Ni exploitable, ni éducable, mais bien au contraire…

De tout temps, dans tous métiers, la stagiaire ou l’apprentie, échange formation et ébauche de salaire contre travail (bras et heures). Si pour l’entreprise, les premiers temps sont à perte (argent, formation), très vite la stagiaire devient efficace et rembourse ce qu’on a investi en elle. Pour la stagiaire, durant tout le temps de son apprentissage, elle reste une « apprenante » : elle peut essayer, se tromper, recommencer, questionner, proposer, comprendre… Elle est éducable, l’institution essaie d’en faire une bonne employée, qui deviendra bientôt une collègue.

« Educable : qui peut être éduqué = faire acquérir à quelqu’un les usages, développer chez quelqu’un des aptitudes, des connaissances, une forme de culture, par des exercices appropriés ou encore former quelqu’un en développant et en épanouissant sa personnalité… »
Dans certaines entreprises, la stagiaire fait souvent un travail qui n’a rien à voir avec sa formation ou son futur métier, mais qui fait partie du statut d’apprentie selon certaines traditions (faire le café, les nettoyages, les courses, etc.). Un travail pour lequel on ne voudrait pas engager quelqu’un à qui donner un « vrai » salaire. Dans d’autres, la stagiaire donne son travail mais ne reçoit pas grand-chose en retour en termes de formation. Au mieux, elle perçoit ce que sera son métier le jour où elle sera formée, mais sent qu’elle est exploitable.

« Exploitable : qui peut être exploité, avec profit. Qu’on peut exploiter, abuser. Tirer de quelqu’un un profit abusif, en le faisant travailler à bon prix. Profit > bénéfice. Tirer profit > profiter. »
Il y a quelque chose qui me dérange dans ces mots. Peut-être parce que, très vite, on y associe le bien et le mal, le juste et le faux, la bonne ou la mauvaise institution. Peut-être parce que, rapidement, on met l’un contre l’autre. Evidemment que notre institution est formatrice, donc nous sommes dans l’éducable, et en aucun cas dans l’exploitable.

Au dos de la Revue N° 117, ces deux mots sont un peu explicités, et en lisant cette présentation, je me suis dit : « Pour moi, c’est ni éducable, ni exploitable. » Pour exploitable, j’ai l’image du profit, du bénéfice, de l’abus. Je ne peux pas supposer travailler avec une stagiaire à qui je donnerais à faire tout ce que je n’aime pas faire, parce que ces tâches sont trop pénibles, ennuyeuses ou non dignes de mes études ou de mon salaire… Pour éducable, c’est l’image de l’oie que l’on gave de connaissances, de compétences, d’attitudes professionnelles. Je n’ai pas envie d’une tête à remplir, si possible de mes idées, pour en faire une future collègue bien comme il faut, qui ait exactement la même façon de faire que moi… Dans ces mots, je ressens une idée de soumission. De celle qui subit par celle qui impose : « Je décide, tu exécutes. »

Pour le terme « exploitable », c’est une discussion qui a ouvert un peu le champ du questionnable. En interrogeant la stagiaire dont je m’occupais alors, que je l’avais accompagnée pendant une année, la réponse arrive : « Oui, non, enfin oui des fois, je me suis sentie utilisée… » Ah, quoi, alors qu’on fait tout tellement bien ? Une heure de rencontre chaque semaine, des textes à lire et à partager ? Toujours essayer de faire comme si la stagiaire n’est pas là afin de ne pas se reposer sur elle, de ne pas lui donner trop de responsabilités, qu’elle puisse découvrir à son rythme ? Lui montrer diverses manières de faire et lui laisser la possibilité de se positionner ? Lui donner la parole lors des colloques ? Est-elle ingrate ? Evidemment que non…

Il y a ma réalité (objective ?) avec les règles, la manière de faire codifiée, les valeurs de l’institution, du point de vue de celle qui « donne » (le temps, les compétences, l’enthousiasme, l’argent…) et il y a la réalité (subjective ?), les impressions, le vécu, l’enthousiasme, les doutes de celle qui « reçoit » (les conseils, les connaissances, les tâches à effectuer, l’argent…). Rien que dans cette phrase je perçois un paradoxe vieux comme le monde entre le formateur et l’apprenant, le supérieur et l’inférieur, le maître et l’esclave, celui qui sait et celui qui ne sait pas (encore), celui qui paie (et exige) et celui qui fait (et reçoit, parfois pas à sa juste valeur…). Je me rends compte que, malgré toutes mes bonnes intentions, je ne peux empêcher ni une perception différente de la part d’une stagiaire, ni ce paradoxe d’être présent.

Dans notre système capitaliste et libéral, il y a hiérarchisation des tâches, des fonctions, des études, des salaires. On revient à la discussion qui nous a pris du temps et de l’énergie quant à la séparation des tâches entre auxiliaire, ASE et éduc. Est-ce que « torcher un gosse » est un acte éducatif ? Et le changement des draps ? Par qui doit-il être effectué ? Par celle qui est plus ou moins payée ? Plus ou moins formée ? Dans cette hiérarchisation, la stagiaire est clairement la moins payée et la moins formée.

