dans un espace public, un espace conçu pour être ouvert et partagé par toutes et tous, les adultes sont censés faire de la politique pour désigner et confectionner ce qu’on appelle des biens publics. Ces derniers sont censés revenir et appartenir à la communauté de tous les citoyens qui en reçoivent les bienfaits. La santé, l’éducation, la sécurité, l’égalité, la liberté de s’exprimer ou de circuler, en représentent des exemples significatifs parmi d’autres. Comme nous vivons dans un monde adultocentré, ce sont surtout les adultes qui définissent la nature des biens publics essentiels aux enfants. En général, ils en privilégient deux. L’éducation, censée permettre aux enfants d’acquérir une maturité, entendue principalement comme une « autonomie individuelle et responsable », et, second bien public, la protection qui leur assure une sécurité intégrale, physique et psychique. En enquêtant auprès des enfants, en se rapprochant et en partageant des choses avec eux, on se rend compte que les biens publics qu’ils font prévaloir, ceux qui comptent le plus à leurs yeux, ce ne sont pas exactement l’éducation et la sécurité. Ce sont plutôt des biens qu’ils vont d’abord rapprocher d’une excitation à pouvoir explorer le monde, d’un émerveillement devant la découverte de certaines choses, de la possibilité de s’aventurer en jouant et, considérant leur manière de donner de la généralité à tout cela, de l’opportunité de pouvoir ­grandir. Les enfants veulent généralement grandir, c’est-à-dire qu’on leur donne de l’importance, qu’ils puissent avoir l’air grands, avoir l’impression qu’ils font des choses en grand, qu’on leur permette de rêver d’être célèbres, qu’on les trouve impressionnants, etc.[2].

On constate alors des écarts considérables à partir de ces conceptions du bien déterminés pour ou par l’enfant : les parents voudraient que les enfants mûrissent (autonomie et responsabilité) et les enfants voudraient grandir (explorer par le corps et participer à de grandes choses). Les attentes, des deux côtés, sont bien différentes. Les parents cherchent un maximum de garanties concernant la sécurité et l’autonomisation de leurs enfants ; les enfants, eux, voudraient un peu tout explorer, les espaces attirants comme les espaces horrifiants, et il n’y a pas d’exploration sans prise de risque, sans goût du frisson et de la transgression. Un jour, mon fils revient de l’école du Devin du village (à Genève), il devait avoir 8 ans. Il me confie qu’ils ont inventé en rentrant, ses copains et lui, un parcours « génial » le long de la rue principale, qu’ils s’étaient balancés en s’accrochant sur un panneau de signalisation, qu’ils avaient escaladé le toit du parking au milieu de la rue Saint-Jean, qu’ils avaient crié très fort en faisant peur à tous les passants (et à leurs chiens), et qu’ils s’étaient faufilés jusqu’en haut des falaises où l’on domine le Rhône. L’espace public urbain, le « dehors » des enfants, représente un lieu qui peut comporter des trésors d’exploration, un lieu qui à la fois les inquiète et les attire. Comment donc penser la sécurité de l’enfant dans l’espace public, mais sans le priver de ce qu’il désire profondément et l’enchante ?

  1. Politique aménagiste et limitation du frisson exploratoire

La troisième idée autour de laquelle tourne mon propos questionne ce plan de la sécurité, dont il convient d’abord de reconnaître l’omniprésence actuelle. On assiste depuis quelques décennies à une montée en puissance d’une forme d’obsession sécuritaire qui, armée par un considérable appareil juridique et réglementaire, s’exerce sur la vie collective que connaissent les enfants. Un consensus s’est indubitablement formé autour d’un spectre étendu de maux (accidents ou agressions) et de souffrances traumatiques dont les enfants et les adolescents seraient les principales victimes. On voit ainsi s’orienter ce consensus, non pas vers les vertus et les valeurs communes portées par les espaces publics, mais bien autour de ces maux qui, le plus souvent, monopolisent l’attention des médias avant d’imprégner les agendas politiques et urbains.

