Qui a peur de la participation? Discussion sur une référence centrale du travail social, constamment revendiquée, jamais appliquée

Un constat frustrant

Celui qui est considéré comme l’inspirateur de la Convention internationale des droits de l’enfant, Janusz Korczak, dans la première moitié du siècle dernier, à travers ses écrits et ses pratiques pédagogiques, a mis en exergue et développé concrètement la participation des enfants aux décisions les concernant. Dans les institutions qu’il a dirigées, il a instauré des Parlements et des Tribunaux, dans lesquels les enfants avaient un rôle décisionnaire. Mais cette pratique était accompagnée d’une grande lucidité : « Il nous faut être prudents, les attributions du Parlement doivent être élargies graduellement et avec circonspection, les limitations et les réserves peuvent être nombreuses, mais à condition d’être claires et précises. Faute de quoi, il faut se garder de jouer avec les élections et avec l’autonomie. Ce serait un jeu douteux et dangereux où les enfants et nous-mêmes serions dupés » (Korczak, 1919).

Un siècle plus tard, la mise en œuvre de la participation des enfants continue d’apparaître comme une intention périlleuse, irréalisée, voire irréalisable : « En France, l’instauration du Parlement des enfants qui pourrait paraître constituer une avancée dans le droit fil de la ratification de la Convention internationale des droits de l’enfant, a été dès le départ détournée de son sens. Loin d’offrir un moment de rencontre et d’échange avec la jeunesse du pays, il a été pensé comme une simple expérience pédagogique et organisé d’une façon discrétionnaire sous la coupe du Ministère de l’éducation nationale. Malgré les apparences, ses députés d’un jour apparaissent bien plus comme les heureux bénéficiaires récompensés comme de bons élèves que comme les représentants des enfants de leur âge, et quand on y regarde de plus près, son fonctionnement n’est même pas un exemple de démocratie. En réservant l’accès au Parlement à une approche académique, on évite d’accorder aux enfants de France une véritable reconnaissance de leurs droits d’expression et surtout de participation (…). »[1]

L’idée continue d’exercer son attrait, et sa mise en œuvre continue de se dérober. Sans prétention aucune de trouver une issue à ce qui se présente à la fois comme une perspective stimulante et un verrou inviolable, nous allons dans cet article ébaucher quelques hypothèses pour tenter de clarifier certains aspects de la problématique.

Une impossibilité intrinsèque

La question de la participation des usagers et des usagères du travail social est très en vogue[2], elle apparaît notamment comme une possibilité majeure de renouveler les pratiques professionnelles et de poursuivre efficacement le processus de professionnalisation du travail social : « La participation est le principal véhicule d’une fondation du travail social en tant que profession, discipline et science » (Rullac, 2020). Dans ce numéro récent de la revue Esprit, Rullac invite à passer désormais en urgence de la question « Pourquoi le travail social ? », à celle de « Comment le travail social ? ». La participation est sa réponse : « C’est en effet à partir de la base de la pyramide sociale que doit être mis en œuvre le processus participatif pour conquérir notre fonctionnement social, qui est au cœur de la fonction politique du travail social, aussi constitutive de son identité qu’éloignée de son fonctionnement actuel » (Rullac, 2020).

Il n’est en outre pas anodin que le principe de participation soit étroitement lié à celui d’innovation sociale[3], l’émergence concrète de cette dernière étant comprise comme résultant d’une mise en œuvre effective de la première. Nous sommes donc avec le principe de participation des personnes accompagnées au cœur de ce qui anime aujourd’hui une réflexion centrale sur le développement du travail social dans ses multiples dimensions, pratiques, théoriques et politiques.

Ce qui nous semble primordial, c’est que la participation des usagers et des usagères est considérée d’emblée comme restant à advenir, à constituer, à instituer, même si elle est depuis fort longtemps présente à l’agenda du travail social (dans lequel nous incluons l’éducation professionnelle de l’enfance). Dès lors, le problème que pose la question de la participation de l’enfant est le suivant : si le modèle de société dans lequel nous vivons et auquel nous éduquons nos enfants n’est pas réellement participatif, comment les accompagner vers une forme de socialisation qui n’est pas en vigueur dans la société ? Pourquoi les emmener à contre-courant ? Jusqu’à quel point est-ce aux enfants d’être dépositaires de notre incapacité à mettre en œuvre une société plus égalitaire et plus participative ? Comme si l’enfance ne pouvait échapper aux désirs des adultes, ne pouvait s’appartenir, était condamnée à être toujours l’otage, soit d’une volonté de reproduction sociale, soit d’une volonté de révolution sociale.

