Accompagner un stagiaire en éducation: une expérience dilemmatique

Introduction

Dans la formation en alternance de la Haute école de travail social de Genève, le référentiel de compétences du praticien formateur (PF) définit sa mission d’accompagnement du stagiaire depuis des compétences sociales et relationnelles : « créer une relation pédagogique avec l’étudiant⋅e, développer des moyens et des attitudes qui permettent d’aider et d’accompagner l’étudiant⋅e dans son projet de formation pratique » ; et des compétences pédagogiques : « identifier et expérimenter les spécificités d’une pédagogie des adultes et de la relation pédagogique entre les personnes formatrices et les personnes formées ; développer les méthodologies et didactiques de la formation pratique : principes et formes, guidance, articulation et confrontation des situations d’apprentissage et de travail ; organiser des situations d’apprentissage et transmettre des savoirs variés » . Ces prescriptions s’ajoutent à celles du lieu de pratique.

En analyse du travail, la notion d’écart entre prescrit et réel affirme que l’activité ne peut être réduite à ce qui est prescrit, de l’ordre de la commande du travail, car l’activité concrète au quotidien est foncièrement singulière et variable selon la façon dont le contexte influence ce qui se passe. La mise en œuvre de la mission redéfinit les prescriptions depuis les contingences concrètes des situations. Comme pour toute activité, accompagner un stagiaire ne relève pas de recettes toutes prêtes à être appliquées. Il s’agit d’inventer, de trouver ce qui marche en expérimentant des manières de faire, tout en découvrant au fur et à mesure des effets produits à quels problèmes nous avons affaire. Le praticien formateur s’appuie sur son expérience antérieure d’accompagnant mais également d’ancien stagiaire. De plus, il utilise les différentes ressources que l’environnement lui met à disposition. Cette fabrication de l’accompagnement exige un certain travail qui consiste à enquêter pratiquement, en testant concrètement des voies d’action et en appréciant leurs effets dans la durée.

Lorsque l’accueil du stagiaire se fait dans un contexte de transformation du travail certaines difficultés s’amplifient. Nous examinons cette expérience en discutant quelques dilemmes rencontrés, tant pour le PF que pour le stagiaire.

Un stagiaire pris dans un rapport d’incertitude à l’activité

Au premier stage , l’expérience professionnelle parfois ténue des étudiants les amène à être pris dans une conception idéaliste de l’action : elle est vue de façon monolithique comme appliquant des objectifs ou des prescriptions définis une fois pour toutes, des théories ou des idées, comme si les situations attendaient des solutions typiques à reproduire d’une fois à l’autre, solutions reflétant notre pensée. Cette conception statique nie l’influence du contexte qui fait varier la donne pratique. Elle favorise une lecture depuis des idéaux à atteindre qui situe l’efficacité dans la seule volonté ou rationalité du professionnel qui serait garant de l’application de ces principes. Elle rejoint la conception téléologique très répandue dans les milieux de travail et plus largement dans notre culture occidentale, qui définit l’action comme la réalisation d’objectifs prédéfinis. Elle est également favorisée dans le dispositif de formation avec des objectifs à définir en début de stage, liés à des compétences types à mettre en œuvre.

La situation même du stagiaire (Mezzena, 2011) renforce cette conception idéaliste. En étant confrontés dans les équipes à des manières de faire plurielles, hétérogènes, et ce tant entre collègues que chez un même professionnel avec un même usager, les étudiants peuvent être déstabilisés. Face à cette incertitude, en début de stage deux réactions s’observent fréquemment chez les étudiants pour se rassurer : se raccrocher aux prescriptions (en demandant des procédures ou des règles institutionnelles présentant les « bonnes » manières de faire, en se focalisant sur le référentiel de compétences de l’école ou en surinvestissant les objectifs de stage pour organiser les activités) ; et se réfugier dans la théorie investie de façon normative comme pourvoyeuse de recettes. Avec cette question aussi pour le stagiaire de savoir à quel moment prendre des initiatives et sortir d’une position de retrait encouragée à l’école en début de stage (« arrive doucement et observe ! »).

