Familles précaires : des mères en tenaille entre travail de care, administration et insertion professionnelle

La petite enfance est un moment crucial où beaucoup se joue, avant l’entrée à l’école qui aura beaucoup de mal à compenser les inégalités déjà établies pendant les premières années de vie[1]. Cette période si délicate est généralement placée entre les mains des parents, dont la présence sécurisante est décisive pour la construction de l’enfant. En effet, les institutions d’accueil préscolaires, qui peuvent assurément jouer un rôle dans la réduction des inégalités à l’entrée à l’école, ne sont à ce jour ni obligatoires, ni gratuites, ni accessibles à tous les enfants.

Aujourd’hui, les attentes pesant sur les parents sont devenues plus exigeantes : une éducation bienveillante mais capable de mettre un cadre, des stimulations en grande quantité mais aussi de grande qualité, une stabilité émotionnelle, une alimentation équilibrée, et ainsi de suite. Or, cela nous force à nous poser la question ; dans quelles conditions exerce-t-on ce « métier » de parent lorsqu’on se trouve dans une situation de précarité ? En théorie, l’affection, la sécurité, la présence, du temps pour jouer, ne sont pas des ressources réservées aux riches. Mais la précarité économique et sociale se manifeste dans la vie de tous les jours par un ensemble de facteurs de stress qui ont des conséquences directes sur les conditions matérielles de vie de l’enfant, sur les compétences parentales et sur la disponibilité des parents.

En tant que travailleuse sociale, dans des structures publiques et associatives, j’ai accompagné des familles en situation de précarité pendant des années. Ces familles avaient des profils extrêmement variés : des familles qui ne possédaient rien, logées dans des abris à la nuit, jusqu’aux mamans qui avaient quitté leur foyer avec quelques affaires pour échapper à la violence conjugale, en passant par des familles en situation de pauvreté dite « relative », car au bénéfice de l’aide sociale ou des prestations complémentaires. Je ne suis pas une experte de la petite enfance, mais j’ai pu connaître ces parents, et observer comment ils arrivaient à répondre aux besoins de leurs enfants, dans des contextes très difficiles.

Les différences de revenus ont des impacts majeurs sur le vécu des personnes : avoir des problèmes à payer son loyer, hésiter à se rendre chez le médecin par peur de la facture ; risquer à tout moment d’avoir des poursuites, de ne pas pouvoir finir le mois, subir l’isolement social qui accompagne bien souvent tout cela, sont le lot de beaucoup de familles qui constituent le ventre mou de nos sociétés d’abondance. On constate ainsi une vulnérabilité psychique accrue des personnes qui vivent dans des situations de précarité. Celle-ci augmente le stress, affecte l’estime de soi et les liens sociaux, diminue la qualité du sommeil, accroît l’instabilité et les conflits familiaux[2]. Il est facile d’imaginer de quelle manière une grossesse, l’arrivée d’un nouvel enfant se greffe sur tout cela et comment les premiers mois de vie d’un enfant – période de fragilisation, de transition pour tous les parents – vont atteindre différemment une famille déjà submergée de problèmes. Comme le soulignent Corveleyn et Maes (2002), dès leur naissance, les enfants pauvres sont touchés à la fois par des conditions matérielles d’existence plus difficiles, et par la condition psychologique des figures d’attachement : « L’enfant naissant dans une situation de grande pauvreté vit, dès le premier jour, dans une situation chronique d’insécurité. (….) Ces personnes (…) vivant constamment dans un climat hostile, n’ont souvent pas la possibilité ni les moyens d’offrir un attachement suffisamment sûr, condition indispensable d’un bon développement psychologique. »[3]

En outre, quand on regarde de plus près qui sont ces familles pauvres, on s’aperçoit que l’insuffisance du revenu tire souvent son origine dans d’autres facteurs de vulnérabilité : par exemple, un permis de séjour instable ou absent, des problèmes de santé, une migration récente (induisant un choc culturel, la perte de repères et de réseau social, et une déqualification professionnelle) ou une situation de monoparentalité. Autant de poids supplémentaires qui se cumulent et s’enchevêtrent avec les problèmes financiers.