Il n’y a en fait rien d’étonnant à ce que la mise en œuvre de la participation des enfants échoue, le modèle participatif n’étant pas constitutif de la norme dominante, et la mission des institutions accueillant des enfants restant de les socialiser à cette norme.

Une aspiration légitime

En nous replaçant dans le questionnement sur la relation globale entre adultes et enfants, nous nous rappelons les propos d’Alain, selon qui « le parti le plus sage est d’être poli et réservé avec [les enfants], comme on le serait avec un peuple étranger » (Alain, 1932). Pourtant, nos désirs et nos croyances, nos peurs et nos espoirs sont massivement présents dans l’activité éducative, et c’est un usage courant que d’attribuer au « peuple enfant » nos propres aspirations. Les éducateurs et les éducatrices sont conscient·es de cela, la réflexivité étant le garde-fou professionnel censé protéger l’enfant de nos projections individuelles.

Parallèlement, l’institution de l’enfance ne peut être autre chose qu’un « miroir » de la société et des tensions qui la traversent, elle n’est pas isolée du monde. La mise en œuvre de la participation des enfants est alors un projet de sensibilisation, non pas à la norme dominante, mais à quelque chose d’essentiel et de substantiel qui est à l’œuvre dans la société, et qui remet en cause cette norme[4].

Ce que nous affirmons ici, c’est que l’éducation professionnelle de l’enfance ne peut être purement reproductive de ce qui est établi. Elle ne peut être homogène, ce n’est pas une ligne droite, ce n’est pas quelque chose de complètement stable et précisément défini, qui ne chercherait pas d’autres voies, d’autres modalités organisationnelles ou pédagogiques. L’institution de l’enfance devient ainsi parfois, heureusement, partiellement et précautionneusement, une forme de « laboratoire » dans lequel la société existe pleinement avec ses contradictions et ses aspirations. En somme, nous pouvons considérer le projet de développer la participation des enfants comme l’ambition, professionnelle et collective, de participer à un mouvement de fond à l’œuvre dans la société. Dit d’une autre façon, il existe au sein de la profession une volonté de s’inscrire comme des acteurs et des actrices en temps réel de l’actualité sociale. Lorsque toute la prudence (Kuehni, 2020) nécessaire est de mise, c’est au fond ce que nous attendons aussi de professionnel·les au fait de leur « art », c’est-à-dire, si l’on reprend les termes de Korczak, de professionnel·les prenant garde à ne duper ni les enfants, ni soi-même.

Une nouvelle norme boiteuse

Même si cela n’est pas toujours explicite, il existe bien aujourd’hui une injonction normative à la participation : « La mise en œuvre de la loi de 2002[5] laisse apparaître une moindre application du droit collectif des usagers. Les obstacles qui entourent l’installation comme le fonctionnement des conseils de vie sociale, traduisent moins les difficultés des usagers que le sens donné par les institutions sociales et médico-sociales à leur participation collective. Toutefois, il convient de prendre en considération le contexte idéologique, qui fait de la participation un nouvel ordre normatif[6], afin de permettre le développement d’une pratique démocratique au sein du travail social » (Boudjemai, 2014).

Un échec n’empêche pas que le processus garde son potentiel démocratique, mais il invite encore à la prudence, à la réflexion, à la retenue, à l’analyse. Ce que Boudjemai souligne, et cela vaut la peine de l’être, c’est que les usagers et les usagères n’ont pas en soi de problème à participer, ils et elles ont un problème à se reconnaître dans le sens donné par l’institution à leur participation. Nous voyons ainsi apparaître une norme qui est imposée, mais qui n’est pas applicable ou véritablement appliquée.

Ce que nous devinons en creux, c’est la dénonciation d’une espèce de « publicité mensongère ». Cela a la couleur de la participation, peut-être le goût de la participation, mais aux yeux des usagers et des usagères, finalement, ce n’en est pas. Il n’y a pas forcément une volonté de tromperie sur la marchandise de la part des instigateurs et des instigatrices de ces dispositifs participatifs, toujours est-il que cela ne fonctionne pas et confirme que, sous ses aspects d’évidence, la participation reste un projet d’une grande complexité à réaliser. Il ne suffit pas de promouvoir une nouvelle norme, encore faut-il que les conditions de sa réalisation existent.

