Sylvia

C’est une histoire qui date déjà de quelques années, mais qui m’a marquée. Sylvia[1] a été accueillie à la crèche toute petite, à la suite à de la demande d’un lieu d’accueil mère-enfant situé dans le même quartier. La maman, très jeune et sans statut légal, s’y était retrouvée n’ayant nulle part où aller à sa sortie de la maternité. L’arrivée de cette enfant lui avait fait perdre également son emploi (au noir) et, simultanément, avait fait connaître sa situation au Service de la population.

Cette maman échangeait peu, il était difficile de croiser son regard, elle semblait toujours d’accord et surtout pressée de repartir. Elle venait néanmoins avec régularité et se montrait très respectueuse de toutes les demandes qui lui étaient formulées. Le lien a été difficile à construire. Mais petit à petit, timidement, la confiance s’est tissée, de petits échanges avec les éducatrices ont commencé à émerger, elle est venue avec des questions, en rapport avec l’éducation de sa fille, elle a pu partager ses inquiétudes. Une, en particulier, prenait beaucoup de place : se voir renvoyée dans son pays d’origine, une perspective qui semblait totalement inenvisageable pour elle.

Effectivement, les menaces de renvoi se sont succédé, suivies de démarches pour obtenir un nouveau délai. Une autorisation provisoire lui était à chaque fois délivrée pour une durée plus ou moins longue censée lui permettre de prouver qu’elle était capable de subvenir à ses besoins et ceux de son enfant sans dépendre des services sociaux. Cette situation a engendré beaucoup d’instabilité. Impossible de trouver un contrat de travail de durée indéterminée, impossible non plus de signer un bail à loyer avec cette épée de Damoclès. Cette maman a donc navigué de petits jobs en emplois provisoires et d’appartement en appartement, avec son enfant.

Lors de son premier déménagement, dans un quartier à l’autre bout de la ville, la direction de l’institution lui a proposé de changer de structure d’accueil pour se rapprocher de son nouveau lieu de domicile. Mais elle a aussitôt décliné, expliquant qu’elle voulait garder une stabilité pour son enfant et pour elle aussi, qu’elle se sentait en confiance ici et ne souhaitait pas repartir de zéro. Et elle s’est astreinte à traverser la ville tous les jours.

Avec le recul, je ne peux que me dire qu’elle avait une vision plus réaliste de la situation que nous. En effet, hormis les nombreux déménagements qui se sont ensuivis, il y avait aussi les difficultés liées aux emplois successifs (et alternés avec des périodes chômées), précaires et peu qualifiés, de cette maman. Les horaires étaient rarement compatibles avec ceux de la crèche, impliquant pour cette dernière d’organiser des moyens de garde alternatifs avec un budget restreint. Sylvia a vu se succéder diverses baby-sitters, pas toujours très fiables. Par ailleurs, tous ces soucis avaient aussi leurs effets sur la santé psychique de cette maman, ce qui avait des répercussions sur son enfant. La crèche, que Sylvia a continué de fréquenter très régulièrement, a constitué un lieu de sécurité dans ce tourbillon. Un lieu connu et stable, qui lui permettait de disposer d’un espace plus confortable qu’un studio ou une chambre partagée avec sa maman.

Nous avons néanmoins, mes collègues et moi, observé les effets de cette précarité sur Sylvia et son accueil n’a pas été un long fleuve tranquille. Par divers signes, Sylvia exprimait son mal-être, ce qui a beaucoup mobilisé l’équipe pour chercher à l’aider. Sylvia se montrait notamment agressive avec les autres enfants et réagissait par de grosses colères lorsque ses envies ou ses intentions étaient contrariées. Il était très difficile de l’aider à s’apaiser.

Nous nous sommes senti·es tour à tour dépassé·es face au comportement de Sylvia si difficile à canaliser, touché·es par sa souffrance, impuissant·es face à cette situation complexe, où notre propre action ne pouvait être qu’une goutte d’eau, et en colère aussi face à ce que vivaient Sylvia et sa maman à qui il était reproché par les instances de surveillance de ne pas offrir suffisamment de stabilité à son enfant tout en ne lui en donnant pas les moyens. Il y a eu, heureusement, tous les bons moments passés dans le groupe d’enfants, des périodes plus apaisées, de la complicité avec cette maman, de l’entraide dans l’équipe et tout cela nous a permis de tenir. Nous n’avons pas « sauvé » Sylvia, mais nous sommes resté·es présent·es, au rendez-vous, c’est insuffisant, mais c’est déjà pas mal. A cette époque, il y avait une certaine souplesse dans l’accueil des familles, qu’elles travaillent ou pas, qui nous a permis de préserver cette continuité, et je pense, malgré toutes nos limites, qu’elle a compté dans la vie de cette enfant. Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, cela soit encore possible.

 

[1]-Prénom fictif.

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