La petite enfance des inégalités: accueillir des enfants dont les familles sont bénéficiaires du revenu d’insertion

L’Institution pour l’enfance (IPE) de Marterey est une structure d’accueil de l’enfance totalisant 41 places. Ce lieu d’accueil est rattaché à l’association du Centre vaudois d’aide à la jeunesse, et membre du Réseau-L. Sa mission est d’offrir des places d’accueil de jour autant à des familles habitant le quartier, et à celles employées par des entreprises géographiquement proches, qu’à des familles bénéficiaires du RI (revenu d’insertion), et tenues de suivre des mesures d’insertion socioprofessionnelles (MIS), ainsi qu’à des familles fréquentant les cours de la CIFEA (communauté d’intérêt pour la formation de base des adultes à Lausanne).

La diversité sociale est d’autant plus grande que les familles provenant du quartier ou des entreprises partenaires appartiennent presque exclusivement aux classes moyennes et supérieures. Concrètement nous expérimentons au quotidien cette réalité énoncée par Lahire : « Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde. »[1]

L’Etat de Vaud a mis en place depuis une dizaine d’années des mesures d’insertion socioprofessionnelle pour les personnes dépendant de l’aide sociale. Ces mesures visent à améliorer les compétences professionnelles ou à les développer afin de faciliter l’accès ou le retour à l’emploi de ces personnes. L’IPE de Marterey participe à ces projets d’insertion pour les familles ayant de jeunes enfants, dans une étroite collaboration avec les CSR (Centres sociaux régionaux) ou le CSIR (Centre social d’intégration des réfugiés) qui lui adressent des familles ayant besoin d’une solution de garde afin que les parents puissent suivre les mesures d’insertion. Lorsque ces derniers, souvent des mères seules, ont trouvé un emploi ou une formation professionnelle, les enfants quittent en général l’IPE pour un lieu d’accueil de leur quartier, puisqu’ils répondent désormais au critère principal donnant droit à une place, soit la conciliation vie familiale-vie professionnelle.

Cet article raconte la vie d’une institution pour l’enfance un peu particulière, du fait des différentes populations accueillies. Ce travail d’écriture a été l’occasion de revisiter notre expérience et de poser des mots sur ce que nous tentons de mettre en place dans l’optique de contrebalancer quelque peu les inégalités dont nous constatons les effets au quotidien.

 

Se côtoyer ou se rencontrer ? Quelles passerelles possibles entre ces deux mondes ?

Comme nous l’avons déjà dit, nous accueillons des familles présentant des caractéristiques extrêmement diverses. Nous rencontrons des réalités sociales aux antipodes, comme la mère de Hariq qui a traversé le désert du Soudan avec son premier fils pour arriver en Suisse, qui a eu ensuite trois autres enfants, les a élevés seule tout en suivant une mesure d’insertion dans le secteur des soins, et les parents d’Elisabeth, fille unique, venus d’Angleterre pour poursuivre leurs carrières professionnelles auprès d’entreprises multinationales. Ce lieu d’accueil permet la rencontre entre ces publics qui autrement ne se côtoieraient pas. Nous avons d’ailleurs de jolis exemples d’enfants appartenant à deux couches sociales très distantes qui continuent à se voir après leur sortie de l’IPE pour des goûters ou lors des anniversaires.

Bien que ces familles vivent, à beaucoup d’égards, dans des mondes différents, nous aimerions d’abord poser un constat autour de ce qui les rassemble néanmoins. Pour comprendre notre propos, une distinction est nécessaire entre la notion de précarité matérielle et celle de précarité de liens. Les familles suivant des mesures d’insertion sont clairement confrontées à la première, alors que la grande majorité des familles accueillies à l’IPE de Marterey (toutes classes socioéconomiques confondues) sont dans des situations de précarité de liens : étant originaires d’autres pays, elles manquent de liens sociaux, familiaux et de voisinage. Concrètement, ces parents ne peuvent pas compter sur un·e membre de la famille élargie pour s’occuper de l’enfant si ce dernier est malade et ne peut donc pas venir à l’IPE, ils ou elles ne connaissent pas d’autres familles avec des enfants pour organiser des après-midi de jeux et d’échanges entre parents, et ne peuvent pas compter sur un·e voisin·e pour se permettre une soirée entre adultes, ou encore, lorsqu’un parent est malade, il ne peut compter sur personne pour garder l’enfant ou l’amener à l’IPE. Si cette précarité de liens n’a évidemment pas la même incidence sur les un·es que sur les autres (les familles plus dotées socialement ayant par exemple la possibilité d’externaliser certaines tâches), le fait que ces familles fréquentent le même lieu, vivent une même étape de vie et des difficultés du même ordre peut être l’occasion d’une rencontre.