Des simulacres récurrents

Pour le champ de l’éducation professionnelle de l’enfance, la question des usagers et des usagères demeure ambivalente. Il y a certes les enfants, dès la naissance, qui sont les « personnes accompagnées » au premier chef, mais il y a aussi les parents, voire les familles, qui sont également des destinataires direct·e·s de l’activité professionnelle des éducateurs et des éducatrices de l’enfance. La question de la participation des parents au fonctionnement institutionnel et aux décisions particulières les concernant est fortement intégrée dans les réflexions et les documents professionnels, la plupart du temps sous la dénomination de partenariat avec les familles. Notons ici que j’écrivais, il y a une quinzaine d’années, un article sur ce partenariat (Frund, 2006), en demandant notamment dans quelle mesure c’était un simulacre, au sens de Latour (1996), plutôt qu’une réalité. Toujours suivant Latour, j’assimilais alors les « grandes idées » en vogue dans notre métier à des fétiches, des idoles que l’on adore et sacralise, et qui représentent quelque chose d’encore inexistant, une attente, un espoir.

La tentation est grande de classer la notion et la pratique de « participation des personnes accompagnées » dans cette catégorie des fétiches, des totems, des simulacres et des invocations destinées à faire advenir ce que nous désirons sans jamais vraiment le rendre réel. La tentation est grande de montrer comment nous essayons de nous persuader nous-mêmes d’abord, et les autres ensuite, que « nous faisons de la participation », en répétant sans cesse et partout que c’est là notre intention et notre action, sans que, pour autant, l’on puisse observer une véritable dynamique participative à l’œuvre en réalité.

Alors que le principe de la participation des parents a encore un long chemin à parcourir pour être une pleine et entière pratique professionnelle, même si, c’est essentiel de le reconnaître, certaines institutions mettent en place des dispositifs ponctuels qui vont réellement dans ce sens, comment imaginer que de jeunes enfants participent réellement aux décisions qui les concernent ?

Nous sommes ici dans une dynamique habituelle, récurrente. Il suffit de se rappeler depuis combien de temps (trente ans ?) nous parlons avec force d’intégration et d’inclusion d’enfants en situation de handicap (ou d’enfants ayant des besoins particuliers), puis de constater le chemin réel parcouru dans les institutions à ce sujet, pour mesurer à quel point l’écart entre une intention et sa mise en œuvre concrète est souvent très difficile à combler. Alors quoi ? Reprenons les choses au début et tentons de préciser déjà ce que nous entendons par participation.

Une valse – Collectif CrrC
Domesticité – Collectif CrrC

Une forme de vie exigeante

Pour Zask, « participer est beaucoup plus exigeant que ce qu’on imagine. Ce n’est pas activer tel ou tel dispositif, répondre à telle ou telle convocation (…). Au contraire, qu’elle soit sociale, politique, professionnelle, scolaire, la participation implique une forme de vie complexe en laquelle se combinent prendre part, apporter une part et recevoir une part » (Zask, 2020)[7].

Pour prendre part, il ne suffit pas d’être présent, « il faut un certain engagement, il faut y être et en être, mais sans exigence particulière. Certains sont très actifs, d’autres plus discrets. Chacun adopte, dans certaines limites bien sûr, le comportement qui lui plaît » (Zask, 2020). Lorsque nous pensons à nombre de situations vécues dans l’accueil collectif d’enfants, nous nous remémorons que le simple fait de prendre part n’est pas chose aisée pour chacun·e, et que cela dépend, par exemple, de la grandeur du groupe d’enfants, ou d’où en est l’enfant dans son développement. Actuellement, dans ma pratique d’enseignant-chercheur dans une haute école de travail social, je remarque aussi, dans des ateliers ou des séminaires réunissant une vingtaine d’étudiant·e·s, ou dans des séances de travail réunissant uniquement des enseignant·e·s, que les adultes également peuvent éprouver de la difficulté à prendre part à ce qui est en train de se dérouler.