Le premier stage est ainsi décrit par les PF comme mettant au travail chez l’étudiant un mouvement consistant à se décoller des prescriptions ou de la théorie pour « trouver sa manière de faire » et « sentir par soi-même » depuis des invitations comme « ose ! », « sors de ta zone de confort ! » ou encore « prends des risques ! », tout en lui signifiant « tu n’es pas seul, nous sommes là pour t’accompagner ». Tout l’enjeu est d’aider l’étudiant qui est en attente de directives, de consignes, et qui peut résister tandis qu’on le pousse au contraire à éprouver l’activité, à oser expérimenter. Ce « problème » auquel s’achoppe le PF n’est pas d’abord le problème de l’étudiant, au sens où il s’agirait d’un problème lié à sa personne en propre (en rapport avec « son » expérience ou ses caractéristiques personnelles), mais est bien le problème plus général d’une certaine conception de l’action largement répandue dans les milieux de travail, et renforcée par une forme d’incertitude intrinsèque à la condition de stagiaire. Et dans une équipe explorant de nouvelles voies pour revisiter sa perspective de travail, l’incertitude y est encore plus grande (et pas seulement pour le stagiaire mais pour les professionnels également). Dans le lieu discuté, un foyer, la ligne éducative nouvellement investie avec notamment une pédagogie non punitive, accroît grandement la logique expérimentale de l’activité, en tentant de substituer à la pédagogie de la règle des ajustements favorisant un mouvement de transformation issu du jeune lui-même et mettant d’abord au travail la relation.

Dans l’intervention éducative, une réaction qui s’observe également chez les étudiants novices est de hiérarchiser les activités depuis une conception sélective des tâches. Sont distinguées des activités considérées comme véritablement éducatives depuis la reconnaissance d’un « vrai » travail de la relation (des activités formelles comme être au bureau dans un dialogue dans lequel le jeune se confie, mener un entretien de bilan, etc.), de celles qui relèvent d’activités du quotidien a priori pas d’abord centrées sur le lien, mais dans lesquelles se travaillent pourtant informellement la relation éducative (accompagner le jeune pour faire les courses ou faire de la pâtisserie). Les étudiants peuvent aussi considérer qu’ils bénéficient d’un cahier des charges spécial ne les assignant pas aux mêmes activités que les professionnels ; ce qui est juste en termes de responsabilités et de statut, mais qui en foyer ne l’est pas en termes de déroulement d’une journée où s’enchaînent des activités dont l’entremêlement rend difficile, voire impossible, un cloisonnement ou une répartition statique des tâches entre collègues.

L’accompagnement du stagiaire consiste ainsi à le faire bouger afin qu’il transforme son rapport à l’activité et apprenne les manières de faire du lieu, en passant d’une conception idéaliste de l’action induisant une typification de l’activité, à une lecture pragmatiste et conséquentialiste fondée sur un travail d’enquête favorisant les expérimentations en partenariat avec l’environnement et guidant l’activité depuis leurs conséquences (Mezzena, 2012 ; Mezzena et al., 2013).

Enquêter pour construire les problèmes pratiques dans la perspective de la mission

