Alice au Pays des stagiaires

« – Alice ! ça commence ! »
Alice se releva péniblement, elle avait bien failli s’endormir sur la table, la tête posée sur les bras. Mon Dieu ! Ce qu’elle était fatiguée, même l’attente de la répartition des places de stages, avait de la peine à la tenir éveillée.
« Voilà, pensa-t-elle, ce que c’est que de faire deux nuits blanches en un week-end, va falloir que je sois un peu plus raisonnable ces prochains mois ! Fini les grandes vacances, je suis à l’école d’éducatrices maintenant, un peu de sérieux ! » se sermonna-t- elle.

Leur professeur, M. Chapelier, appelait un par un les étudiants et leur annonçait le nom de l’institution dans laquelle ils feraient leur stage de première année.

« – Alice, annonça-t-il, crèche-garderie du « Lapin Blanc ». Il s’arrêta une seconde, regarda Alice bien en face et ajouta : « Ne soyez pas en retard cette fois-ci ! »
Alice ne voyait pas vraiment à quoi il faisait allusion, mais comme la répartition se terminait et qu’elle allait pouvoir rentrer chez elle et dormir, elle n’y prêta pas trop attention.
Dans le couloir, quelqu’un l’interpella :
« – Alice ! tu vas à la crèche du Lapin Blanc ? J’y ai travaillé avant d’entrer à l’école. La directrice, c’est toujours la même ? »
Alice regarda le document que lui avait remis M. Chapelier.

« – Directrice : Mme Reine Decoeur…
– Ah ouais. Elle est pas facile, tu verras, l’équipe la surnomme “sa Majesté”. Et tu as qui comme responsable ?
– Mme Carole Lewis.
– Elle, elle est chouette par contre, c’est une super professionnelle. »

Le lundi suivant, Alice se présenta, à l’heure, à la crèche du Lapin Blanc. Carole lui fit un accueil chaleureux.
« – Bienvenue dans le groupe des bébés, c’est le groupe des Lièvres. Cinq garçons, sept filles, presque tous du mois de mars. Pour la première semaine, on va te demander de rester en observation, le temps que les enfants apprennent à te connaître. Après, je te montrerai un soin, puis un repas, on fera des activités ensemble. Et, peut-être, si ça se passe bien, tu pourras faire des accueils et des retours plus tard. Ça te convient ? »
Alice comprenait bien le fait que les enfants devaient avoir le temps de la connaître, pour le reste, elle avait déjà fait des changes, des repas, des activités et tout le reste durant les deux années de travail avant de pouvoir rentrer à l’école.

« – Oui, pas de problème, répondit-elle. C’est vrai que quand j’étais aide… »

Madame Decoeur qui participait à ce premier entretien lui coupa la parole :
« – Oui, enfin maintenant vous êtes stagiaire. Vous êtes là pour apprendre et vous devez comprendre que ces apprentissages primordiaux valent la peine qu’on leur consacre un peu de temps. Notre institution tient à la relation privilégiée et professionnelle avec les familles. Vous êtes en première année, vous aurez encore deux ans pour être en relation avec les parents. »

Alice, qui avait juste voulu dire qu’elle se réjouissait qu’on prenne le temps de lui expliquer le sens des actions éducatives, n’osa rien répondre et se contenta de sourire.
Les deux premières semaines de stage s’écoulèrent tranquillement. Alice se lia avec les enfants, Dina l’aide et Carole. Elle avait un peu plus de peine avec Geneviève Duchesse, l’autre éducatrice, un peu vieille école et brute de décoffrage. Elle continuait aussi à trouver un peu contradictoire, que Dina, qui était sans formation, donne des repas, fasse des changes, reste seule avec les enfants pendant un bout de la pause de midi, alors qu’elle avait tout juste le droit d’approcher les enfants. Mais elle avait décidé de prendre son mal en patience, d’autant que Carole, lui enseignait avec passion des aspects très fins et intéressants de la relation à l’enfant.
Le mercredi, Alice faisait l’ouverture du groupe des Lièvres avec Carole. Mais ce matin-là, en arrivant, elle trouva la salle fermée. L’éducatrice du groupe des 1-2 ans, les Chenilles, l’interpella depuis sa salle.