« L’exigence est plus importante pour apporter une part, ­autrement dit contribuer. La relation participative s’enrichit d’apports aussi variés qu’il y a d’individus. Pour comprendre ce qu’elle désigne, on peut penser à un orchestre, dont les membres, loin d’être interchangeables, jouent chacun leur partie en écoutant les autres » (Zask, 2020). Il s’agit ainsi d’être dans un lien collectif où l’on joue un rôle qui modifie et contribue au développement d’un monde commun. Notons qu’une « contribution fait une différence, sans quoi elle n’est pas une contribution. La part apportée ne peut être fantasmatique » (Zask, 2020). Le problème ici serait de savoir qui écrit la partition ? Ou qui serait le chef ou la cheffe d’orchestre ? Existe-t-il des contributions inacceptables ? Qui définit ce qu’est une contribution acceptable ? Etc.

Cela nous renvoie à Heijboer, qui crée le néologisme d’usagent, contraction d’usager et d’agent, pour désigner un « citoyen faisant usage d’une institution de santé, sociale, médico-sociale, d’éducation ou de transports – publique, privée ou associative – [et qui] est à la société du XXIe siècle ce que l’ouvrier était à la société du début du XXe : son catalyseur de liens sociaux de production et de liens sociaux de solidarité » (Heijboer, 2020). La norme de la participation des usagers et des usagères impose de prendre en compte les savoirs qu’ils et elles détiennent à travers l’usage qu’ils ont des institutions, pour organiser ces dernières. Les usagent·e·s deviennent alors de facto des contributeurs et des contributrices, « qui font la différence » : quand leur apport est réellement pris en compte. Autrement dit, apporter une part ou contribuer ne dépend pas uniquement de l’usager ou de l’usagère, mais aussi d’un contexte qui est prêt à recevoir et à valoriser cette contribution.

Dans sa conception de la participation, Zask relève finalement qu’il est essentiel de recevoir une part : « Il existe une condition fondamentale de la contribution, qui consiste en la reconnaissance qu’elle a bien lieu. (…) La part apportée suppose une part reçue, à commencer par celle de la reconnaissance » (Zask, 2020)[8]. Là encore, qui définit la forme de la reconnaissance ? S’il ne s’agit que de remercier formellement d’avoir participé, sans tenir concrètement compte de la contribution, peut-on encore parler de reconnaissance ?

Ces multiples écueils sur le chemin de la participation sont d’ailleurs résumés avec force par Zask : « Bénéficier sans contribuer est caractéristique du profit indu, de l’exploitation, du mensonge. Contribuer sans bénéficier est caractéristique d’un nombre si colossal de situations qu’il est vain d’en énoncer quelques-unes. Quant à la suppression du prendre-part, elle est la chose la plus courante au monde » (Zask, 2020).

On mesure ainsi le chemin qu’il resterait à parcourir pour parvenir à une norme participative réelle dans notre société, et on se demande, de nouveau, ce qui ferait que cela soit possible avec les enfants, alors que les adultes en sont si éloigné·es ?

De nombreux avatars

Rullac apporte, quant à lui, une définition du paradigme de la participation en lien avec la professionnalisation du travail social : « Ensemble de références éthiques (valeurs), conceptuelles (idées) et méthodologiques (techniques), qui participent à déterminer les champs du travail social pour que les professionnels et les personnes accompagnées “fassent ensemble”. » L’idée centrale qui est affirmée est celle de faire ensemble, dans tous les sens du terme, et l’un des problèmes que cela pose est celui des conditions, des hiérarchies, des rapports de force. Comment faire ensemble lorsqu’existe une domination, qu’elle soit affirmée ou voilée, qu’elle soit explicite ou implicite ? Comment participer lorsque notre voix « vaut moins » ? Comment participer lorsque notre voix se noie dans l’impondérable ?

Rullac cherche alors à comprendre de quoi l’on parle et identifie neuf types de participation :

Consultation: donner son avis, sur la base d’une sollicitation institutionnalisée et pérenne.

Votation: participer à un processus collectif de détermination.

Négociation: participer à un processus collectif de résolution.

Coproduction: participer à un processus collectif d’élabo­ration.

Collaboration: participer à un processus collectif d’élaboration indépendamment des statuts.

Coopération: participer à un projet de manière collective dans un cadre institué.

Capacitation: augmenter la capacité pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles les usagers et les usagères sont confronté·es.

Autodétermination: choisir librement, ce qui requiert la présence d’une alternative.

Participation citoyenne: participer à la politique de la société et à son organisation, par le biais de l’expression d’une opinion. (Rullac, 2018).

