Ciel! … parlerait-on de nous?

En écho à un article paru dans le No 116 , lequel évoque le recours aux experts et ne manque pas de questionner le réel apport de ces derniers, la Revue [petite] enfance nous a demandé d’écrire à notre tour sur « notre expertise ». Cet exercice nous invite à faire état d’un débat qui nous anime régulièrement, à savoir notre place, notre posture et notre légitimité par rapport aux équipes éducatives qui font appel à nous.

Nous, c’est-à-dire les collaboratrices de PEP – Partenaire Enfance & Pédagogie –, Service itinérant d’accompagnement à la qualité de l’accueil dans le canton de Vaud. Trois conseillères pédagogiques (terme insatisfaisant au demeurant, car s’il s’agit bien de pédagogie, nous évitons dans la mesure du possible de donner des conseils), éducatrices, formatrices, mais expertes ?… En quoi ?

Qui recherche la définition de ce qu’est un expert trouvera des références à quelqu’un qui a acquis « des connaissances, des compétences grâce à la pratique » , ou « une grande habileté, un grand savoir-faire dans une profession, une discipline, grâce à une longue expérience » .
Nous pouvons donc, de par nos expériences avérées sur le terrain, nous retrouver dans ces définitions, lesquelles s’appliquent par ailleurs à bon nombre de professionnel·le·s que nous sommes amenées à côtoyer, et qui sont tout autant, voire plus expert·e·s que nous dans la profession !
Nous pouvons également nous reconnaître dans la description de l’auteur de l’article cité plus haut selon lequel « très souvent le statut d’expert se conjugue au présent, alors que les épreuves de son expérience sont au passé ».
Nos expériences auprès des enfants et de leurs familles s’enracinent en effet dans un passé plus ou moins lointain, et à ce titre, nous pourrions nous voir considérées en effet comme « pas plus expertes » dans le domaine que le personnel éducatif en activité… et, en plus, périmées… Ciel !
Cependant, ces expériences se sont vues complétées par des formations qui sont venues augmenter notre bagage, notamment sur la manière de travailler avec des adultes, les praticien·ne·s en activité au quotidien. Et le fait de côtoyer toutes ces équipes, de réfléchir avec elles, de bénéficier de leurs expériences, de leurs doutes et de leur intelligence nous permet d’élargir notre panorama et d’enrichir nos réflexions dans ce domaine professionnel qui nous est commun.
En revanche, nous ne nous retrouvons pas dans la description que, en tant qu’expertes, nous aurions le « pouvoir de donner ou retirer la valeur d’une chose ou d’une personne » (ibidem), et réfutons avec force l’idée que le recours à un service extérieur tel que le nôtre serait une délégation de la capacité de réfléchir et de comprendre. Nous voyons bien au contraire notre travail comme un étayage permettant aux professionnelles de mobiliser et de développer leurs compétences, afin qu’elles-mêmes puissent mettre en œuvre des actions dans le contexte qui leur est propre.
Il est sans doute vrai que, parfois, les attentes concernant la venue de la conseillère pédagogique puissent être de se voir transmettre une « nouvelle recette » (ibidem), ou de se voir fournir la baguette magique avec LA solution pour faire évoluer une situation jugée insatisfaisante.
Nous en serions bien incapables, et telle n’est pas notre posture. Nous voyons plutôt notre rôle comme un accompagnement, avec l’idée que nous rejoignons les équipes sur leur chemin, et marchons un bout à leur côté. Cette image détermine déjà en elle-même la relation : nous sommes « à côté », et non pas devant ou en haut. En utilisant des méthodes participatives, nous assistons régulièrement à ce que les équipes repensent une manière de faire, dessinent un peu différemment ce chemin sur lequel elles sont engagées et sur lequel elles nous ont invitées. Par des questions, par la prise en compte de tout ce qui a déjà été essayé, mis en place, par les échanges et les explorations partagées, nous tentons de stimuler, de favoriser l’émergence de pratiques et de sens commun. Rappeler une référence théorique, donner à lire un article, interroger sur les fondements d’une manière d’agir, cela participe à permettre, parfois, de mieux (re)définir son travail. Tel type de démarche valorise à nos yeux le potentiel d’action des équipes ; loin de nous donc l’idée de prescrire des pratiques ou de confisquer la capacité de penser, nous souhaitons en revanche proposer un dispositif qui permette l’émergence d’une intelligence collective, et laisse les membres d’une équipe être les acteurs, les sujets, en s’appuyant sur ce qu’amène l’accompagnant.
A titre d’illustration de ce travail avec les équipes, nous vous proposons trois situations où est dépeinte notre posture de conseillère pédagogique.