Malgré toute ma bonne volonté, il y a ces mille moments où je la laisse seule avec le groupe d’enfants pour aller faire « vite » autre chose. Avec son accord, je la laisse à la sieste pour aller faire une pause. Après une année, elle fait tout comme nous (ou presque) mais ne gagne pas assez d’argent pour vivre « seule ». C’est peut-être le bon moment pour qu’elle s’en aille ?
Depuis, d’autres discussions m’ont ouvert les yeux sur ce terme d’exploitable : « Bien sûr qu’elles sont exploitées ! A 400.- par mois alors qu’elles sont là à 100% ? Mais c’est le système… On accueille de plus en plus d’enfants et de diversité, avec des personnes de moins en moins formées, et un budget dérisoire ! On ne peut plus faire sans stagiaires… » Cette part institutionnelle peut être vue sous deux angles.
Le premier m’appartient totalement. Ce n’est pas parce qu’un système existe depuis la nuit des temps (la première partie de mon texte) qu’il ne doit pas être questionné. Echange travail contre formation, comment je monnaie la part de formation contre la part de travail ? Une heure de rencontre chaque semaine pour 40 heures de travail ? Vu sous cet angle, l’échange n’est pas équitable du tout. Si je ne peux changer le système, je peux par contre augmenter cette part de formation et rendre mon entourage (l’équipe) conscient de cette inégalité.
L’autre angle de vue est l’angle politique. Ce n’est pas pour rien que des discussions sont en cours du côté de l’ORTRA et du Département de l’économie (Vaud) autour de cette question des stagiaires. Est-ce normal qu’une jeune femme fasse trois années de stages dans diverses institutions avant de trouver une place d’apprentissage ?
La réflexion doit s’ouvrir aux différents acteurs du domaine, non seulement de la formation, ou du travail, mais aussi de la petite enfance. Les raisons de l’engagement important de stagiaires dans les lieux de la petite enfance doivent être entendues pour ne pas créer des normes qui engendreront encore plus de problèmes pour les stagiaires. Que ferait cette jeune femme de ces trois années si la période de stage est réduite à six mois maximum dans une réglementation ? Elle attend à la maison de trouver par miracle sa place d’apprentissage ? Comme il y a dix ans lors de l’introduction du métier d’ASE, les difficultés organisationnelles des institutions doivent être prises en compte. Si la petite enfance engage tant de stagiaires, c’est qu’il y a problème(s) quelque part.

Je n’aimais pas ces deux mots. Normal ! Ils remettent en question un système que je soutiens par mon inaction… Et il y a ce troisième mot que je n’ai pas encore osé développer. Les institutions « imbécilisantes ». Evidemment qu’on ne l’est pas. Quoique…
« Imbécile : stupide. Qui est faible de nature. Qui est peu capable de comprendre, de raisonner, qui manque d’intelligence. Qui agit sottement, sans réfléchir. »
Depuis quand devient-on imbécile en tant qu’institution ? Je pourrais revenir sur la notion de label. Celui qui est imposé et qu’on applique. Ou alors parler des crèches privées qui vendent des programmes éducatifs et des objectifs liés au développement de l’enfant avec un marketing recherché. Mais il me semble bien plus intéressant de revenir à mon institution et ma pratique. Parce que comme pour la stagiaire exploitable, à première vue, ce n’est pas chez nous. Parce que j’ai mis six mois à accepter que je fais partie des exploitantes et des « éducantes » mais avec l’ambiguïté que ce mot fait naître en moi (est-ce que j’accompagne une stagiaire qui se forme ou je la gave…), alors pourquoi ne serions-nous pas une institution « imbécilisante » ?
Imbécile, oui, toutes les fois où je me mets ces œillères : ça se fait comme cela, l’année dernière ça s’est passé ainsi, on a toujours fait de cette manière et ça fonctionne très bien ! Imbécile, oui, toutes les fois où, par confort, je ne me bats pas pour une meilleure qualité des prestations offertes (le traiteur, les produits utilisés, le choix du matériel, l’aménagement…). Imbécile peut-être, quand pour la paix de l’équipe, je ne relève pas les gestes qui sont discutables, les pratiques qui dévient. Imbécile aussi, quand je ne profite pas d’une remarque pour prendre du recul…

Ni exploitable, ni éducable. Le titre ne veut plus rien dire. En soi ce serait un leitmotiv à garder. Si je forme, j’accompagne, je soutiens un apprentissage. Il est cependant indispensable d’ouvrir des portes, des possibles, et de laisser la stagiaire et son intelligence faire les liens nécessaires, questionner les évidences, prendre position. Apprendre un métier, oui, mais un métier qui évolue au fil du temps, de l’environnement, des enfants et des familles accueillis. Toujours voir aussi ce que la stagiaire amène à l’institution, dans le questionnement, la gestion des imprévus, son enthousiasme, ses essais, les choses qu’on n’aurait pas faites sans elle. Etre conscient qu’on utilise la stagiaire. Que si ça fait partie du contrat, échange travail contre formation, il est nécessaire de signaler ce travail, cette intelligence. Reconnaître que former, c’est comprendre, triturer, malaxer, questionner les concepts transmis et les manières de faire. Entrer de plain-pied dans la réflexion. Pour ne pas devenir stupide… même si on l’est quelquefois…

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