Témoignage d’une curieuse

La curiosité n’est pas un défaut chez l’éducateur. Au contraire, c’est elle qui sous-tend son regard, son écoute et son attention dans la relation éducative, qui constitue l’observation. D’où vient la curiosité ? Est-elle systématique comme celle des petits enfants à la découverte du monde ? Elle est le fruit de l’éducation, d’une ambiance, d’actes significatifs et de circonstances diverses qui l’ont alimentée. Chez certaines personnes, elle s’étiole par des attitudes non confiantes de l’entourage. Quelquefois du mépris annule ce désir de savoir.

Chez l’éducateur, elle l’accompagne dans sa découverte de la profession et, par la suite, dans ses différents actes. Je vais donc vous raconter ce qu’il en est de mon expérience avec la curiosité.
Ça commence avec une armoire. Celle qu’il y avait dans la maison de mes parents, lorsque j’étais enfant. Elle était immense et contenait des livres. Ces livres représentaient pour moi quelque chose d’inaccessible dans la mesure où je pensais que je ne pouvais pas les lire. Et en même temps, j’étais sûre qu’un jour je pourrais les consulter. Une façon comme une autre de prendre la suite de la curiosité enfantine qui m’avait animée jusque-là. De plus, il y avait chez mes parents un intérêt pour les autres et pour les événements de la vie sociale qui était intégré dans leur vie quotidienne et qui peu à peu est devenu mien. Une vue plus large concernant la vie et son sens alimentait leurs choix. J’étais tombée dans une famille avec des références humanistes. Je me projetais dans l’avenir. C’est comme si quelque chose m’attendait. Une autre forme de quête lorsque j’accompagnais mon père à la chasse au lapin m’a appris que ce qui se passe dans une attente attentive et curieuse est plus important que le but pour lequel on est là. C’est la partie cachée de la jouissance du chasseur qui, même s’il revient bredouille, a passé une bonne journée. Pareil pour la cueillette des champignons. Nous marchions quelquefois longtemps avant de tomber sur un champ de giroles. Où, comment, combien allons-nous en trouver après la pluie ? Quelle heureuse tension !
C’est avec cette attente curieuse dont l’apprentissage s’est fait en compagnie de livres et de ma famille et avec la pratique de survie des premiers hommes… que j’ai abordé la formation d’éducatrice. Là, d’heureux étonnements se sont succédé alimentant ma curiosité. Je vais en retenir deux, un qui relève de la théorie et l’autre est constant dans la réalité de l’éducation.
Ils sont encore là dans ma vie.
J’ai découvert et rencontré beaucoup de monde lors de ma formation : tous ces pédagogues qui avaient voué leur vie, leur intelligence à l’éducation. Des créateurs, des inventeurs, des fondateurs qui, tout au long des siècles, ont rappelé que l’enfant était autre chose qu’un « vase qu’on emplit », mais une personne à part entière douée de facultés pour apprendre d’elle-même. J’ai eu là, et je l’ai encore, un heureux étonnement vis-à-vis de la succession de ces éducateurs et de leurs idées. Cette généalogie me sidère, car lorsque j’en découvre un antérieur à ceux que je connais, je constate qu’il avait déjà révélé ce que l’enfant exige de nous. Je pense par exemple à un petit texte du IVe siècle sur la nécessité de considérer chaque enfant comme étant différent. J’ai alors de l’humilité et, en même temps, une sorte de jouissance, car je prends notre époque en flagrant délit de prétention inappropriée. Non, il n’y a pas de nouvelles idées en pédagogie. Oui ! Cela a déjà été dit ! Ils y avaient déjà pensé. C’est la partie de la belle histoire de l’humanité qui en vain essaie de faire reconnaître les enfants, leur place, leurs particularités, en rapport avec cet énorme fleuve qu’est le contenu de la transmission que chaque société, dans son désir de pérennité, veut que les enfants sachent. L’éducation des enfants s’intègre dans une démarche plus large que la pédagogie, c’est une ouverture sur le monde avec une dimension universelle puisqu’il s’agit de survie.
Cette histoire accompagne celle de la philosophie, des sciences et des religions ; elle a donné naissance à la psychologie de l’enfant. De multiples sciences sociales y sont rattachées et me voici devant un champ si vaste que… je retiens ma curiosité. Quelle séduction ! J’ai peur de me perdre. Ce n’est pas simple à gérer, il me faut faire des choix. Quelquefois ma propre humilité est mise à l’épreuve. Je voudrais tout savoir. N’importe comment il y aura toujours une face cachée, ce n’est pas la peine de s’épuiser, je me laisse porter par mes intérêts et les opportunités qui se présentent. Il y a les rencontres, les échanges, que je fais grâce à cette histoire, mais aussi les relectures du même auteur que je redécouvre.