 

Ces distinctions fines et progressives dans l’intensité de leur teneur participative permettent de déterminer où se situe le « curseur participatif » lorsqu’on évoque des situations spécifiques, d’objectiver le degré actif de participation dans un contexte (comme on évaluerait le degré de salinité d’une eau).

Cette typologie met surtout l’accent sur le fait qu’il n’y a pas une participation, mais des participations, qui ne sont ni égales ni semblables entre elles, qui n’obéissent pas aux mêmes intentions ni aux mêmes processus, qui ne requièrent pas les mêmes compétences, tant chez les « bénéficiaires » que chez les personnes qui appliquent ou développent ces dispositifs. Ce n’est fondamentalement pas la même chose de voter ou de coopérer. Pourtant, ce sont bien deux activités participatives.

On devine alors qu’une part du problème provient de ce que la participation reste une espèce de fourre-tout indistinct, que l’on ne prend pas suffisamment la peine de démêler et d’objectiver. C’est probablement cette indistinction qui amène des professionnel·le·s à penser « faire de la participation », alors que des observateurs et des observatrices extérieur·es estiment qu’« ils·elles n’en font pas ».

Une méthode diplomatique

Au niveau du travail social, la participation des personnes accompagnées, dans le paradigme de l’innovation sociale auquel nous faisons référence, est avant tout une méthode. C’est une façon d’aborder les problèmes qui se posent en créant un espace et un temps d’échanges où les statuts s’effacent au profit des compétences, où il n’y a plus d’expertise dominante, mais une prise en compte égalitaire des expertises respectives, scientifique, professionnelle, usagère (Rullac, 2021).

Ce que cette approche interroge entre autres, c’est la perspective critique, qui déconstruit l’expérience que nous avons du réel, pour nous en révéler une vérité plus profonde qui nous échapperait. La perspective critique sociologique apporte beaucoup à l’appréhension des rapports de domination qui sont à l’œuvre souterrainement ou de façon voilée dans la reproduction de l’ordre social. La révélation d’un problème n’est toutefois pas synonyme de sa résolution. La critique est une étape nécessaire de compréhension, mais ce n’est pas une réponse. Redisons-le, la science n’est pas un but, c’est un moyen. Qui se satisfait de comprendre son problème sans lui chercher de réponse concrète ? Ce que l’on constate, c’est que si notre compréhension des problèmes ne cesse d’augmenter et d’être documentée d’un point de vue surplombant, leur résolution concrète est dans une stagnation inquiétante[9].

Il faudrait tenter autre chose et, à défaut de réussir à modifier le réel, modifier notre approche du réel. « Il faudrait donc parler de réels plutôt que du réel, la question étant non pas de comprendre quelles sont les choses en soi, mais de saisir leur manière d’être en tant que » (Treleani, 2014)[10]. Ce qu’exprime implicitement Treleani, c’est qu’il existe un désaccord de base sur la « bonne façon » d’appréhender, de documenter et d’étudier le réel. Il existe un point de vue dominant, comme toujours, nous expliquant ce qu’est une bonne pratique, peu importe le domaine. Treleani pointe ainsi, et mine de rien, l’origine de nombreuses impasses : les rapports de pouvoir. Les points de vue des scientifiques, des professionnel·les, des usagers, s’affrontent dans une logique où les professionnel·les contestent la domination lointaine des scientifiques, et les usagers·ères la domination lointaine des professionnel·les. Pour corser le tout, les points de vue des scientifiques s’affrontent entre eux (sociologie, anthropologie, psychologie, etc.) ; les points de vue des professionnel·les s’affrontent entre eux (pour ou contre la participation, pour ou contre l’inclusion, etc.) ; les points de vue des usagers et des usagères s’affrontent entre eux (sur la mission institutionnelle, sur le rôle des professionnel·les, etc.). Nous sommes dans un affrontement permanent où chacun·e considère son propre point de vue comme non négociable. L’usage est ainsi à la critique plus qu’à la diplomatie : mais pour Latour, la « diplomatie devrait remplacer la critique. La faute de la critique était, à force de vouloir démystifier les discours idéologiques, de finir toujours par affirmer une réalité derrière. La réalité serait ainsi toujours au-delà, toujours “en retrait”, alors que la diplomatie vise à faire dialoguer des réalités et des points de vue, à comparer plutôt que détruire » (Treleani, 2014).

C’est également pour cette raison que la perspective de la participation des personnes accompagnées est prometteuse et digne d’intérêt : elle crée un rapprochement inédit entre les expertises de toutes les parties prenantes. Elle rétablit un équilibre, un dialogue équitable, une diplomatie entre les savoirs.