Mettre en œuvre une mission donne lieu à des manières de faire très différentes, voire même opposées, d’une situation à l’autre, même si des effets stables sont recherchés. Sur le terrain éducatif d’hébergement et d’accompagnement au quotidien de notre exemple, un jeune se comporte très différemment d’une situation à l’autre, selon ce qu’il vit ou s’il est en groupe ou pas ; et le groupe de jeunes ne se comporte pas toujours de la même manière selon les contingences. Il en va de même des collègues ainsi que du professionnel lui-même, dont l’état varie selon les moments. Nous pouvons également évoquer les fluctuations relatives à des éléments non humains et moins tangibles comme les prescriptions par exemple, que l’on a parfois plus à l’esprit dans certaines situations, ou encore les idées agissantes, notamment éducatives, parfois particulièrement influentes à certains moments dans le dispositif éducatif et dans le champ professionnel plus large. « Mettre le cadre » ou « apporter un contenant », autrement dit mettre des limites aux jeunes donne lieu selon les situations à des manières de faire comme rappeler les règles ou sanctionner, mais souvent aussi négocier en discutant tranquillement, voire parfois même être en retrait. En tant qu’observateur extérieur, nous sommes tentés de juger ce que l’on constate depuis nos propres normes, et voir un éducateur se faire malmener et pourtant persévérer dans le dialogue peut donner lieu à des réactions d’indignation : « Pourquoi ne remet-il pas le cadre? », « Il devrait reprendre le jeune et ne pas se laisser parler sur ce ton ! ». Si l’on partageait l’activité de l’éducateur, nous bénéficierions d’une connaissance pratique spécifiquement construite dans l’expérience de son lieu de pratique, et nous pourrions saisir pourquoi il s’y prend de cette manière-là à ce moment-là et s’ajuste en persévérant dans le dialogue.

Nous saisissons ce savoir-faire en cherchant les raisons pratiques qui font que cette façon-là de s’ajuster, dans cette situation précise, est considérée comme la meilleure possible une fois les tenants et les aboutissants mis en perspective depuis sa mission et son expérience sur son terrain de pratique. Etre engagé dans une situation, c’est être pris dans un champ de forces agissantes, d’influences plurielles produisant un agencement spécifique de rapports qui, ensemble, contraignent le professionnel et le poussent à répondre à ce qui se passe d’une certaine manière, tout en tenant compte de ce qui a précédé en reliant la situation présente à la continuité de l’expérience. Les conditions de l’activité ne sont jamais identiques d’une fois à l’autre, elles varient, car les forces agissantes qui construisent les situations ne sont pas forcément les mêmes et surtout ne se conduisent jamais tout à fait de la même manière. Dans l’exemple évoqué, l’éducateur s’ajuste de cette façon-là parce que le jeune a reçu une mauvaise nouvelle récemment, un collègue l’a bousculé la veille, il est particulièrement sensible ces temps à l’asymétrie ou à une certaine dynamique dans le groupe de jeunes, et suivre trop rapidement une voie plus autoritaire risquerait de mettre à mal les efforts déployés pour construire un lien de confiance et du dialogue, etc.

La notion d’ajustement (Stroumza et al., 2014) décrit comment des forces construisent singulièrement la situation, en travaillant ensemble en se répondant mutuellement dans le cours de l’activité en train de se dérouler. Lorsqu’un jeune s’adresse à un professionnel, comment ce dernier s’ajuste-t-il dans la foulée pour répondre à sa demande et comment le jeune lui répond-il ensuite en retour ? Et de quelles autres forces, comme par exemple une prescription particulière, le relais entre collègues ou encore un imprévu, le professionnel tient-il compte pour s’ajuster ? Les forces sont définies depuis un partenariat avec l’environnement large et l’agencement n’est pas restreint à la seule relation entre le jeune et le professionnel. D’autres forces participent en influençant également ce qui se passe : le contexte institutionnel mais plus largement professionnel depuis certaines idées circulant dans le champ (par exemple la pédagogie non punitive), les politiques éducatives, les règles institutionnelles, le partenariat institutionnel, la hiérarchie, etc. En s’ajustant mutuellement, les forces issues de l’environnement, y compris le professionnel, produisent un certain agencement (Mezzena, 2012) : un certain équilibre de coordination, un ordre ou une logique qui trouve ses causes dans l’organisation interne de l’activité dans le temps même de son déroulement, et qui lui fait prendre une certaine direction au fur et à mesure de ce qui se passe. Déplier un agencement consiste à examiner à quels ajustements réciproques donnent lieu les forces entre elles de part et d’autre des différents protagonistes et plus largement de tout élément contextuel ayant une incidence sur ce qui se passe. Nous parlons d’ajustement et non d’adaptation, car il ne s’agit pas simplement d’être souple et de s’adapter, ce qui cantonnerait l’action à une dimension passive comme si le professionnel ne faisait que subir ce qui se passe, mais surtout de répondre en essayant de transformer le cours des choses, afin de faire prendre un certain chemin à l’activité en produisant les effets recherchés pour la mission. Telle est notre définition de l’engagement dans les pas de Dewey (1938/1993) : un partenariat du professionnel avec l’environnement dans lequel il est tout à la fois affecté par lui et l’affectant en retour.

