Des exploités[1], mais pas d’exploiteuses*

*[1]

L’intitulé de ce numéro cherchait un peu la bagarre. L’exploitation des stagiaires, formulée comme une réalité, frise encore l’ « outrage à éducatrice »*, tant la vertu du milieu est posée comme incontestable, voire irréfragable. Et pourtant…

Un stage ce serait entre apprendre et bosser, mais il est bien difficile de repérer clairement ce qui relève de la production et ce qui tient de l’ « apprenance ». Personne ne conteste la nécessité de s’y coller pour de vrai pour comprendre de quoi le travail est fait, mais surgit alors une foule de situations où l’on apprend pour de faux, tant la nécessité et l’urgence d’accomplir sa tâche y est impérative.

Une chatte n’y retrouverait pas ses petits, mais le capitalisme lui, semble y trouver facilement son profit, ce qui n’est pas si surprenant.

Au chapitre des déclarations d’intention, il y a unanimité : tout le monde veut participer activement à la formation d’une relève professionnelle de qualité, personne ne veut passer pour un truand* profiteur. Pour ce qui est du réel, les mêmes conviennent assez facilement que leurs institutions seraient en panne sans stagiaires. Quand on essaie de démêler les contradictions, d’éclaircir les statuts, de convenir des conditions minimales pour apprendre, tous et toutes regardent ailleurs et évoquent des pesanteurs administratives, des rigidités syndicales, des impossibilités financières, des traditions contractuelles et des universels éducatifs plus ou moins fumeux. La liste n’est pas exhaustive.

Le stagiaire* est un précaire* temporaire, ligoté par deux logiques impératives et contradictoires : produire suffisamment d’utilité professionnelle et réussir son stage. On lui demande de faire, de suspendre son action, de comprendre, de dire, de se taire, de chercher, de tester, d’évaluer ses gestes, d’observer, de juger le travail, de s’ajuster, d’inventer du nouveau, de perpétuer ce qui fonctionne, de critiquer, de faire allégeance, d’oser, de respecter, de s’engager, de s’investir, de rester discret, bref d’être un peu génial et très modeste. Aucune de ces ambiguïtés n’est mortelle, elles sont absolument caractéristiques du travail humain qui tient de l’équilibrisme permanent plus ou moins intelligent. Le problème c’est que nous avons tous et toutes besoin d’un filet, parce que les chutes ne sont pas si rares. C’est de cela qu’il faudrait parler vraiment, d’un filet de sécurité et d’un espace d’élaboration suffisant pour que l’ « apprenance » se réalise durablement.

Dans un stage, on devrait pouvoir se tromper des fois et pouvoir avoir raison d’autres fois ; on devrait être essentiellement subordonné et avoir quand même une vraie marge de manœuvre ; on devrait, dans un premier temps, faire en apprenant et apprendre en faisant ; puis, dans un second temps, élaborer, ordonnancer et formaliser ce que l’on a appris, tout en se méfiant des inébranlables certitudes. Apprendre et savoir se conjuguent irrémédiablement au conditionnel et au provisoire, et c’est autour de cette indétermination que les chevronnées* rencontrent les novices et que les connaissances se mutualisent autour de ce qui fait métier pour le faire évoluer.

Parce qu’en plus, il faut compter avec des collectifs plus ou moins constitués, plus ou moins stables et plus ou moins tolérants avec les déviantes*. C’est une banalité que de dire que l’éducation de jeunes enfants compose avec des impondérables ; et il n’y a, bien entendu, aucune raison pour qu’il en soit autrement de l’éducation d’éducatrices*.

