Stagiaires

Il y a des mots comme ça, ils forment la jeunesse. Ce n’est bien sûr pas tout à fait exact, puisque l’idée de l’expérience ne remplace nullement l’expérience , et qu’un mot ne remplace pas non plus ce qu’il désigne. Ceci dit, les stages forment quand même la jeunesse.

Ce sont des espèces de voyages d’initiation dans une activité. Les novices y sont poussés on stage, sur scène, où on les laisse un moment seuls avec leurs maladresses de « vilains petits canards », avant de les rejoindre pour leur donner professionnellement la réplique. La première qualité que l’on cherche à développer chez un stagiaire est ainsi l’autodérision, source du doute nécessaire pour apprendre . En principe, il n’y a nulle cruauté dans cette démarche, uniquement le désir d’enseigner que la certitude est ridicule (Voltaire), particulièrement en éducation où elle est également dangereuse.

Comme rien ne prédispose plus au conformisme que le manque de formation , les stagiaires, en tant que représentants actifs de la formation sur le terrain, sont aussi des emblèmes de changement. Et dans ce jeu transformateur, tel s’instruit parfois qui croyait instruire. Le stagiaire est en effet un élément perturbateur doté de multiples potentialités positives qu’il ne soupçonne peut-être pas. Encore faut-il que soit perçue l’intelligence contenue dans la naïveté de cet ignorant, dont les questions confrontent le formateur aux limites de ses propres réponses. Les interrogations qui animent l’apprenti et qu’il dépose devant notre porte sont en effet des occasions de rediscuter nos acquis, voire de partiellement les renouveler, si on accepte l’idée qu’un expert puisse avoir des choses à apprendre . Le conformisme ne serait en réalité pas seulement la conséquence d’un déficit de formation, c’en serait également la cause. Expliquons-nous brièvement. La psychologie sociale a démontré l’existence d’une propension, chez l’individu, à se conformer à un point de vue majoritaire même lorsque ce point de vue contredit l’évidence. Dans l’expérience de Asch par exemple, un sujet « naïf » prétend qu’un trait vertical (dessiné sur une feuille) pourtant nettement plus long qu’un autre, est de même longueur, car six « complices » viennent d’affirmer cette aberration il y a un instant. Un tiers des sujets « naïfs » testés succombe à cette pression sociale. Et lorsqu’un deuxième sujet « naïf » est introduit dans le groupe, la proportion de conversions au point de vue majoritaire (le taux d’erreur) est divisée par trois. Cela signifie que lézarder ou affaiblir l’unanimité diminue le conformisme. Si on admet que les stagiaires sont d’une certaine façon des sujets « naïfs », augmenter leur nombre dans un même lieu de formation aurait un impact sur l’expression des points de vue. Toutefois, ce qui aurait le plus d’influence serait sans doute l’existence d’un débat contradictoire au sein même de l’institution. Cela aurait pour effet que le stagiaire, non seulement se considère autorisé à exprimer ce qu’il pense, mais encore qu’il est encouragé à penser. Bref, on ne va pas y passer la journée, je souhaitais seulement rappeler jusqu’où va l’influence du point de vue exprimé par une équipe lorsqu’il est unanime, et même s’il est aberrant. Cela étant dit, tournons-nous vers une autre dimension de l’accueil des stagiaires, considérés cette fois comme force de travail.

Faut-il compter les stagiaires dans l’effectif institutionnel de base ? Que peut-on observer à ce propos ? Premièrement, qu’il est généralement dit en public que les stagiaires ne sauraient faire partie de la dotation de base en ressources humaines de l’institution. Deuxièmement, que, dans les faits, beaucoup d’institutions ne pourraient fonctionner raisonnablement sans stagiaires, et que ces derniers comptent donc, de manière invisible, dans la dotation de base. Troisièmement, que les Standards dans l’enseignement spécialisé – Conditions cadre minimales pour un travail de qualité, édités par Integras , comptent la présence à 100% d’un stagiaire comme valant 25% d’un équivalent plein temps (EPT) dans la dotation générale. Quatrièmement, que la concurrence est parfois rude pour décrocher une place de stage, certains candidats-stagiaires allant jusqu’à proposer leurs services gratuitement pour obtenir une place de stage préalable. Cinquièmement, que le nombre d’étudiants devant travailler pour payer leurs études est en augmentation. Sixièmement, que certaines conventions collectives de travail (CCT) intègrent les stagiaires dans leur champ d’application. Septièmement, que, dans certains cantons, l’Etat impose une rémunération minimale des stagiaires, etc. Que déduire de tout cela ? Simplement que les stagiaires ne comptent pas dans le métier uniquement parce qu’ils en sont l’avenir, mais également parce qu’ils sont des travailleurs réels dès leur engagement.

La question pourrait simplement être celle de l’articulation du travail et de la formation. Quand le stagiaire travaille-t-il, quand se forme-t-il ? Existe-t-il vraiment une frontière claire entre ces deux types d’activité ? Si l’on peut, théoriquement et administrativement, se former sur un lieu de pratique sans y travailler réellement, qu’est-ce que travailler veut encore dire ? Salarié, je travaille ; indemnisé, je me forme ? Rhétorique facile, rétorquera-t-on non sans raison, mais rhétorique fertile je pense, car elle invite à se pencher sur la façon parfois outrancière et toujours illusoire que nous avons de séparer monde de l’étude et monde du travail. Il n’y a aucune honte à engager des stagiaires pour travailler réellement, au contraire, c’est même là l’un des principaux buts de l’exercice : pourquoi diable ne pas le dire explicitement ? C’est la bonne question.

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