« – Carole a essayé de téléphoner, j’ai pas eu le temps de répondre, elle a sûrement un peu de retard. Tu peux préparer la salle ? »
Alice s’exécuta rapidement et revint vers la salle voisine où les enfants étaient accueillis jusqu’à 8h00.

« – Carole n’est toujours pas là ? » demanda la même éducatrice.
Alice fit signe que non.
« – Bon, c’est embêtant. Tu sais préparer les biberons et les repas ? Sinon vous allez être super en retard pour la suite de la journée.
– Ben, je ne l’ai pas encore fait, mais Carole me l’a montré et j’ai qu’à regarder le cahier des repas.
– Parfait, vas-y, je garde les enfants un peu plus longtemps, à moins que Carole arrive. »
A 9 heures moins dix, Carole n’était toujours pas là. Dina était arrivée et avait aidé Alice pour la préparation des repas. Elles retournèrent ensemble dans la salle des Chenilles, la directrice Mme Decoeur était présente.

« – Carole ne viendra pas, elle a eu un petit accident sans gravité, mais elle sera absente quelques jours. Je lui cherche une remplaçante. »
L’éducatrice des Chenilles regarda Alice et Dina, et lança :
« – Elles pourraient prendre les enfants des Lièvres dans leur salle, Geneviève sera là dans une demi-heure, en cas de problème, elles m’appelleront. »
Mme Decoeur sembla hésiter. L’éducatrice repris :
« – Les enfants sont trop nombreux ici, ça pleure de partout et il en arrive encore. »
La directrice obtempéra et Alice, aidée de Dina, ramena les bébés dans leur salle. Elles changèrent ceux qui avaient besoin d’être changés, couchèrent ceux qui étaient fatigués et, lorsque Geneviève arriva enfin, avec presque une demi-heure de retard, le calme régnait dans la salle.
« – J’étais au bureau, se justifia-t-elle, ça tombe mal que Caro soit pas là, vraiment. Elle y peut rien, mais bon. »
Elle ouvrit le frigo et questionna :
« – C’est toi qui a préparé les repas Dina ?
– J’ai juste aidé Alice à finir, elle avait presque tout fait toute seule.
– Mmm, bon, faudra voir à empiler les assiettes autrement, c’est un peu le foutoir là. »
« Merci à toi aussi, pensa Alice, mais elle ne dit rien. »

La journée passa à écouter Geneviève se plaindre, même auprès des parents, du travail supplémentaire que représentait pour elle l’absence de Carole. Alice accepta de rester une heure de plus pour donner les derniers goûters, tandis que Geneviève retournait au bureau pour la quatrième fois, voir si Mme Decoeur avait trouvé une remplaçante digne de ce nom. Pour Alice, la journée atteint son paroxysme, quand elle l’entendit dire à une maman :
« – Voyez, Carole a pris une stagiaire, c’est généreux, mais là, c’est moi qui me retrouve à devoir la surveiller, parce qu’il faut bien prendre le temps de lui expliquer comment travailler et tout en s’occupant des enfants bien sûr. »

La semaine suivante fut assez chaotique ; Carole ne revint pas, les remplaçantes se succédèrent au grand dam de Geneviève qui les trouvait toutes plus incompétentes les une que les autres et Alice se retrouva à faire tout ce qu’elle n’était pas encore censée faire : soins, activité, repas et même quelques accueils et retours. Lorsqu’elle s’en étonna, Mme Decoeur lui rétorqua :
« – Eh bien, c’est en forgeant qu’on devient forgeron non ? On ne va pas vous couver pendant deux mois. »
Alice ne lui demanda pas ce qu’était devenue la relation privilégiée et professionnelle.