Questionner les règles

Ainsi cette équipe qui souhaitait repréciser le sens des règles en vigueur dans son quotidien, et avec laquelle nous proposions de hiérarchiser ces règles, selon le fait que toutes ne sont pas placées sur un pied d’égalité, que certaines sont stables et non négociables, d’autres étant plus souples, en lien avec des processus d’apprentissage, de socialisation.
En sous-groupes, les éducateurs/trices décortiquaient un moment de la journée d’accueil, choisi par eux/elles, et listaient les règles.
Lors du moment de mise en commun des réflexions, est énoncée la règle selon laquelle « les enfants doivent se mettre en colonne et faire le petit train avant de descendre l’escalier ». Une des professionnelles se tourne vers ses collègues et dit ne pas être à l’aise avec cette pratique, elle en demande l’origine et le sens. Une remplaçante qui œuvre depuis longtemps dans cette structure explique que depuis qu’elle est là, on a fait comme ça, qu’il s’agit d’un héritage de l’« ancienne équipe ». Et chacun·e d’y aller de son inconfort par rapport à cette manière de faire, de partager des observations sur la difficulté imposée aux enfants de se placer dans cette position, sur le peu de confiance qui leur est ainsi accordé, sur le risque accru qu’un enfant en entraîne un autre dans une chute, sur le fait qu’un tel regroupement va favoriser un déplacement en groupe, alors que précisément descendre une volée de marches est plus aisé quand il y a moins d’enfants…
Pour reprendre l’image du chemin, cette séquence illustre que c’est l’équipe qui « marche sur le chemin », et que c’est le dispositif proposé qui permet de faire émerger réflexion, recherche de sens et parfois changement. Pour cet exemple, il a suffi de lancer, à la suite de cet inventaire de désagréments énoncés, un simple « et… ? », pour que les professionnel·le·s, fort joyeusement par ailleurs, décident d’abandonner dès le lendemain ce rituel désormais jugé inepte.