Une récente étude de A. Sharapova (2020) sur la périnatalité des mères sans papiers à Genève a montré que celles-ci sont quatre fois plus sujettes à la dépression post-natale que la population générale : en fait, environ la moitié d’entre elles vont vivre une dépression dans la période périnatale (comparé à 12-15 % dans la population générale). Les facteurs d’angoisse exprimés par ces mères sont très concrets : peur de la police, pas de logement, précarité financière, perte d’un emploi la plupart du temps non déclaré. Plusieurs de ces mères hésitent même à garder leur bébé avec elle, prenant parfois la décision de l’envoyer à leur famille au pays[4].

Face à ces situations, un travail individuel de soutien à la parentalité est souhaitable et nécessaire, mais il est aussi important d’interroger le rôle structurel des politiques sociales et, à l’intérieur de celles-ci, le rôle et la posture des travailleuses et des travailleurs sociaux. Le travail social, défini comme « une contribution de la société à l’attention particulière des personnes et groupes qui, temporairement ou durablement, connaissent des limitations illégitimes dans l’accomplissement de leur vie, ou qui disposent d’un accès insuffisant ou restreint aux ressources sociales »[5], devrait se donner les moyens de soutenir les parents les plus précaires en créant les conditions nécessaires pour qu’ils puissent exercer leur rôle de la meilleure manière possible.

Cependant, les politiques sociales reposent encore dans une large mesure sur la notion « d’activation » des personnes et considèrent le recouvrement de l’autonomie financière comme la principale, sinon la seule, mesure de l’insertion sociale. Comme j’essaierai de le montrer au travers de quelques exemples, cette vision peut se trouver en forte contradiction avec les besoins des familles avec enfants en âge préscolaire. J’essaierai de mettre également en lumière les manières dont les parents en situation de précarité font preuve d’initiative et souvent aussi d’ingéniosité en utilisant les ressources limitées à leur disposition pour protéger leurs enfants, tout en étant contraints de se conformer aux conditions posées par les systèmes d’aide.

Fatou[6] est la maman de deux filles de 2 et 1 an, elle est au bénéfice d’un petit droit au chômage, complété par l’aide sociale, service au sein duquel je l’ai accompagnée. L’aide sociale étant subsidiaire aux autres assurances sociales, les bénéficiaires sont tenus de maintenir tous leurs droits. Dans le cas de Fatou, cela signifie que la loi exige d’elle de faire tout le nécessaire pour maintenir son droit au chômage, sous peine de sanctions. Or, le chômage, de son côté, suppose d’avoir une disponibilité pour travailler et suivre des mesures d’insertion, mais Fatou n’a pas de solution de garde pour ses filles. Le père est à la maison, en arrêt maladie pour des raisons psychiatriques, et Fatou sait qu’elle ne peut pas lui faire confiance pour s’occuper des enfants. Ainsi, lorsque le chômage place Fatou en stage, les filles commencent à naviguer d’une solution de garde provisoire à l’autre pendant neuf mois (souvent séparées dans deux lieux d’accueil différents). Passé ce délai et après de nombreuses sollicitations, une place en crèche est proposée pour la plus jeune. Au même moment, les solutions provisoires s’épuisent et Fatou n’a plus d’issue pour son aînée. Elle est obligée de la laisser avec son père : de peur que celui-ci ne se montre agressif avec sa fille si elle est trop bruyante, elle convient avec lui que sa fille restera devant des écrans pendant que Fatou est au travail. En tant qu’assistante sociale, je n’ai pas réussi à aider Fatou à débloquer sa situation, qui sortait du cadre à la fois des institutions sociales et des institutions de la petite enfance.

Son histoire montre les conséquences concrètes sur les conditions de vie de deux jeunes enfants d’un système social fondé sur une idéologie néolibérale, combiné à un système d’accueil préscolaire en manque chronique de places ; mais également, le fait que l’usage des écrans, pris dans son contexte, est ici une stratégie de protection mise en place par la mère. Cette stratégie a clairement un coût sur le développement de l’enfant, mais c’est aussi la seule solution que Fatou ait pu trouver pour éviter des conséquences potentiellement plus graves. Cette famille s’est retrouvée « coincée » entre un système social qui exige, avant toute autre considération, que la personne fasse tout son possible pour acquérir une autonomie financière ; un système d’accueil qui n’a pas assez de places pour tout le monde ; des difficultés économiques qui ne lui laissent pas de marge de manœuvre ; et les problèmes de santé mentale du père (que l’on peut imaginer aggravés par le stress que cette famille endure au quotidien). Les deux filles sont encore jeunes, mais nous pouvons anticiper que l’école ne fera que constater et essayer de rattraper a posteriori des difficultés qui n’auraient jamais émergé, si l’instabilité et l’inadéquation des solutions de garde « bricolées » avaient pu être évitées. Une famille avec davantage de ressources financières, dans une situation comparable, aurait eu plusieurs choix : la mère aurait pu décider soit de rester s’occuper de ses enfants (elle aurait pu se permettre de renoncer à un petit droit au chômage), soit de financer des solutions de garde plus coûteuses pour poursuivre son parcours d’insertion professionnelle sereinement. Ces deux options étaient inaccessibles pour Fatou.