Les « problèmes » comme demandes adressées aux professionnels se présentent sous des jours différents d’une situation à l’autre et de surcroît évoluent au fil du temps. Les problèmes du PF n’existent pas en étant déjà tout construits mais sont à construire. Pour tenir dans cette variabilité, les professionnels doivent s’ajuster à la façon dont le problème se pose sur le moment, mais ils doivent aussi garder un certain cap. Les professionnels poursuivent une certaine perspective, ils cherchent à produire certains effets et il s’agit de trouver des manières de faire qui les favorisent. C’est faire preuve en situation d’une intelligence caractérisée par le fait de faire avec ce qui vient, de tirer parti de ce qui se passe pour transformer le cours des choses et orienter l’activité dans le sens des effets recherchés. La notion d’enquête pratique (Mezzena et al., 2013) décrit ce travail à l’œuvre dans la dynamique incertaine de l’activité. Dans le cours de l’action, les professionnels enchaînent des expérimentations d’ajustements (par exemple un geste, un mot, une position physique, mais aussi une idée, autrement dit tout ce que fait le professionnel), des appréciations de leurs effets (ce que ça provoque chez le jeune ou plus largement dans la situation) et des anticipations de risques en sentant où va le déroulement des choses, dans quelle direction s’oriente l’activité (si ça évolue dans une direction intéressante ou pas, si ça se péjore). Il ne s’agit pas tant de réfléchir ou de penser l’action, mais depuis l’approche pragmatiste et conséquentialiste du savoir-faire, de sentir la direction que prend l’activité depuis les conséquences de ce qui est fait, en sentant d’une fois à l’autre la direction prise par l’agencement des forces. Et sentir cette direction engage notamment un travail du corps depuis l’usage des sens (observer, écouter…) et des émotions. La pratique peut se définir comme un territoire pratique à construire, dont les frontières ne sont pas prédéfinies. Elles s’établissent concrètement au fil de l’expérience, dans la mise en rapport des situations entre elles, depuis la comparaison des effets des enquêtes depuis la totalité de l’expérience antérieure, en sentant de façon diffuse et dans la durée, dans quelle direction s’oriente l’évolution globale des problèmes.

Les expérimentations, appréciations et anticipations construisent les problèmes dans le sens de la mission, en les transformant pour les amener à leur résolution. Ce travail d’enquête pratique n’opère pas que depuis le professionnel : l’environnement participe incessamment de cette construction des problèmes, les forces répondent à ce que fait le professionnel ou l’influencent et ainsi ne cessent d’affecter ce qui se passe. Le professionnel lui-même n’est pas en dehors du problème, mais est pris dans cette construction, déterminé, affecté par elle, par ce que les problèmes et leur évolution lui font faire. S’il influence ce qui se passe, il est également continuellement influencé en retour : il est un partenaire de son environnement qui tout à la fois lui fournit des ressources pour agir mais le contraint dans l’usage qu’il en fait.

Pour le PF, l’accompagnement du stagiaire est une activité en soi qui exige comme les autres un travail d’enquête pour construire et faire évoluer ses problèmes vers les effets recherchés. Quels sont ces problèmes ? Et à quels dilemmes donnent-ils lieu ?