Un jour sans remplaçante, vers midi, Léa se retrouva seule avec Geneviève. La plupart des enfants dormaient et l’éducatrice proposa de prendre, « vite fait », un quart d’heure de pause et de laisser Alice prendre la sienne après. Alice n’y voyait rien à redire et acquiesça. Mais cinq minutes après son départ, les enfants commencèrent à se réveiller et Alice se retrouva vite débordée. Au moment où, dépitée, elle attrapait le téléphone pour appeler la salle du personnel, une voix venue de la porte du couloir annonça :
« – Salut ! »
Alice se retourna et aperçut une femme, très belle, très grande avec des yeux aussi noirs que ses cheveux et que sa peau.
« – Je m’appelle Léa, je suis du groupe des Chats perchés. Geneviève m’a dit que vous étiez débordées et qu’elle ne pouvait pas prendre sa pause complète. Comme c’est supercalme chez nous, j’ai proposé de venir en renfort. Je peux aider ?
– Heuh oui, oui volontiers, répondit Alice par-dessus les pleurs de trois enfants. David dans mes bras devrait aller dormir, mais si je le pose dans son lit et que je m’en vais, il hurle et réveille tout le monde. Noémie dans le hamac attend son biberon et Mumbi par terre à besoin d’être changé et de manger.
– Ok, répondit Léa, prenons les choses dans l’ordre. Je vais prendre Noémie et tu vas installer David dans le hamac, il y fera sa sieste.
– Ben, hésita Alice, c’est que, normalement… les enfants doivent dormir dans leur lit… non ?
– L’important dans la règle, ma chère Alice, c’est l’intelligence de l’exception, répondit Léa avec un grand sourire, tout en sortant Noémie du hamac. Ce dont David a le plus besoin, là tout de suite, c’est de dormir. Offrons-lui les meilleures conditions pour cela. Non ? ajouta-t-elle en faisant un clin d’œil. »
Alice acquiesça et déposa David à la place de Noémie. Il se débattit en pleurant encore pendant quelques secondes, le temps qu’Alice lui rende la sucette qu’il avait jetée par terre quelques minutes plus tôt. Ensuite, il se calma et cligna des yeux et sembla apprécier les effets du balancement tranquille du hamac.
Pendant ce temps, Léa avait chauffé le biberon de Noémie.
« – Tiens, dit-elle à Alice, prends-la, elle sera mieux avec toi. Mumbi me connaît mieux, j’ai son grand frère, alors je m’occupe de lui. »
En cinq minutes, le calme revint dans le groupe. Alice se laissa charmer, comme les enfants, par la voix chantante et le rire de Léa. Celle-ci resta avec Geneviève à son retour pour qu’Alice puisse prendre sa pause, elle aussi.
En revenant, Alice croisa Léa à la sortie de la salle et en profita pour la remercier.
« – C’est rien, t’en fais pas, répondit-elle. Les galères sans remplaçantes, je connais. Et puis, ajouta-t-elle avec un clin d’œil, j’ai aussi pas mal pratiqué Geneviève, tu veux un conseil ? Elle a juste besoin de sentir qu’elle t’est indispensable et que son avis compte, à partir de là, c’est une super collègue !
– Merci pour le conseil, pardon mais je n’ai pas retenu ton prénom ? »
Léa qui s’éloignait dans le couloir, répondit avec un autre clin d’œil :
« – Léa, je m’appelle Léa Bonnefée. »