Souvent jamais – Collectif CrrC
La transhumance – Collectif CrrC

Dans la deuxième situation que je vais exposer, un élément supplémentaire s’additionne, celui des lois migratoires. Celles-ci ajoutent une couche de pression supplémentaire sur les familles les plus précarisées, car le permis de séjour est, dans de nombreux cas, indexé sur le maintien de l’indépendance financière.

Irina[7] est une jeune femme originaire des Balkans qui a récemment acquis un permis B humanitaire. Elle tombe enceinte de jumeaux, son partenaire se sépare d’elle dès l’annonce de sa grossesse. Son contrat de travail se termine également pendant la grossesse et Irina se retrouve au chômage. A la fin de son congé maternité, Irina n’a pas de place en crèche. Elle sait que toucher l’aide sociale remettrait en question son permis de séjour. Ne connaissant pas bien le système du chômage, elle avoue à sa conseillère qu’elle ne peut pas travailler pour l’instant, car elle n’a pas de solution de garde. Au grand étonnement d’Irina, celle-ci lui adresse un courrier officiel lui rappelant qu’elle est censée être disponible pour l’emploi et la menaçant de suspendre son droit. Elle doit fournir rapidement la preuve d’une solution de garde et, de plus, elle est inscrite à un stage d’évaluation, dont les dates et les heures exactes ne seront transmises que le premier jour de stage. Irina demande l’aide du service où je travaille pour trouver une solution. Elle a une possibilité de financement via le système des prestations complémentaires familiales, qui peut rembourser les frais de garde, sans que cette aide soit « trop problématique » pour le permis de séjour ; elle choisit donc d’exploiter cette possibilité pour sortir d’une situation autrement amenée à se dégrader encore davantage. Il y a cependant des conditions : il doit s’agir d’une solution de garde déclarée, et le montant mensuel remboursable est plafonné. Je me retrouve donc à l’aider à déclarer une nounou pour un salaire trop bas, ce qui pose des problèmes éthiques évidents. De plus, le remboursement n’intervient qu’avec deux mois de retard ; ainsi, pour pouvoir payer les salaires de la nounou à la fin du mois, Irina est obligée de s’endetter auprès de son entourage. Au stage d’évaluation fait suite une proposition d’emploi à plein temps en tant qu’aide-soignante, avec des horaires irréguliers. Irina est tenue d’accepter cette proposition malgré le fait qu’elle est encore, à ce moment, maman seule de deux jumeaux de 10 mois. Malgré tous ces efforts, en raison d’une autonomie financière incomplète, son permis de séjour tarde chaque année à être renouvelé.

Nous nous trouvons encore une fois devant la faible valeur accordée au travail de care par nos institutions. Pour Irina – qui aurait voulu rester s’occuper des enfants tant qu’ils étaient petits – le travail salarié n’a rien d’une émancipation, c’est une obligation posée par les lois migratoires. Les enfants d’Irina ont certes eu la chance de pouvoir bénéficier d’une solution de garde stable, mais au prix d’un report de la précarité de la mère sur la nounou qui a été payée en fonction non pas de la valeur de son travail, mais des barèmes des prestations complémentaires. Quant à la santé d’Irina, je n’ai pu que constater son épuisement face à un quotidien particulièrement éprouvant, ainsi que son stress financier constant.

Derrière ces circonstances emblématiques, une multitude de situations avec des degrés de fragilité différents, où des parents essaient d’élever leurs enfants tout en devant composer avec des ressources financières limitées, des logements trop petits, des permis instables, un système d’aide contraignant. Mais le stress cumulatif rend difficile, sur le long terme, de maintenir des compétences parentales intactes. C’est ce qui conduit beaucoup de parents à adopter des stratégies considérées comme problématiques : par exemple, l’usage des écrans. Il serait essentiel de se poser systématiquement la question des conditions qui mènent à cette pratique, souvent abordée de manière très paternaliste, comme si les parents manquaient des connaissances nécessaires pour se rendre compte qu’il s’agit d’une erreur éducative. Il est pourtant évident que, toutes choses égales par ailleurs, il sera plus facile pour des parents issus de la bourgeoisie, ayant de l’aide pour le ménage et la cuisine, de ne pas « mettre son enfant devant la télé » que, par exemple, pour une mère sans papiers seule et épuisée, travaillant dans des conditions difficiles et dormant mal, car constamment préoccupée par ses dettes et l’instabilité de son permis de séjour.

