Le 140 esquissé

Le dossier

Conus passe au crible de son analyse le fait que les enfants de familles précarisées, en Suisse comme à l’international, sont moins susceptibles de fréquenter une institution d’accueil de jour que ceux des milieux plus favorisés. Un « effet Matthieu » d’accroissement des inégalités en découle : ce ne sont pas les enfants qui pourraient le plus bénéficier d’une place dans une structure d’accueil – à condition bien sûr que l’accueil y soit de qualité – qui en bénéficient en réalité.

Borel part du trouble du développement d’une petite fille… La crèche est-elle le meilleur lieu pour cette enfant ? Peut-être des interventions à domicile ? Oui seulement voilà : les parents sont en situation irrégulière. Pour activer de l’aide, ils devraient se faire connaître ; or, se faire connaître c’est risquer l’expulsion. L’invisibilité devient une stratégie de survie. Si pour l’heure « le droit à l’éducation et l’accès aux soins priment sur le droit d’asile pour les enfants en Suisse », même ce droit est menacé. Reste que, dans notre travail, au quotidien, « nous pouvons être un peu de la lumière qui a éclairé une enfance ».

Paccaud, Suon et Undurraga œuvrent au sein d’une crèche lausannoise caractérisée par une grande mixité sociale. Elles vivent au quotidien les « enfances de classe » dont parle Lahire, et les disparités qui en résultent. Parmi ces dernières : les places en crèche constituant une ressource rare, pour les parents précaires, « gagner » le droit à une ou deux demi-journées d’accueil signifie se plier à des mesures d’insertion exigeantes, peu adaptées à la complexité de la vie. Au milieu de tout cela, ces éducs ont à cœur de soigner les liens, et tâchent d’ouvrir au maximum l’horizon des possibles.

Bovey explore la reproduction des inégalités qui se joue autour et dans le monde scolaire. Contrairement à leurs « camarades » des couches populaires (migrantes ou non), les enfants de parents issus des couches moyenne ou supérieure arrivent à l’école en détenant d’ores et déjà les compétences attendues par le système scolaire. Or, « en attachant une importance particulière à ces compétences et en les considérant comme des prérequis, l’école les enseigne peu ou pas et creuse ainsi les inégalités sociales de départ ».

Desideri, travailleuse sociale, expose la réalité de tous les jours de familles précarisées de grandes villes de Suisse romande… En fait de familles, il s’agit généralement de mères, qui doivent composer avec les injonctions redoutables de l’insertion professionnelle, les dispositifs administratifs divers dont elles sont usagères, et le travail de care, encore et toujours fortement genré. Car le soin aux enfants en effet, quelle place lui donne-t-on dans tout cela, comment l’assure-t-on au quotidien ? Et le soutien à ces mères ne se réduit-il pas essentiellement à des dispositifs de « mise au travail » ?

Les Savoirs des couloirs

Fracheboud et Kühni donnent de la voix à travers dix vignettes, chacune consacrée à un ou plusieurs enfants bien réels, récoltées auprès de professionnel·les qui deviennent les porte-parole de celles et ceux que l’on n’entend pas. Ici, les récits brefs et précis de situations concrètes suffisent à montrer et faire entendre.

Une voix incarne toujours une personne désirant exprimer sa relation au monde, mais les contextes ne permettent pas cette expression à chacune et à chacun. Or, ce qui est capital, c’est d’être entendu·e : une voix est indissociable de sa réception. Fracheboud et Kühni affirment ainsi qu’« à la question de Qui suis-je ? doit s’ajouter, voire se substituer, celle de Qui m’entend ? ».

Comme des voix creusant un chemin dans les interstices du brouhaha normatif, ces vignettes s’intercalent entre les articles composant le dossier, y propageant des situations « ordinaires » de précarité quotidienne. Grâce aux professionnel·les qui ont pris la peine de les brosser, ces tableaux dessinant des parcelles de vies enfantines, illustrent d’eux-mêmes combien les contextes déterminent lourdement les perspectives d’avenir.

Les Savoirs des couloirs relèvent ainsi le défi de faire résonner l’écho du réel dans les vallées réflexives.

Faire & Penser

Lamon Schürmann et Huguet reviennent sur la précarisation globale qui a marqué le monde entier lors de la pandémie de Covid, et donnent à voir les ajustements, stratégies, prises de position qu’elles ont mis en place durant cette période de grande instabilité. On trouve en filigrane de ce récit d’éducs deux notions centrales de l’intelligence professionnelle : la métis et la phronésis, l’intelligence et la sagesse pratiques, qui sont activées en situation de conflit avec la réalité. Ou comment « mobiliser le métier » pour affronter des obstacles de taille, en l’occurrence avec un brio certain ?

Quentin Nussbaumer
et Robert Frund

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