Pour envisager la politique sécuritaire récente, on doit nécessairement interroger l’impact des soft laws. Ces règles « recommandées mais non contraignantes » accompagnent le règne actuel d’un « gouvernement par les normes et par les standards de certification »[3]. Celui-ci s’organise autour d’interdictions et de règles frileuses d’une part, mais aussi, et surtout, autour d’un foisonnement considérable de normes techniques intégrées aux environnements dans lesquels évoluent les enfants[4]. On voit ainsi se multiplier les normes ISO internationales garantissant un standard de qualité, notamment en termes de sécurité, qu’il s’agisse de jouets, de poussettes, d’articles de literie, d’équipements de cuisine, de vêtements, etc. On peut aussi examiner les normes européennes SN EN qui touchent aux équipements et aux sols d’aires de jeu accessibles, revêtements de surface absorbant l’impact des chutes, matière et forme des jouets sécurisés. Ces normes techniques ont un certain pouvoir d’orientation et de canalisation de l’attention, du mouvement et des activités commises par l’enfant. Pour minimiser les risques d’accidents, ces normes sont conçues à partir d’une représentation modélisée des capacités d’un enfant lambda. Des ingénieurs testent avec leurs outils de mesure sophistiqués des équipements spécifiques (auxquels sont ordonnées ces capacités), en postulant l’« utilisation raisonnablement prévisible » qu’en ferait l’enfant moyen (induisant une réduction discutable du « moyen » au « normal »).

Il va de soi que, lorsque l’on fréquente de près les enfants, quand on est parent, ethnographe ou professionnel de la petite enfance par exemple, le terme « utilisation raisonnablement prévisible » laisse songeur ! Il vient heurter ce vaste espace gestuel investi par la fantaisie de l’enfant qui met à l’épreuve la résistance que lui oppose le monde, et qui alimente conjointement sa vie imaginaire. Au fond, la norme technique doit aboutir à un équipement sécure, non discriminant et relativement affriolant, mais dont l’usage sera en partie privé de frissons et d’exploration transgressive. Une part d’expérience dont l’enfant est en quête, pour étendre son monde familier et se sentir prendre une place dans ce vaste environnement offert à l’éveil de tous ses sens.

Certaines places de jeu à Genève, librement accessibles dans les jardins publics, répondant parfaitement au goût des enfants, sont au cœur de préoccupations sécuritaires actuelles. Le remplacement accéléré des équipements de jeu mériterait d’être élevé au rang d’un débat public digne du plus grand intérêt au plan de la politique de la Ville. Quel avenir envisager pour la tyrolienne instable du Parc du Promeneur solitaire, occasion de mille vertiges pour les nombreux enfants qui s’y suspendaient avec toutes les parties du corps ; va-t-on remplacer le tourniquet des Cropettes, près de la gare, qui mettait les enfants en lévitation et en état d’excitation absolue lorsqu’elle prenait une vitesse folle ? Qu’est-ce que ce niveau politique nous permettrait d’envisager en termes de bonheur public, de soin accordé à l’enfance et d’attention portée au lien intergénérationnel ? Et quelle conséquence aurait la suppression, aujourd’hui mentionnée, de ces équipements de jeu ? La première conséquence témoignerait de l’incapacité du politique à se mettre à hauteur d’enfant. Incapacité à saisir l’intensité de leurs émotions et des sensations qui les mettent en contact avec le monde. Incapacité du politique, pour aller plus loin, à considérer que leur éducation ne devrait pourtant jamais faire l’impasse sur la richesse de ces affects à partir desquels s’ouvrent des chemins d’essor et de découverte. L’enjeu s’avère donc être indissociablement politique et éducatif. On devrait pouvoir comprendre qu’être mis en lévitation sur ce tourniquet ou cette tyrolienne, sentir l’instabilité et le frémissement du vertige (sensations de qui perd ses appuis, et donc un peu de sécurité et d’équilibre), ce sont les prémisses sensibles de l’apprentissage, c’est ce par quoi passe l’acquisition de tous les savoirs. Apprendre, c’est toujours un peu trembler devant l’inconnu, c’est toujours réussir à déséquilibrer ce que l’on savait déjà, c’est risquer de perdre un peu d’assurance en soi[5].