Nos sociétés croient donner les mêmes chances à chacune et chacun dans la vie. Mais dès les premières années d’existence, nous vivons dans des familles différentes qui n’ont pas les mêmes possibilités concrètes de soutenir au mieux le développement de leurs enfants, ce en dépit de leurs compétences initiales, de leurs intentions et de leur détermination. La responsabilité de l’éducation des enfants est massivement assignée aux familles, sans pour autant que soient mis à disposition de ces dernières les conditions et les moyens nécessaires pour mener à bien leur mission. Ces phénomènes ne sont pas inéluctables : de nombreuses situations extrêmement éprouvantes pourraient être évitées par des politiques sociales davantage focalisées sur les besoins des enfants, pris dans leur contexte – celui de la famille dans laquelle ils vivent.

Selon Bernard Lahire, « puisque les adultes ne sont pas égaux, les enfants ne le seront pas »[8]. C’est vrai, mais nous – en tant que citoyens au niveau sociétal, en tant que travailleuses et travailleurs sociaux aux niveaux individuel et institutionnel – pouvons du moins déployer un certain pouvoir d’agir sur l’étendue de ces inégalités. C’est en effet via le concours de politiques sociales, migratoires et économiques généreuses, mais aussi de leur application critique et engagée par les professionnel·les du travail social, que des solutions concrètes peuvent être développées pour soutenir les familles les plus précarisées. Il est nécessaire de questionner nos normes sociales pour redonner de la valeur aux tâches éducatives, afin d’offrir à tous les parents des outils pour exercer leur rôle dans des conditions dignes, et privilégier enfin le bien de l’enfant sur des considérations d’autonomie financière et de rentabilité. Car ces enfants sont les adultes de demain : nous pouvons ainsi compléter la phrase de Lahire précédemment citée, en affirmant en retour que, puisque les enfants ne sont pas égaux, les adultes qu’ils deviendront ne le seront pas. C’est donc en tenant compte de leurs besoins d’une façon globale dès leurs premières années de vie, que nous pouvons nous construire en tant que société humaine réellement équitable et égalitaire.

Cristiana Desideri

 

Bibliographie

AvenirSocial (2010), Code de déontologie du travail social en Suisse: un argumentaire pour la pratique, Berne.

Corveleyn, Jos ; Maes, Catherine (2003), « Pauvreté et risques pour la santé mentale », Revue Quart Monde [en ligne], 184 | 2002/4, mis en ligne le 5 mai 2003, consulté le 23 octobre 2022. URL : https ://www.revue-quartmonde.org/2469

Lahire, Bernard (dir.) (2019), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.

Sharapova, Anna (2020), « Maternité en contexte migratoire : dépression et anxiété périnatales, acculturation et sentiment de compétence maternelle ». Université de Genève. Thèse, 2020. doi : 10.13097/archive-ouverte/unige :143613 https ://archive-ouverte.unige.ch/unige :143613.

 

[1]-Comme le montre une étude qualitative très complète : Lahire, Bernard (dir.) (2019), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.

[2]-Corveleyn, Jos ; Maes, Catherine (2003) « Pauvreté et risques pour la santé mentale », Revue Quart Monde [en ligne], 184 | 2002/4, mis en ligne le 5 mai 2003, consulté le 23 octobre 2022. URL : https ://www.revue-quartmonde.org/2469.

[3]-Ibid.

[4]-Sharapova, Anna (2020) « Maternité en contexte migratoire : dépression et anxiété périnatales, acculturation et sentiment de compétence maternelle ». Université de Genève. Thèse, 2020. doi : 10.13097/archive-ouverte/unige :143613 https ://archive-ouverte.unige.ch/unige :143613.

[5]-AvenirSocial (2010), Code de déontologie du travail social en Suisse : un argumentaire pour la pratique, Berne, p. 7.

[6]-Prénom d’emprunt.

[7]-Prénom d’emprunt.

[8]-Lahire, Bernard (dir.) (2019), op. cit., p. 1170.

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