Quelques dilemmes du praticien formateur

« Faire bouger » le stagiaire est au cœur de l’accompagnement en l’amenant à éprouver par lui-même l’expérience qui consiste à enquêter pratiquement : expérimenter des ajustements comme manières de répondre à ce qui se passe dans la situation, apprécier sur le moment les conséquences de ce qui est fait en les mettant en rapport avec la continuité de l’expérience, c’est-à-dire ce qui a précédé et qui, par cumul des effets, donne lieu à ce qui se passe maintenant ; et aussi anticiper des risques, à savoir ce que l’on veut éviter qu’il arrive ; et le tout en essayant de faire prendre une certaine direction à l’activité, en produisant les effets recherchés dans la mission. Il ne s’agit alors pas tant de faire bouger le stagiaire lui-même en l’amenant à ne pas se centrer sur lui, mais plutôt à faire bouger ses relations à l’environnement, en le rendant attentif à la variabilité des situations, le tout dans une certaine continuité.

Une difficulté consiste à ne pas (trop) faire à la place du stagiaire pour le laisser prendre ses repères dans l’action de manière autonome (tout en reconnaissant que la variabilité peut être déstabilisante). En même temps, quand ce mouvement peine à venir, le professionnel doit assurer la prestation : l’action éducative au quotidien n’attend pas et il est parfois impossible pour le PF de ne pas se substituer au stagiaire. Il faut donc parfois être plus directif, mais sans infantiliser le stagiaire depuis l’idée d’une formation professionnelle pour adultes. Ce dilemme se complique encore si une autre idée agissante est de respecter au maximum le rythme de l’étudiant. De plus, il s’agit d’apprécier jusqu’où pousser le stagiaire à explorer de nouveaux ajustements, tout comme les professionnels doivent sentir si c’est le bon moment pour intervenir ou différer l’intervention (voie parfois interprétée par le stagiaire comme du « rien faire »).

Si l’expérimentation des ajustements est saisie comme une voie essentielle d’apprentissage du métier, dans le même temps, il faut aussi faire sentir à l’étudiant les limites du territoire du savoir-faire : jusqu’où l’on va dans la construction des problèmes, qu’il s’agit de définir pratiquement depuis les effets concrets de l’intervention ; jusqu’où on les pousse et à quel moment on arrête d’expérimenter parce que le partenariat avec l’environnement déporte l’activité en dehors du territoire pratique en exigeant des expérimentations trop importantes pour ramener les problèmes au plus près des effets recherchés et risque de faire sortir l’activité de la mission du foyer (glisser dans de l’humanitaire ou du gardiennage). Favoriser l’expérimentation ne doit pas faire perdre de vue la mission et son sens se construit depuis les conséquences de ce que l’on fait, en sentant si l’orientation prise par l’évolution des problèmes va bien dans la direction recherchée de la perspective de la mission.

Un apprentissage est de mesurer que l’on n’enquête pas seul : c’est resituer sans cesse son action dans l’expérience du collectif, en questionnant dans l’équipe les conséquences des expérimentations, en les mettant en rapport avec des effets expérienciés par les collègues ; d’autant plus dans un contexte d’innovation qui encourage l’exploration de manières de faire inédites. Dès lors, si un mouvement est de pousser l’étudiant à expérimenter par lui-même, un autre est de le décentrer pour prendre le point de vue du collectif. Surtout qu’un enjeu relatif non seulement à la qualité de l’action, mais aussi au risque d’usure professionnelle, est d’apprendre aux étudiants à passer le relais aux collègues. Prendre des initiatives et expérimenter est essentiel, mais apprécier les limites depuis la ressource qu’est le collectif l’est encore plus, sous peine de s’épuiser. Enfin, c’est aussi être attentif à ce qui se régularise progressivement dans le collectif parce que cela porte ses fruits et que l’on fait tout pour le favoriser.