Mais, il y aurait une seconde conséquence relative à la disparition de ces équipements de jeu, laissant de nouveau apercevoir la perspective d’une incurie politique. Ce que cette disparition (annoncée pour des motifs d’insécurité) révèle aussi, c’est une perte de confiance en l’enfant, et une défiance relative au lien de bienveillance siégeant entre adulte et enfant, et plus largement entre les différents habitants de la cité. La confiance s’est déplacée vers la norme technique, vers le standard de qualité qui prétend garantir la sécurité du monde et qui a tendance à monopoliser les ressources et les supports de confiance. L’équipement sécure et réglementaire s’impose à l’espace public et prétend répondre aux besoins de l’enfant et de la société de manière incontestable, la mesure scientifique faisant foi. L’argument d’incontestabilité, avancé par l’objet technique, l’ingénieur (en amont) et l’aménageur urbain (en aval), condamne ainsi le débat public et son ouverture sur une pluralité de biens communs disputables.

  1. La rue pour grandir avec les adultes

La quatrième idée que je voudrais évoquer concerne la ville et la rue. Comme je le suggérais, les enfants ont plein de bonnes raisons d’aimer la rue en tant qu’elle offre des murets où grimper, des buissons où cacher des choses, des palissades auxquelles s’accrocher et tester sa force, de nouveaux visages à découvrir ou encore des terrains vagues où pouvoir observer les insectes. Bref, de nombreux lieux d’exploration où ils peuvent étirer leur espace de jeu, se grandir aux yeux des passants et révéler une face cachée de la ville, une réserve de sens qui échappe aux adultes.

Les études sur la ville ont aussi pu souligner l’importance, dans les métropoles, de la civilité ordinaire. Elle permet de réguler les nombreux mouvements de rapprochement et donc la circulation et les interactions ordinaires entre citadins. Elle est aussi une modalité extrêmement efficace pour garantir une confiance mutuelle qui permet de dispenser un sentiment flottant de sécurité dans la rue[6]. En saluant brièvement un passant, en s’écartant légèrement pour laisser passer l’autre, on suscite une infime bienveillance, un certain égard, qui garantit une tranquillité communément approuvée et répond aux attentes mutuelles constitutives d’un lien civique. De ce point de vue, lorsqu’une patrouilleuse ou un patrouilleur scolaire invite l’enfant à un bref rituel de salutation, elle l’éduque en lui montrant comment (se) garantir une protection mutuelle dans l’espace public urbain[7]. Cela me semble essentiel : l’enfant apprend à lever la tête en traversant, il regarde qui est sur la chaussée, et il est gratifié par la salutation d’un adulte, patrouilleuse ou automobiliste, qui lui donne l’impression de grandir d’un coup ; il est identifié non pas seulement comme un « enfant », mais comme une personne à part entière, un citadin ordinaire à qui l’on doit respect et protection parmi les autres anonymes qui fréquentent les espaces publics urbains.

Le progrès – Collectif CrrC
Les solitudes laborieuses – Collectif CrrC
  1. Mots d’enfant et maux d’adulte

La cinquième et dernière réflexion que je voudrais partager cible plus précisément les classes d’école et les cours de récréation. Pour que les enfants puissent explorer et partir à l’aventure dans le monde, pour qu’ils puissent avoir l’impression de grandir et qu’ils soient mis à l’épreuve d’une maturité, ils ont aussi besoin d’appuis stables, d’un noyau affectif constant, d’une « sécurité ontologique » de base[8]. Et cela doit être considéré en complément, et non pas en contradiction, avec ce qui vient d’être évoqué à propos du vertige et de la perte d’appui que suppose l’exploration. C’est en grande partie dans l’atmosphère chaleureuse des maisons habitées, dans l’étreinte fidèle des relations bienveillantes de proximité, dans la cosmicité des cabanes-refuges, dans la chambre où s’étalent les jouets et les choses familières, que se nourrit cette confiance de base qui donne aux enfants le courage d’affronter l’inconnu, et de s’ouvrir aux largeurs du monde. Ce point d’ancrage qui s’institue comme un médium transitionnel, cette maison d’hospitalité inconditionnelle, les enfants y sont profondément attachés car ils demeurent essentiels aux fondements racinaires de leur identité et de leur dignité personnelle. C’est pour cette raison que les adultes qui s’intéressent à prendre soin des jeunes générations doivent toujours garder à l’esprit d’aménager des espaces dans la ville où les enfants peuvent édifier des habitations à leur convenance et à leurs goûts ; ils y fondent un aspect de leur personnalité. Notons que, lorsque les enfants aménagent un espace pour l’habiter, ils configurent et racontent des choses que les adultes ne comprennent pas toujours. Les adultes utilisent souvent les termes péjoratifs ou dévalorisants de « désordre, fouillis ou bordel » pour en faire la description. Cette qualification négative touche pourtant une réalisation qui, au contraire, du point de vue des enfants, relève parfois d’une savante mise en ordre retraçant dans l’espace d’amples histoires imaginées qui manifestent subtilement leur propre manière d’être au monde.