Dans les récits professionnels, apparaissent régulièrement des personnages et des institutions qui œuvrent continuellement à l’imbécilisation des étudiants*. Il s’agit d’écoles et de lieux d’accueil de la prime enfance. L’air de rien, s’appuyant lourdement sur leur pouvoir hiérarchique, s’économisant jusqu’au conservatisme le plus étriqué, ces gens-là imposent une conformité glaçante, que ce soit au nom d’un sacro-saint bon sens ancestral ou d’une tradition quasi séculaire. La « désintellectualisation » du travail y est systématique, puisque celles et ceux qui réfléchissent sont au mieux des pinailleuses*[2] et, au pire, des crypto-gauchistes qui ont juré la perdition de l’occident chrétien et capitaliste. Pour le stagiaire*, c’est assez simple : tu manifestes bruyamment ton approbation ou tu rates ton stage, les signes d’allégeance sont exigés au dedans et au dehors de l’institution. Les actes de conformité sont la garantie d’une production pérenne d’éducateurs* sans épaisseur. La critique est un crime de lèse-majesté qui est sévèrement poursuivi, la norme est un indépassable parce que l’ennemi révolutionnaire est toujours déjà là, à nos portes. Le plus sidérant dans ces histoires, c’est que ces éducateurs* manient avec assurance le blabla du praticien réflexif, comme une réalité institutionnelle évidente. De près, on remarque assez vite que l’on y réfléchit que sur du vide, avec rien (parce qu’on y est notoirement illettré et que l’on tient à le rester) et avec la volonté absolue de ne rien changer à l’ordre social. Leur réflexivité pratique semble avoir des vertus performatives (il suffit de le dire pour le devenir) et une longue habitude des incantations magiques (Dieu y pourvoira). C’est si pathétique que l’on peine à le documenter, tant le délire est indicible, parce qu’il s’articule autour de petites choses faiblement signifiantes que l’on n’ose pas mettre bout à bout. J’entends encore ces stagiaires, étudiantes bientôt diplômées, dire avec assurance que « les bébés n’ont rien à faire dans une garderie », que « quand on fait des enfants, on s’en occupe », que « les femmes qui gagnent bien leur vie feraient mieux de rester à la maison, surtout quand elles sont mariées avec des qui manient de la thune » et je suis convaincu que, si un tel discours s’affiche en public, c’est qu’il a des relais institués. Il y a des stagiaires* idiotes, façonnées par des institutions imbécilisantes, il faut bien le reconnaître.

Le dossier abonde de contradictions, de difficultés à assumer la précarisation rampante du travail, mais ne renonce pas à lutter pour que ce métier devienne meilleur. Il cherche même à dire de quoi ce meilleur pourrait être fait dans la formation des stagiaires.

L’éducation de la prime enfance est un de ces métiers où il faut constamment interroger ses renoncements. Renonce-t-on par lassitude, par paresse, par incompétence, par cynisme, par avarice, par insuffisance de ressources, parce que l’organisation du travail empêche de faire ou de penser ou parce que le collectif est en voie d’explosion ?

Est-il devenu impossible de « possibiliser » une éducation personnalisée ? Peut-on encore espérer un changement optimiste ? Les intelligences voisines sont-elles devenues inaccessibles ? En est-on réduit à évoquer la force du destin pour renoncer à chercher ? Toutes ces questions apparaissent régulièrement dans les récits du labeur. Le paradoxe de ces narrations, c’est souvent qu’en disant que l’on n’en peut plus, on garantit de pouvoir continuer encore un peu, avec un peu d’aide et des vents favorables. Stagiaires néophytes, comme travailleuses* aguerries, buttent sur la résistance du réel et fabriquent de quoi continuer en s’engageant. Cet engagement semble, de surcroît, être la meilleure protection contre l’épuisement omniprésent, pour autant que l’on ne soit pas le dernier* et que l’effort soit redoublé d’une curiosité intellectuelle vive et féconde. Lire des livres n’exténue personne, c’est une multiplication des possibles. La pingrerie intellectuelle est une absence au monde sous prétexte de s’économiser, tandis que le savoir exulte de son incomplétude. Si les enfants nous fatiguent, c’est que leur énergie curieuse nous déborde largement en sollicitant sempiternellement les adultes à leur portée, pour faire, pour essayer, pour comprendre, pour apprendre…

Les femmes et les hommes politiques ont été des enfants, mais ne semblent pas s’en souvenir. Ce sont très souvent des parents, pourtant aucun, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ne peut se targuer d’avoir affronté l’éducation de ses enfants avec une totale compétence. Tous* ont été, à un moment ou à un autre, plus ou moins nuls, et pourtant ils* peinent à comprendre que le travail d’éduquer les enfants des autres n’est pas une planque, qu’il demande un engagement permanent, une curiosité constante et des apprentissages conséquents. Pour ma part, je pense que les bêtises éducatives pleuvent plus serrées à droite qu’à gauche, mais c’est sans doute un parti pris idéologique qui peut agacer son monde.

Les femmes ne retourneront pas au foyer comme jadis, les familles seront multiples et la société sera métissée, quelles que soient les parades militaires aryennes. Les nostalgiques du pouvoir patriarcal sont définitivement cuits, et c’est heureux. Nos problèmes sociétaux et environnementaux ne vont pas disparaître comme par enchantement, notre monde sera pluriel et compliqué. Et cela, nos enfants le savent déjà.

Jacques Kühni

[1] L’astérisque rappellera tout au long du texte le sexisme de la grammaire française. Ce qui est exprimé ici au masculin pourrait l’être au féminin, et inversement.

[2] Dans les milieux virilisés on parle d’enculeurs de mouches.

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