Alice appliqua immédiatement le conseil de Léa et sollicita régulièrement l’avis de Geneviève sur ses actions auprès des enfants. Le résultat fut étonnant, Geneviève la conseilla avec plaisir, mais approuva souvent ses choix et la félicita régulièrement.
Alice avait retrouvé du plaisir à venir travailler jusqu’à ce que le lundi suivant, Mme Decoeur annonça qu’elle avait pu trouver une éducatrice pour remplacer Carole qui serait encore absente pour trois semaines. Alice se demanda en rentrant comment la directrice avait fait pour trouver une diplômée pour un remplacement de deux semaines en plein milieu d’année.
La réponse lui apparut clairement dès les premiers jours ; Cat Cheshir, c’était son nom, était un cauchemar. Elle avait un faux sourire, était rude avec les enfants, doucereuse avec les parents, menteuse et manipulatrice. Elle mit Geneviève et Mme Decoeur dans sa poche, tyrannisa la pauvre Dina qui repartait chez elle le soir, les larmes aux yeux et prit Alice avec une telle hauteur que celle-ci se demanda si elle tiendrait trois semaines.
Et c’était sans compter la visite de stage qui devait avoir lieu le mardi suivant, jour de congé de Geneviève. L’enseignante qui la suivait, Mme Flamande Croquet, l’observa pendant un soin et une partie de la matinée. Le soin fut difficile, Marco était malade, n’arrêtait pas d’éternuer et de pleurer. Alice dut plusieurs fois interrompre le soin du siège pour lui nettoyer le nez, elle dut demander à Dina de lui ramener le mouche-bébé, qui était resté dans le stérilisateur, ainsi qu’une couche, car Adrien avait fait pipi pendant le change, mouillant au passage ses habits et la blouse d’Alice. Le reste de la matinée ne fut guère mieux, les enfants pleuraient tous beaucoup, Cat se trompa dans les assiettes pour les enfants et Alice ne réalisa la confusion que lorsque Dina s’étonna du contenu du repas qu’elle-même donnait à un autre enfant.
Arrivée à l’entretien, Cat pris la parole la première, avec son sourire hypnotisant aux lèvres.
« – Je tiens tout de suite à m’excuser pour Alice, commença-t-elle, tous les changements de ces deux dernières semaines, ne lui ont pas permis de bien entrer dans son stage et sa pratique s’en ressent. Je m’engage à prendre du temps pour la soutenir et lui permettre de se rattraper. Bien sûr, elle doit faire un effort, on ne peut pas travailler à sa place.
Alice crut s’étrangler, elle tenta vainement de se défendre, mais il fallait reconnaître à Cat son talent d’oratrice, qui ne lui laissa guère de chance. A la fin de l’entretien, Alice la tête basse s’apprêtait à sortir du bureau avec Cat, quand Mme Croquet la rappela. Cat hésita une seconde, puis sortit et les laissa seules. Mme Croquet regarda Alice, qui se mit à craindre le pire.
« – Une partie de votre travail de stagiaire passe par la confrontation à la réalité du terrain Alice, commença-t-elle. Le travail en équipe, les absences, les remplacements tout ça en fait partie. Ce n’est pas toujours facile, mais… »
Mme Croquet la regarda avec un sourire bienveillant.
« – Je trouve que vous vous en sortez très bien vu les circonstances, Alice. Ce n’est ni votre rôle, ni le mien de pallier la défaillance institutionnelle. Finalement toutes les institutions, même les meilleures, ont leurs mauvais jours… n’est-ce pas ? »
Alice lui sourit à son tour, acquiesça et sortit rassurée du bureau.
Mais toute la bienveillance de Mme Croquet ne la protégea pas de ce qui l’attendait le lendemain. Dès son arrivée, Mme Decoeur la convoqua dans son bureau, Cat l’y attendait. Un parent s’était plaint à la suite d’une retransmission qu’Alice lui aurait faite un soir. Alice ne se souvenait pas avoir rencontré ce papa et tenta d’obtenir des éclaircissements, en vain. Mme Decoeur lui demanda comment elle avait pu se sentir autorisée à faire une telle transmission. Cat l’accusa presque ouvertement d’avoir profité de l’absence de Caroline pour prendre une place qui ne lui revenait pas.
« – Pour que tout soit clair Alice, annonça la directrice d’une voix dure, vous n’êtes autorisée à faire ni retour, ni accueil tant que votre responsable de stage ne vous juge pas prête. Pas d’ouverture, ni de fermeture, et vu les circonstances, je vous demande de soumettre à Cat les informations que vous notez sur la feuille de jour des enfants. »
Alice se sentait devenir minuscule et ne savait pas quoi répondre.
« – Comme Carole ne reviendra pas, je pense que… Allons Alice vous m’écoutez… Alice, Alice ! Alice ! »
Alice sursauta, releva la tête et se retrouva dans la salle de classe, en pleine répartition des stages. Sa voisine, qui l’avait appelée, la regardait étonnée :
« – Y a vraiment que toi pour t’endormir dans un moment pareil ! Tu n’as pas entendu, M. Chapelier a annoncé les places de stages. »
Alice regarda devant elle avec angoisse, quand une main chaleureuse se posa sur son épaule. Alice se retourna et trouva Mme Croquet debout à côté d’elle. Et tandis que les autres étudiants se levaient pour partir, Mme Croquet lui dit gentiment :
« – Eh bien, vous avez de la chance Alice, la garderie « La belle histoire », c’est une des meilleures institutions de la ville. Je vous souhaite un très bon stage… ne soyez pas en retard ! »

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