De fait, se pose toujours la question, entre adulte et enfant, de la cohabitation de leurs conceptions de l’espace, de l’ordre, du temps, du juste ou du beau. La question se pose sous l’angle d’un possible ajustement réciproque, d’un compromis subtil entre des valeurs concurrentes, d’une composition à dessiner en commun pour occuper l’espace et habiter un même monde. Les salles de classe et les cours de récréation sont des lieux parmi d’autres où l’on devrait pouvoir exercer cet art de la composition qui rapproche les adultes et les enfants. En m’installant à Genève pour y vivre en famille, j’ai immédiatement constaté que, contrairement à Paris où je résidais précédemment, les écoles n’étaient pas ceintes de murs de huit mètres de haut, les portes et les grilles d’entrée restaient ouvertes jour et nuit, les enfants revenaient dans la cour le week-end pour y jouer et puis restaient ainsi attachés à ce lieu pendant leur adolescence, ou encore que les parents et les grands-parents fréquentaient aussi ces espaces pour y accompagner les plus jeunes. La cour de l’école, qui symboliquement se tient entre la maison de l’enfant et l’institution scolaire, souligne ici sa qualité d’espace public libérant une énergie collective, mobilisant les ressources imaginaires d’une appropriation ludique et affective, instaurant une forme d’identification à un lieu ouvrant l’enfant et ses proches à l’espace de l’institution.

Les débats récents qui ont tourné autour de la déprédation des cours de récréation genevoises ont convoqué l’argument de leur fermeture. Non seulement l’issue invoquée semble prématurée en cela qu’elle ne prend pas le temps de faire un tour d’horizon de diverses autres solutions, mais surtout, elle semble faire l’économie du sens et de l’intelligibilité du phénomène incriminé. A-t-on pris le temps nécessaire d’observer attentivement comment se déploie, dans ces espaces publics, l’arc expérientiel de l’enfant, puis de l’adolescent[9] ? Sait-on précisément décrire la manière dont se manifeste cet attachement aux cours d’école ? Il y a de la « déprédation » s’indigne l’opinion publique : des équipements publics brisés qui peuvent manifester une forme de mépris, et c’est là sans doute que se situe le seuil d’une tolérance qui tient en vue la sacralité du domaine public. Mais il y a aussi des traces de cet attachement qu’il ne faut pas qualifier hâtivement de déprédation. Souvent les adultes voudraient, avec beaucoup d’adultocentrisme, que ces traces de présences n’apparaissent que sous la forme d’un respect qui se traduirait par une utilisation raisonnable de cet espace public et de ses équipements. Mais nous le disions : les enfants inclinent à explorer et à fabriquer des lieux habitables. Et les traces de l’habitation, quelles sont-elles ? Quelles sont-elles sachant que les architectures sont censées laisser des marques durables dans le monde, et que, si on laisse aux enfants le pouvoir d’occuper et d’habiter un espace, ils vont y laisser logiquement des traces et des vestiges. Et il faudrait dans ce cas considérer ces marques comme parfaitement légitimes. Mais quelles sont-elles au juste ? Ce sont d’abord des traces creusées faites en entaillant la chair de l’école (entailler un banc pour y graver un nom) ; ce sont ensuite des traces additives, des fresques surajoutées, des ornementations, un graffiti par exemple ; ce sont enfin des traces déposées, celles qui attestent simplement qu’il y a eu de la vie, un moment de vie en commun, des traces de repas partagé par exemple (papiers gras et canettes vides)[10]. Tout cela ne peut pas être rangé sous la catégorie réductrice de la déprédation. On risque alors, en donnant une grande extension à cette catégorie accusatrice, d’infantiliser une jeunesse jugée en mal de tutelle, de l’estimer naïve et irrespectueuse, ou encore d’indiquer trop promptement la pente disqualifiante de la délinquance. On dévalorisera aussi certaines qualités de l’espace public urbain : son ouverture aux modes d’expression variés, son habitabilité ou sa plasticité. Dans les deux cas, l’adulte aura assis son pouvoir hétéronome, à travers un regard condescendant et une prétention à la souveraineté sur l’espace public. Et l’on pressent les mesures envisagées : fermer les cours d’école au public, édifier des murs et peut-être s’assurer la présence de vigiles ou de caméras de surveillance[11].