Un défi commun

Ce que dit Rullac, c’est que la participation est une option de base qui préside au fonctionnement institutionnel et détermine toutes les autres : « Le débat concernant la participation n’a aucun sens, s’il reste théorique. Le risque est grand que cette approche ne soit utilisée que comme un alibi ou une vitrine, si les institutions du travail social n’en restent qu’au stade rhétorique. La participation est avant tout une méthodologie qui doit s’implémenter dans toutes les dimensions des dispositifs » (Rullac, 2021). Parallèlement, il insiste sur le fait que le désir de participation effective correspond à un désaveu des pratiques actuelles du travail social : « La participation des usagers constitue une critique fondamentale des fonctionnements actuels des dispositifs du travail social » (Rullac, 2021).

Au final, il conviendrait de s’éloigner de l’apparente évidence que contient l’idée de participation, pour lui donner une signification précise et professionnelle, en faire une méthode de travail et un véritable champ de recherche. Le champ de l’éducation professionnelle de l’enfance est particulièrement concerné par ce projet, compte tenu du statut vulnérable de ses bénéficiaires directs : « Si les enjeux de la participation sont toujours complexes dans le cadre des défis en matière de professionnalisation, le champ de la petite enfance rencontre la quintessence des difficultés en la matière. S’il faut déjà reconnaître cet état de fait, l’accompagnement de ce champ d’intervention pour l’aider à trouver les moyens d’en surmonter les défis est sûrement une priorité en matière de recherche appliquée » (Rullac, 2021).

Cultiver la complémentarité entre la perspective académique et la perspective professionnelle semble ainsi une voie à privilégier, si l’on souhaite franchir une étape significative dans la mise en œuvre concrète de la participation. D’un côté, nous avons compris que la participation de l’enfant, à travers la considérable complexité intrinsèque qu’elle contient, peut fonctionner comme « modèle » de participation au sens large, car elle concentre un grand nombre de problématiques liées à la participation des usagers et des usagères. D’un autre côté, nous comprenons que la mise en œuvre sur le terrain du paradigme de la participation des usagers et des usagères a besoin de clarification, de documentation, d’explicitation, de structuration, de soutien : la recherche-action (RA) semble pouvoir remplir cette fonction de soutien académique à la professionnalisation.

« Pour résumer, la RA repose sur trois caractéristiques-clés : la RA est réalisée avec les gens plutôt que sur les gens ; la RA trouve son ancrage dans l’action, pour à la fois changer les choses et comprendre la réalité sociale ; les actions intégrées à la RA mettent en œuvre des processus non linéaires qui empruntent à la logique de la démarche-projet (…). Le paradigme scientifique de la RA convient particulièrement aux développements actuels (…) des professions complexes mettant en œuvre des interventions sur “autrui” (Barbier, Thievenaz, 2017), comme par exemple les sciences de l’éducation ou les sciences infirmières. Un soutien scientifique est alors indispensable pour relever les enjeux de telles activités professionnelles, qui se construisent à l’intersection des problématiques individuelles, collectives et sociales » (Rullac, 2019-2).

C’est en fédérant dans une perspective participative les différents types d’acteurs et d’actrices du travail social (et de l’éducation de l’enfance en l’occurrence), en créant notamment une assise académique et professionnelle unifiée, qu’il sera peut-être possible de développer concrètement le « projet participation ».

Robert Frund

Bibliographie

Alain (1932-2001), Propos sur l’éducation, Paris, PUF.

Boudjemai, Youcef (2013), « La participation collective des usagers : ordre normatif ou processus démocratique ? », in Usagers et professionnels en question, revue Forum, 138.

Frund, Robert (2006), « Partenariat avec les familles : pour une action raisonnée. L’exemple des éducatrices de la petite enfance », in Journal Européen d’Education Sociale, 10-11.

Heijboer, Claire (2020), « L’expertise de l’usager », in Participer au travail social, revue Esprit, 466.

Korczak, Janusz (1919-2006), Comment aimer un enfant, Paris, Editions Robert Laffont.

Kuehni, Morgane (éd.), (2020), Le travail social sous l’œil de la prudence, Bâle / Lausanne : Schwabe Verlag / Editions HETSL.

Latour, Bruno (1996), Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faîtiches, Le Plessis-Robinson, Editions Synthélabo.