L’autre curiosité qui m’anime c’est celle que j’ai lorsque j’observe un enfant en pleine activité. Je regarde cette petite fille de deux ans et demi en train de construire une tour avec des petits volumes de plusieurs formes. Elle en a déjà posé sept ou huit et sa construction est tout de guingois. Comment les a-t-elle choisis ? Comment s’y prend-elle pour que ça tienne ? Comme elle va vite. Calcule-t-elle son geste avant de poser son élément ? Est-ce son cerveau ou sa main qui dirige ? Cela va-t-il tomber ? Mais cela ne paraît pas la préoccuper. Elle est debout sur sa chaise, verticale comme sa tour. Hier, elle l’a construite, assise devant sa petite table, aujourd’hui elle expérimente autre chose. Que s’est-il passé dans sa tête ou son corps, pour qu’elle modifie sa position ? Son expérience m’échappe. Quelle attention et quelle concentration. A deux ans et demi, je ne savais pas qu’elle pouvait être aussi attentive. Je suis là avec elle, avec mon propre intérêt, mais en même temps, j’ai du recul et je respecte ce qu’elle est en train de faire. Je ne dis rien. Elle a terminé et sait que je l’ai regardée, alors elle se tourne vers moi et me sourit. Elle est persuadée d’avoir fait quelque chose de beau et rien qu’avec mon regard, elle a vu que je partageais son émerveillement. Ma curiosité s’est transformée en admiration.
On peut passer de la curiosité à l’émerveillement devant la vitalité des enfants, leur désir de vivre et de découvrir. Leurs réflexions, leurs manipulations, leurs imitations, même leurs pleurs qu’ils nous offrent nous dévoilent qu’ils sont dans la vie. Qu’ils savent.
Ruben a dix-sept mois. Nous sommes en famille et il a décidé de déménager les verres qui sont sur la table basse. Je le regarde, car j’ai deviné à tort ou à raison un ordre dans sa façon de s’organiser. Je voudrais confirmer, voir si c’est vrai, j’ouvre un espace dans ma démarche. Je suis surprise par sa maîtrise et sa grâce. Il prend son temps. Dans sa propre bulle, il ne fait attention à rien d’autre, il est appliqué, il me semble qu’il discerne ces récipients fragiles en fonction de leur forme, il a un rythme dans ses allées et venues… Jusqu’à ce que sa grand-mère lui dise d’arrêter immédiatement, car il va casser ! Il est interrompu dans son geste qui devient maladroit. Lui et moi ne pourrons pas aller jusqu’au bout.
Est-ce que « l’anticuriosité » ne serait pas guidée par la peur ? A moins que ce soit la méconnaissance de la richesse enfantine. Cela peut être aussi la certitude de savoir ce qui va se passer. Quelle tentation que celle de finir la phrase d’un enfant qui bégaie un peu, que celle de l’aider dans son jeu car il ne sait pas ? Nous mettons les enfants dans des cases de références sur ce qu’ils doivent savoir ou ne pas savoir, sur l’interprétation de leur comportement. Mais s’il en était autrement et qu’ils nous dévoilent d’autres façons d’être ? Aurions-nous peur de nous laisser surprendre et de nous retrouver en déséquilibre vis-à-vis de nos idées ?
Un esprit de recherche redonne confiance. La curiosité qui en fait partie est un élan qui pousse à regarder l’enfant, à l’écouter en se disant : je vais voir comment, je vais écouter si, je vais découvrir pourquoi… c’est une attitude qui cherche à comprendre et qui fait sortir tout geste éducatif de la banalité. C’est un regard qui donne de la valeur à ce qui se déroule lorsqu’un enfant est en train de jouer, manger, dormir. Car l’enfant est vu, entendu, compris… ou pas, mais cela lui signifie qu’il compte. C’est aussi une démarche qui valorise celui ou celle qui est curieux puisqu’il est présent à ce qui se fait et devient acteur.
On glisse alors d’une attitude intellectuelle : la curiosité, à une attitude affectueuse : l’admiration ; dont l’enfant a fondamentalement besoin. Nous sommes conduits vers une ouverture et une connaissance du monde. Notre destin n’est-il pas la connaissance de celui-ci ? Cet « heureux étonnement », qui est à la naissance de la philosophie et qui est à la base de la recherche est une générosité de l’esprit, une vitalité curieuse liée à de la jouissance.
Alors jouissons.

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