On devine pourtant que, sur cette question avivée de la déprédation, il y aurait matière à tisser un maillage participatif pour inventer des aménagements capables de renforcer le fragile terreau de la cohésion sociale intergénérationnelle. L’inclusion de l’enfant en politique suppose de se soucier des manières dont il conduit sa vie publique, porte attention au monde et exprime une demande de justice ou un souhait de vivre bien à l’échelle du commun[12].

Je voudrais pour finir évoquer une série de sentiments inquiets devant les menaces qui pèsent sur ce souhait de vivre bien et son accomplissement. Je parle ici depuis mon point de vue d’étranger dont la ville d’origine m’apparaît bien moins disposée que Genève à accueillir l’enfance, du moins au regard des rapides considérations anthropologiques que je viens de tenir. Ainsi, je m’étonne que soient sévèrement mis en question et menacés certains aménagements genevois dont le texte présent contribue à faire l’éloge : 1 / ces cours d’école et ces parcs publics, toujours ouverts, lieux d’hospitalité inconditionnelle permettant à l’enfant de progressivement se rendre familières l’institution et la nature, et de grandir avec ; 2 / ces équipements de jeu public, magnifiques engins en bois rendus un peu branlants par le temps, et qui rapprochaient les enfants explorateurs et les parents un peu inquiets ; 3 / ces classes de nature ou ces classes de neige où l’on apprend à vivre en collectivité dans de grandes maisons, et où l’on nourrit des possibilités relationnelles inexplorées que consolident les gestes d’éveil et d’amusement ; enfin 4 / cet écosystème exceptionnel qu’offre le positionnement géographique de Genève, et où, par exemple, sur les bords de l’Arve ou du Rhône qui traversent la ville, il y aurait des laboratoires d’observation biologique et géologique à imaginer, des collectes d’insectes et de végétaux à réaliser pour que nos enfants prennent conscience qu’en tant qu’êtres humains, ils ne sont qu’une infime particule de vie assemblée à ce grand ensemble interconnecté du vivant dont il faut prendre soin. En prendre soin pour pouvoir s’émerveiller. Toutes ces merveilles rattachées à la ville sont menacées et déjà altérées par des conjonctures oublieuses et des politiques dont les priorités se sont posées ailleurs. Ces merveilles, qui constituent des trésors éducatifs, et dont la lecture est facilitée par mon point de vue d’étranger, sont rendues quasi insignifiantes au regard du champ d’influence grandissant exercé par l’urgence sécuritaire et la quête de restrictions budgétaires permettant des économies publiques. En contester l’autorité légitime ne peut aller sans un renforcement de notre attention à la fois pour l’expérience de la vie publique à hauteur d’enfant et pour la valeur d’usage que ce dernier attribue aux aménagements de la ville, selon ses besoins d’attachement, son désir de jouer en explorant et sa quête d’imaginaire au contact d’un monde qu’il découvre.

Marc Breviglieri

[1]-Soulignons l’apport central de quelques approches qui, à l’orée des années 1990, ont permis de reconsidérer la place des choses dans l’analyse sociologique ou anthropologique : Conein, Bernard ; Dodier, Nicolas ; Thévenot, Laurent (dir.), (1993), Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire, collection « Raisons Pratiques », Editions de l’EHESS, Paris ; Descola, Philippe (2005), Par-delà nature et culture, collection « Folio Essais », Gallimard, Paris ; Latour, Bruno (2006), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, Paris.

[2]-Pour une réflexion sur la manière dont l’exploration et la curiosité constituent un bienfait pour des collectifs de jeunes gens : Auray, Nicolas (2016), L’alerte ou l’enquête. Une sociologie pragmatique du numérique, Presses des Mines, Paris ; sur la dialectique grandir-mûrir : Breviglieri, Marc, « Ouvrir le monde en personne. Une anthropologie des adolescences », in Breviglieri, Marc et Cicchelli, Vincenzo, Adolescences méditerranéennes. L’espace public à petits pas, L’Harmattan, Paris. Voir aussi cette remarquable ethnographie mettant la ville à hauteur d’enfant : Salgues, Camille (2015), Grandir aux marges de Shanghai : une sociologie du statut d’âge à l’aune de la condition des enfants de migrants ruraux en Chine, thèse de doctorat, EHESS (à par., ies Editions).