Ces dilemmes se travaillent sur cet enjeu de fond qui est de « décoller » l’étudiant des prescriptions ou des théories, en lui faisant éprouver combien l’activité ne se résume pas à une logique applicationniste. Mais les prescriptions ne sont pas à écarter pour autant : refaire le lien avec la mission permet de ne pas la perdre de vue et d’y revenir, mais depuis les contingences pratiques, en examinant comment les prescriptions sont redéfinies depuis les situations. C’est apprécier comment, par exemple, d’une situation à l’autre, les significations sur ce que « mettre le cadre » veut dire varient en se déclinant un peu différemment. Et comment cette idée générale de « mettre des limites » s’enrichit au fil des cas singuliers, en tissant des liens entre des situations qui partagent une même étendue non seulement pratique mais aussi de signification, sur le territoire du savoir-faire. C’est apprécier ce qui fait communément sens sur ce territoire pratique-là (le sens commun propre à ce savoir-faire-là). Et la construction du territoire opère notamment lors des délibérations en colloque ou dans les moments informels, tandis que les professionnels se décrivent ce qu’ils font en collectivisant les conséquences intéressantes des enquêtes, en alimentant un vivier de pistes à expérimenter et en sentant collectivement les limites du savoir-faire. Mais ces descriptions comme résultats partagés des enquêtes ne sont pas forcément formalisées dans les procès-verbaux, les projets pédagogiques ou les chartes d’équipe. D’où un paradoxe pour le PF : rendre attentif l’étudiant à une connaissance pratique souvent niée.

Apprendre au stagiaire à enquêter, c’est lui faire sentir, tout comme le professionnel le sent lui-même dans son savoir-faire, une forme de justesse qu’exprime bien la revendication chez les professionnels d’une authenticité : justesse éprouvée dans la qualité de l’agencement produit avec les autres forces, si l’on s’ajuste dans l’instant à ce qui se passe en se sentant à l’aise, confortable, parce que la façon dont on s’y prend permet une rencontre avec les autres forces qui produit les effets escomptés ; en tenant compte aussi de ce qui s’est passé jusque-là, en appréciant l’évolution du problème pour inscrire la situation présente dans la continuité de l’expérience ; et que l’on fait l’expérience que ce que l’on éprouve est au plus près du travail de perspective, de la recherche de certains effets connus, auxquels on tient pour bien faire. Dans ce sentiment de justesse tiennent alors ensemble efficacité et valeur, ce qui est une définition de la connaissance professionnelle (Mezzena et al., soumis).

Bibliographie

Dewey, John, [1938] (1993). Logique. La théorie de l’enquête. Paris : PUF.
Mezzena, Sylvie (2012). « Engagement des travailleurs sociaux depuis le partenariat avec l’environnement : agencements et formation des valeurs ». Revue Forum, 136, pp. 37-46.
Mezzena, Sylvie (2011). « L’expérience du stagiaire en travail social : le point de vue situé de l’activité ». Revue Pensée Plurielle, 26 (1), pp. 37-51.
Mezzena, Sylvie ; Stroumza, Kim et Kramer, N., (soumis). « Un dilemme pratique à trancher depuis des valeurs logées dans l’activité. Conséquences pour la définition de la connaissance professionnelle des éducateurs ». Revue Activités.
Mezzena, S.; Stroumza, K.; Seferdjeli, L. et Baumgartner, P. (2013). « De la réflexivité du sujet aux enquêtes pratiques dans l’activité d’éducateurs », Revue Activités, 10(2), 193-206, http://www.activites.org/v10n2/v10n2.pdf.
Stroumza, K. ; Mezzena, S. ; Friedrich, J. et Seferdjeli, L. (2014). L’ajustement dans tous ses états : règles, émotions, distance et engagement dans les activités éducatives d’un centre de jour genevois. Genève : Editions ies.

Retour en haut