Latour, Bruno (2012), Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte.

Mauss, Marcel (1923 – 1973), «Essai sur le don: Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques», in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF.

Mauss, Marcel, (1923 – 1973), «Essai sur le don: Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques», in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF.

Rullac, Stéphane (2018), La participation des personnes accompagnées: un enjeu d’avenir pour le travail social, Communication personnelle, Module Professionnalités et champs professionnels, Bachelor en travail social PEC06, Haute Ecole de travail social et de la santé Lausanne (HETSL) – HES-SO.

Rullac, Stéphane (2019-1), « L’innovation en travail social : un objet à définir et des processus à caractériser », Revue suisse de travail social, 25, 139-156.

Rullac, Stéphane (2019-2), La recherche-action: un contre-projet scientifique? Recherche-action.ch [en ligne].

Rullac, Stéphane (2020), « Introduction », in Participer au travail social, Revue Esprit, 466.

Rullac, Stéphane (2021), « Les expertises d’usage et usagère : quelles définitions pour quelle participation ? », in Participation des familles dans les réseaux professionnels: simulacre ou réalité?, Revue [petite] enfance, N°135, pp. 28-36.

Treleani, Matteo (2014), « Compte-rendu de l’ouvrage de Bruno Latour : Enquête sur les modes d’existence », Presses Universitaires de Limoges, Nouveaux actes sémiotiques, 177.

Zask, Joëlle (2020), « La participation bien comprise », in Participer au travail social, revue Esprit, 466.

 

[1]AFJK (Asssociation Française Janusz Korczak), Le Parlement des enfants français : un projet inabouti. http ://korczak.fr/m2enfants/droits/parlement-enfants.html

[2]-On signalera seulement qu’il y a peu, la Revue [petite] enfance traitait déjà de cette thématique, relativement aux parents cette fois, avec un doute déjà sur la correspondance effective qui existe entre discours et pratiques : Participation des familles dans les réseaux professionnels: simulacre ou réalité? Revue [petite] enfance, 135, Lausanne, (2021).

[3]-L’innovation sociale est «une intervention initiée par des acteurs sociaux, pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter dune opportunité daction afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre daction ou de proposer de nouvelles orientations culturelles». Laboratoire CRISES, de l’UQAM à Québec, en ligne https ://crises.uqam.ca/. Cité par Rullac, (2019-1).

[4]Le concept de participation au sens strict contient en soi l’idée de « redistribution du pouvoir » : c’est intéressant pour celles et ceux qui détiennent peu de pouvoir d’en acquérir plus ; c’est faiblement intéressant pour celles et ceux qui détiennent déjà un réel pouvoir d’en avoir moins.

[5]-Il s’agit ici d’une loi française, mais fondamentalement, la dynamique normative dont nous parlons est similaire en Suisse.

[6]-C’est nous qui soulignons.

[7]-C’est nous qui soulignons.

[8]-Nous repensons évidemment ici à la théorie du don / contre-don développée par Mauss, qui a inspiré de prestigieux commentateurs (Bourdieu, Graeber, Lévi-Strauss) et qui est à l’origine du mouvement MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales). Nous identifions surtout l’idée centrale de « contrat social », explicitement présente dans la théorie de Mauss, et qui est certainement plus implicite dans la théorie de la participation des usagers et des usagères.

[9]-On comprend et on documente par exemple de plus en plus précisément les situations et les mécanismes des inégalités de genre, leur variété, leur reproduction, leur multiplication, etc., sans pour autant observer dans la réalité quotidienne une diminution des inégalités qui serait proportionnelle à l’éclairage donné à ce problème. Cela n’incrimine aucunement l’éclairage, mais rappelle seulement que, lorsqu’un problème est mis au jour, tout reste à faire.

[10]-Ce que nous comprenons ici, c’est qu’une chose n’existe pas en soi, indépendamment du monde, mais en fonction d’un contexte : un lion est un lion, bien sûr ; mais un lion dans la savane, et le même lion au Groenland, ne se présenteront finalement pas comme identiques. Ce qui a changé, ce n’est pas l’individu, c’est l’environnement. Le contexte « définit » d’une certaine manière l’individu, par les compétences qu’il lui permet ou ne lui permet pas d’actualiser. Un lion dans la savane est « adapté », le même lion est « inadapté » au Groenland.

Le complot – Collectif CrrC
Retour en haut