Fortes de ces constats, nous considérons les moments conviviaux avec les familles comme des espaces propices pour tisser des liens autour de ces similitudes. Pourtant, à cause du Covid-19, une seule fête a pu être réalisée depuis le printemps 2020. Elle a été un succès, mais il est apparu évident qu’il ne suffit pas de fréquenter les mêmes lieux pour tisser des liens car, comme le savent les sociologues depuis longtemps, qui se ressemble s’assemble. De façon schématique, lors de la fête, les mères qui parlent l’arabe sont restées « entre elles », les parents du quartier ont échangé entre eux ou encore les parents qui ne parlent pas de langue commune avec d’autres se sont amusés à danser avec les enfants. Il ne suffit donc pas de permettre l’accès à toutes les personnes, encore faut-il créer les conditions pour que ces personnes puissent non seulement se côtoyer, mais aussi se rencontrer. Dans les réflexions d’équipe à la suite de cette fête, il est apparu évident que le rôle des éducatrices[2] peut être (doit être ?) d’assumer, lors de ces occasions, celui de « tisseuses de liens ». Grâce à notre connaissance des enfants et aux relations de confiance que nous avons construites avec les parents, nous sommes dans une position privilégiée pour accompagner des rencontres, des découvertes réciproques, pour permettre à ces familles de se retrouver, au-delà de leur diversité.

Respect de la diversité et pouvoir d’agir

Les deux concepts de base que nous avons choisi de mettre en avant dans notre projet pédagogique sont le pouvoir d’agir et le respect de la diversité. Nous nous efforçons donc de reconnaître et de nommer les différences : elles existent et elles agissent, sur nous comme sur les enfants. Les conditions de vie concrètes des enfants découlent du revenu et du niveau scolaire des parents, des conditions de logement et des espaces réservés aux enfants, des pratiques éducatives, sanitaires, alimentaires, ­vestimentaires, culturelles, ludiques, langagières, etc., et encore, du rapport à l’argent, à l’école ou à l’autorité des adultes participant à leur socialisation primaire[3]. Dans tous ces domaines, et sans surprise, les familles privilégiées que nous accueillons sont plus proches de l’équipe professionnelle, de par notre appartenance à la classe moyenne-supérieure et de par le rôle de représentantes d’une institution porteuse des normes et des valeurs dominantes. A l’inverse, nous sommes souvent plus éloigné·es des pratiques et des représentations des familles défavorisées.

Prenons des exemples concrets. Lorsque l’équipe se questionne autour du développement ou de la santé d’un enfant, le processus et l’accompagnement seront différents selon qu’il s’agit d’un enfant provenant d’une famille aisée ou précaire.

Dans le premier cas, nos échanges peuvent être symétriques. Il est relativement aisé de faire des liens entre ce que nous observons en collectivité et ce que les parents observent à la maison, étant donné que le monde de la maison et celui de la structure d’accueil « se ressemblent ». Lorsque cela nous semble nécessaire, il est plus facile d’orienter ces familles vers d’autres professionnel∙les. De plus, ces parents ont les compétences nécessaires pour activer ces ressources.

Lorsqu’il s’agit d’une famille vivant dans la précarité, nous rencontrons une multitude de freins dans une situation pourtant similaire. Il est plus difficile d’évoquer les difficultés de l’enfant et d’être compris·es par les parents. Il y a la barrière de la langue évidemment, mais aussi celle des représentations. Ajoutons que le plus souvent, au niveau médical, ces enfants n’ont pas un·e pédiatre attitré·e mais sont suivis·es à l’hôpital, par des assistant·es qui se succèdent tous les six mois, ce qui ne favorise pas la construction d’une prise en charge dans la continuité, ni la constitution d’une relation de confiance. Finalement, ces familles n’ont pas toujours les ressources linguistiques ou informatiques pour entreprendre les démarches nécessaires, ou sont dans un état de survie en attente d’un permis de séjour ou d’un éventuel renvoi qui exclut toutes autres démarches.

Bernard Lahire parle de la réalité augmentée ou diminuée en fonction de l’appartenance sociale de l’individu. « On peut dire que ces enfants, qui naissent dans des environnements familiaux extraordinairement différents, ne sont vraiment pas les mêmes enfants. (…) A certains, la vie ou la réalité augmentée, à d’autres, la vie ou la réalité diminuée. Aux uns, la puissance optimale et la maîtrise des autres et du monde ; aux autres, la fragilité, la précarité, l’accablement ou le dénuement devant la puissance des puissants et la force des choses. »[4] Nous voyons concrètement comment les conditions de vie matérielles différentes impactent les comportements. Quand on parle des horaires d’arrivée et de départ, par exemple, nous devons prendre en considération que Laurence habite dans le quartier et que trois personnes viennent la chercher, à pied, à tour de rôle : son père, sa mère et sa nounou, alors que la mère d’Amal, étant parent en MIS, n’habite pas dans le quartier, a deux enfants scolarisés et doit traverser la ville deux fois par jour, en transports publics et avec ses trois enfants, pour amener Amal à l’IPE. C’est la connaissance des familles et la considération de ces facteurs qui nous permettent d’être souples et flexibles lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les besoins de la collectivité, de l’enfant et du parent.