Comprendre les pleurs des bébés

Dans le secteur des bébés d’un Centre de vie enfantine, plusieurs petits enfants pleurent et demandent l’attention des éducatrices. La directrice fait appel à PEP, elle souhaite mener une réflexion avec l’équipe sur le thème de l’attachement. Quel est l’investissement des éducatrices dans la relation aux enfants ? A quels moments prennent-elles les enfants dans les bras ? De quelle manière s’attachent-elles aux enfants ?
La problématique qu’elle souhaite soulever est surtout en lien avec un enfant qui, selon les dires de la directrice, se trouve «trop attaché» à l’éducatrice de référence ; ce petit garçon se sent vite en difficulté lorsque l’éducatrice quitte la salle ou s’occupe d’autres enfants. Un colloque est fixé afin d’effectuer une analyse de pratique sur les difficultés de ce petit garçon ; entre-temps les éducatrices effectuent des observations.
Au début de la réunion, les éducatrices de la nursery se présentent en évoquant ce que signifie ce terme « attachement » pour chacune d’entre elles. Cette entrée en matière permet d’amorcer le colloque, de faire connaissance et de parler de soi, de sa représentation de l’attachement. Il s’agit d’une petite équipe qui se connaît bien, la parole et l’écoute circulent facilement. Il émerge ainsi une représentation commune qui sera discutée et alimentée avec de la documentation apportée par la conseillère pédagogique.
Dans cette première phase, le rôle de la conseillère pédagogique se situe principalement comme facilitatrice de l’expression de chacun, par le questionnement et la mise en confiance. Chercher les savoirs des unes et des autres, mais également alimenter les réflexions et les propos des professionnelles par la documentation donne du sens à leurs visions en les reliant à des connaissances, des savoirs actuels.
Suit l’élaboration des hypothèses de compréhension qui va d’emblée mettre en avant que ce qui semblait poser problème au début est actuellement perçu comme une force et un aspect positif. Le petit garçon a créé un lien avec l’éducatrice de référence, il se sent rassuré lorsqu’elle est présente. Grâce aux échanges avec ses collègues, l’éducatrice sort petit à petit de sa culpabilité. Ses compétences sont reconnues par l’ensemble de l’équipe. En tant qu’intervenante extérieure, notre soutien principal à ce stade est surtout de faciliter l’émergence de la parole, afin de permettre à chacune d’aller chercher au fond d’elle les connaissances qu’elle avait déjà et donc de développer son potentiel.
Comme on peut le voir dans cet exemple, plutôt que de chercher à répondre par une solution « clés en main », nous privilégions un processus d’élaboration participative qui permet, à terme, de mettre en avant les ressources, de renforcer les liens à l’intérieur de l’équipe, tout en aidant chacun à prendre conscience de « sa propre expertise ».

Et les parents ?

