Intelligence enfantine contre racisme ordinaire

En lisant Mon papa a peur des étrangers (2004), Rafik Schami, Ole Könnecke, Ed. La joie de lire

Avoir des petits enfants signifie parfois monter au grenier ou descendre à la cave pour retrouver des livres qui, à l’époque, avait fait le bonheur des générations d’avant.

Dans le cas précis, pas de cave, ni de grenier, l’ouvrage reposait sur l’étagère parmi d’autres, à hauteur de Nell, 3 ans et demi. Après l’avoir sélectionné et m’avoir demandé de le lui lire, nous nous sommes retrouvés un peu par hasard, petite-fille, fille, grand-mère et grand-père autour de cet album.
Quelques réminiscences refaisaient surface à chaque page dévoilée…
« C’est qu’il était bien ce livre ! » me susurrait la redécouverte de l’histoire…
Je me demandais pourtant si l’histoire était bien adaptée à l’âge de l’enfant. Peu importe puisque le début dans tous les cas captivait la petite. Bien sûr, puisque cela commençait ainsi :
« Mon papa a toujours été grand » « fort » et « intelligent » « patient » « rigolo » et « courageux ».

Œdipe es-tu là ?

Le décor semblait bien planté, un peu suranné, mais il faisait déjà la nique au titre : « Mon papa a peur des étrangers ».
L’héroïne du livre (8 ans ?), orpheline de mère, saisit bien vite le talon d’Achille de son père. Il a peur des Noirs (entre autres). L’enfant perçoit dans les explications avancées par ce dernier à ses pourquoi – « ils sont nombreux », « ils sont sales… et bruyants » « Surtout, les Noirs ont la peau trop foncée. Tout le monde a peur du noir, parce que c’est inquiétant » – que les enjeux sont ailleurs. Elle le mesure d’autant plus que sa meilleure amie Bania vient de Tanzanie, et qu’elle est invitée à son anniversaire. Cette petite fille ne va pas se laisser désarçonner par le handicap de son père, elle va l’empoigner à bras le corps. De discussions en conciliations, de promesse en confrontation, elle saura détourner la peur et donner vie à la différence.

Nell dans sa garderie a aussi plusieurs ami·e·s de couleur. L’histoire de l’une rencontrait l’histoire de l’autre, elle restait attentive. Pourtant vers le milieu du livre, alors que sa vigilance commençait à baisser, surgit un autre phénomène. Les trois adultes présents se remémorant et redécouvrant les images et les cascades de l’aventure furent pris de fous rires irrépressibles ce qui, par ricochet, raviva l’intérêt de Nell. Lire pouvait donc produire autre chose que du silence et de l’écoute attentive, cela pouvait fabriquer du rire à grande échelle. Nell découvrait une autre dimension du pouvoir des livres.

Echelle du nombre mais également échelle générationnelle. Riant comme des bossus, hoquetant (la mère a même craché son café, Nell n’en croyant pas ses yeux), cela nous a aussi replacés 25 ans en arrière lisant à haute voix les livres du petit Nicolas et pris de la même manière par ces hilarités foudroyantes.

Le livre date de 2004, nous aurions pu espérer qu’il y ait péremption en ce qui concerne la thématique, mais malheureusement elle reste d’actualité. La façon de la traiter peut paraître caricaturale (les propos du père cités plus haut en sont un exemple), et la famille de Bania recevant dans ses habits d’apparat (boubous, chapeau à plumes, lances et djembés) pourraient le laisser penser. Pourtant, ces caricatures croisées donnent plutôt de la force au message amené par les narrateurs. Beaucoup de gens d’un côté comme de l’autre restent dans ces stéréotypes et peuvent, soit énoncer des inepties de ce genre, soit avoir de telles représentations. Alors, comment les dépasser ?
La petite fille y arrive et nous emmène au-delà des clichés.

L’intérêt du livre pour moi réside aussi justement dans l’intelligence accordée à cette enfant et sa mise en relief tout au long de l’album. Elle perçoit la moiteur des mains de son père quand il est dans l’ascenseur avec un étranger, elle devine que les arguments apportés sont fragiles et inadéquats, qu’il existe une autre manière de voir et de comprendre les choses. Elle est fine dans son approche du problème et dans sa résolution.

Ce livre met en exergue le pouvoir d’agir des enfants. C’est-à-dire leur faculté de compréhension du monde qui, de fait, peut amener une transformation du monde des adultes qui les entourent.

C’est une assez longue histoire ponctuée la plupart du temps de courtes phrases très explicites. Les dessins sont simples et parlants. Un bon livre à lire dans un groupe d’écoliers ou de grands moyens, parce que ces enfants-là savent déjà que les adultes ne sont pas inconditionnellement intelligents.

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