[3]-Thévenot, Laurent (2006), L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, La Découverte, Paris. Ce gouvernement est particulièrement actif et efficient à l’échelle des gouvernances urbaines actuelles : Breviglieri, Marc (2013), « Une brèche critique dans la “ville garantie” » ? Espaces intercalaires et architectures d’usage », in E. Cogato-Lanza ; L. Pattaroni ; M. Piraud ; B. Tirone (dir.), De la différence urbaine. Le quartier des Grottes / Genève, Genève : Mètis Presses, pp. 213-236.

[4]-Ce thème a été étudié dans le milieu scolaire par Normand, et il traverse de nombreux travaux démarrés par une sociologie pragmatique portugaise ; Normand, Romuald (2011), Gouverner la réussite scolaire. Une arithmétique politique des inégalités, Peter Lang, Berne, et ENS. Lyon ; Resende, José-Manuel ; Dionísio, Bruno (2016), « Itinerários à luz da Sociologia Pragmática : o que os lugares comuns trazem à comunalidade escolar », Terceiro Milênio, vol. 6, pp. 198-235 ; Resende, José-Manuel ; Gouveia, Luis ; Beirante David (2018), « The relational challenges in face of the school governance by norms : misunderstandings, disagreements and criticisms », in J.-M. Resende ; A. Cotovio Martins ; M. Breviglieri ; C. Delaunay (dir.), Challenges of communication in a context of crisis : troubles, misunderstandings and discords, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Tyne, pp. 54-82.

[5]-Pour un aperçu des affects de l’enfant convoqués aux premiers contacts avec la rue : Breviglieri, Marc (2015), « L’enfant des villes. Considérations sur la place du jeu et la créativité de l’architecte face à l’émergence de la ville garantie », Ambiances [en ligne]. URL : http ://ambiances.revues.org/509. Sur la manière dont l’enfant questionne le design urbain : Elnesr, Maya (2022), « Conception of recreational urban spaces’ impact on children’s play pattern affordances and perceptions », VIIe CPUD ‘22, International City Planning and Urban Design Conference, Istanbul, pp. 77-95.

[6]-La manière dont l’enfant peut contribuer au bien vivre-ensemble dans la rue dense des métropoles est remarquablement soulignée dans : Jacobs, Jane (2012), Déclin et survie des grandes villes américaines, Editions Parenthèses, Marseille ; sur l’épaisseur sensible des liens furtifs de sociabilité dans la ville : Gayet-Viaud, Carole (2022), La civilité urbaine. Les formes élémentaires de la coexistence démocratique, Economica, Paris.

[7]-La « patrouille scolaire » est présente tous les jours d’école afin « de sécuriser de nombreux passages piétons ». La Ville de Genève appuie sur la tâche de sécurisation qui m’apparaît bien réductrice au regard des formes relationnelles engagées par ces professionnels dans leur activité. Cf. le site de la ville : https ://www.geneve.ch/fr/themes/structures-accueil-enfance-activites-extrascolaires/securite-chemin-ecole/patrouille-scolaire

[8]-Erikson, Erik H. (1972), Adolescence et crise. La quête de l’identité, Flammarion, Paris.

[9]-Breviglieri, Marc (2007), « L’arc expérientiel de l’adolescence. Esquive, combine, embrouille, carapace et étincelle… », Education et Sociétés, pp. 99-113.

[10]-Je renvoie aux travaux d’Ingold et sa distinction entre trace additive et trace soustractive : Ingold, Tim (2011), Une brève histoire des lignes, Zones Sensibles, Bruxelles.

[11]-N’éludons pas la question du coût public de l’entretien de ces espaces publics. S’il s’agissait de les comparer aux coûts d’installation des mesures de clôture et de surveillance de l’espace public, il faudrait intégrer dans le calcul les gains de vie bonne (ici traités par mon propos) qui viendraient comparativement justifier les dépenses publiques d’entretien.

[12]-Breviglieri, Marc (2014), « La vie publique de l’enfant », Participations. Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, 9, pp. 97-123.

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