Ailleurs, une équipe d’un groupe de « moyens ». La demande adressée à PEP est celle d’une intervention lors d’une réunion de parents sur le thème des règles et des limites… encore ! Après avoir éclairci les motivations d’une telle requête, les membres de l’équipe peuvent dire leurs questionnements et leurs difficultés face aux nombreuses transgressions de règles. « Les parents d’aujourd’hui savent-ils encore poser des interdits ? » se questionnent les professionnelles ? Une réunion de parents leur apparaît, dans un premier temps, comme une forme de réponse à un besoin. Ensemble nous questionnons cette notion de besoin. Le besoin de qui ? des enfants ? des professionnelles ? des parents ? Les parents ont-ils sollicité des conseils en la matière ? Très vite l’équipe constate que ce sujet doit d’abord faire l’objet d’une réflexion dans le groupe des « moyens ». Peut-on aborder cette question avec les parents, si les professionnelles ne l’ont pas retravaillée depuis les derniers changements de personnel intervenus dans l’équipe ? Qu’en est-il dans le projet sociopédagogique, quand a-t-il été revisité pour la dernière fois ? Quelles sont les règles non négociables ? Comment sont-elles transmises aux enfants et comment sont-ils impliqués ? Ont-ils la maturité suffisante pour en comprendre le sens ? Que se passe-t-il en cas de transgression ? Y a-t-il une sanction ? S’est-on mis d’accord sur la définition d’une sanction ? Celle qui est énoncée a-t-elle une valeur éducative, ou est-ce une punition déguisée ? Etc. Débute alors un travail de longue haleine impliquant la réactivation de connaissances théoriques, la confrontation de points de vue divergents, le traitement des désaccords, la recherche de sens et de cohérence. Durant ce travail, qui a pris plusieurs mois, l’équipe n’a pas eu besoin du soutien constant de PEP, la conseillère pédagogique n’a participé qu’à deux colloques. Grâce aux compétences mobilisées dans l’équipe, celle-ci est en mesure de porter un projet éducatif plus clair. La diminution du nombre de règles, la clarté de ces dernières, ainsi qu’une plus grande participation des enfants dans le processus d’intégration des règles semble porter ses fruits : il y a moins de transgressions et les adultes sont plus détendus.
Dès lors, pourquoi ne pas partager la réflexion avec les parents ? L’équipe choisit maintenant d’organiser la réunion et décide qu’il s’agira surtout d’un échange. Elle transmet l’état de sa réflexion, son cheminement et les questions restent ouvertes ! Les parents découvrent, avec plaisir et un certain soulagement, que les professionnelles ont aussi des doutes et ont besoin de les partager. Le point de vue des parents enrichit celui de l’équipe éducative et vice versa. Un des bénéfices pour l’enfant est peut-être qu’il n’a pas besoin de choisir entre les règles de la maison et celles du CVE, il sait qu’il y a des différences, mais il sait aussi que les adultes communiquent autour de ces valeurs éducatives importantes, même si elles ne sont pas en tous points pareilles.
Cet exemple illustre bien, de notre point de vue, l’inverse d’une délégation de la capacité de réfléchir et de comprendre. Au contraire, cette expérience montre à quel point il est plus productif d’accompagner des processus que de dispenser des conseils. Il n’y a pas de solutions immédiates aux situations qui nous sont présentées, c’est précisément le questionnement des pratiques qui permet de mobiliser les compétences et nullement les recommandations d’une éventuelle experte extérieure.
Fréquemment, les professionnel·le·s sont surpris⋅es par la tournure de nos interventions, il n’est pas rare d’entendre : « Avant votre arrivée, nous avions beaucoup de questions et, après, nous en avons encore plus. » S’il peut y avoir, parfois, une certaine déception, nous observons surtout la motivation et la mobilisation des compétences qu’engendre le partage de réflexion critique des pratiques. N’oublions pas que les professionnel·le·s de l’enfance partagent, chaque jour, un très grand nombre d’heures avec les enfants. Vivant dans le « tout de suite, maintenant », ceux-ci ont besoin de réponses aussi rapides que bientraitantes et, pour que les adultes puissent agir favorablement à leur égard, il est impératif qu’ils/elles aient du temps hors de leur présence pour interroger, évaluer et faire évoluer avantageusement les pratiques.
C’est au quotidien que les professionnel·le·s s’impliquent dans la recherche de qualité et, bien entendu, la présence d’une conseillère pédagogique n’est pas une condition incontournable de ce processus. « Cependant, la position extérieure de celle-ci est souvent citée comme une plus-value par les équipes qui, prises dans le tourbillon du quotidien et des tentatives de solutions, font “toujours plus de la même chose”. Exposer une situation à une oreille nouvelle, qui la découvre sans a priori permet de modifier la représentation qui en est faite. Cette position externe permet de questionner, d’élargir le champ des possibles et de faire émerger d’autres “agirs”. Cet accompagnement extérieur favorise la cohésion des équipes et limite le risque des dérives possibles, en particulier lorsque des comportements d’enfants mettent les professionnel·le·s en difficulté. »
« Faire émerger, stimuler, mobiliser, favoriser » sont des termes que nous avons utilisés dans cet article, et c’est bien ce que nous souhaitons garder comme visée lors de nos interventions : en conjuguant les savoirs et les connaissances des gens du terrain, experts de leur réalité, avec nos connaissances et notre expérience dans le domaine de l’enfance et dans le travail avec des adultes, nous souhaitons faciliter une mise en mouvement, susciter un élan de réflexion, permettre que se mobilisent des compétences existantes, et fécondées par les apports de chacun·e.

Alors, expertes ?… Sans doute, mais pas « au balcon », à scruter « la piétaille qui s’échine à faire faux » ; plutôt aux côtés de ces professionnel·le·s engagé·e·s qui cherchent, adaptent, pensent, et font de temps à autre appel à des ressources existantes pour alimenter leurs réflexions.
Si la motivation et le plaisir d’accomplir avec fierté son travail s’en trouvent renforcés, peut-être entendrons-nous quelque professionnel·le accomplir son travail en fredonnant l’air des bijoux… « Ah, je ris… »

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