Nous considérons l’IPE comme un tremplin, dans le sens d’un mouvement de saut au ralenti, mais aussi comme un lieu où l’on prend le temps de préparer le saut et de prendre son élan. De plus, l’objet physique en lui-même est souple et flexible à l’intérieur d’un cadre fixe. Notre approche au sujet des horaires illustre bien ce concept : il nous importe de ne pas confronter les familles à des réalités qui sont trop éloignées de celles qu’elles vivent dans le moment présent. Nos horaires d’arrivée et de départ sont larges et, même à l’intérieur de ce cadre, nous restons souples et attentives à chaque singularité. Pour ne pas perturber la dynamique des groupes mais aussi pour permettre aux enfants de vivre des expériences de qualité, uniquement deux moments de la journée sont, en principe, déconseillés pour les arrivées et les départs. Mais même dans ces moments, si nous sommes, par exemple, en promenade dans le quartier, nous invitons le parent à nous rejoindre à l’endroit où nous nous trouvons. Nous sommes convaincues qu’en pratiquant ainsi, nous participons à développer le pouvoir d’agir des familles, car les parents se sentent considérés dans leurs besoins et leurs contraintes, et puisque chaque règle institutionnelle est toujours expliquée et discutée, nous pouvons faire connaître aux parents certains comportements qui seront attendus d’eux par la suite, par exemple lorsque leur enfant commencera l’école.

Pour revenir aux conditions de vie précaires, celles-ci s’impriment aussi sur les corps et les comportements des enfants. Certains enfants accueillis sont atteints dans leur développement par une sous-stimulation que l’on peut mettre en lien avec le manque de jouets à la maison, de possibilités d’activités qui permettent à ces enfants d’explorer le monde, de découvrir, de comprendre, ou des retards moteurs qui sont le résultat des conditions de logement ou du manque de possibilités de sorties au parc, ou encore, des enfants surexposés aux écrans et qui commencent à développer des troubles du langage. Soutenir ces enfants qui ont des besoins particuliers dans le cadre de l’accueil collectif que nous proposons n’est pas toujours simple. Il est parfois possible de faire une demande au service de l’éducation spécialisée du Canton de Vaud afin d’obtenir les moyens d’engager une personne supplémentaire en soutien et d’offrir ainsi une attention plus soutenue à certains enfants. C’est une offre utile, quoique souvent inférieure aux besoins réels. Parfois, ce sont des initiatives de l’équipe professionnelle sortant du cadre habituel de ce qui est proposé dans un lieu d’accueil ou des chanceuses coïncidences qui nous permettent de nous approcher de notre mission. De manière informelle, nous prêtons régulièrement des jouets, du matériel, des habits aux familles et, dans une occasion, nous avons même trouvé un lit de seconde main et l’avons transporté au domicile d’une famille. Quant aux chanceuses coïncidences, un exemple consiste dans la mise en place d’un projet par une étudiante en psychomotricité, nécessaire à l’obtention de son diplôme. A la suite de ses observations quant aux dynamiques et aux besoins spécifiques identifiés, elle a mené une réflexion concernant l’aménagement de l’espace. L’étudiante en question a longtemps été une remplaçante fixe dans notre institution, la chance étant donc qu’elle nous ait choisies comme lieu pour faire son travail de formation !

L’analyse de Lahire ne s’arrête pas aux ressources matérielles dont disposent les individus, mais aussi au fait que ces inégalités prennent une dimension psychique : « L’estime de soi, la confiance en soi, le sentiment de sécurité, l’assurance, la certitude d’être parfaitement légitime (…) l’aisance ou même l’audace ou l’arrogance sont autant de traductions des sentiments de puissance engendrés par une vie précocement et durablement menée dans les conditions les plus favorables.»[5] Voici où le travail avec des jeunes enfants et leurs familles dans un contexte de forte mixité sociale devient intéressant en termes de changement de l’ordre établi. Nous remarquons bien les attitudes différentes qu’ont envers nous les enfants et les familles. De façon évidemment caricaturale et simpliste, on peut citer la déférence avec laquelle les familles précaires s’adressent à nous, tandis que les parents plus favorisés vont adopter plutôt une posture d’égal à égal, voire de « payeurs d’un service ». Que ce soit en équipe ou avec les parents et les enfants, dans nos échanges, ou nos projets, nous devons prendre garde de déconstruire les stéréotypes. Cela nous arrive, bien sûr, de demander à Marin comment se sont passées ses vacances à l’étranger, sans poser la même question à Abed, car nous savons qu’il est resté chez lui. Ainsi que le relève Frund : « Comment concevoir et réaliser son activité professionnelle lorsqu’on sait être acteurs et actrices d’un dispositif reproduisant mécaniquement exclusion, domination, exploitation ? Dès le moment où l’on prend conscience que des discriminations sont reproduites à l’intérieur des IPE (…), un enjeu professionnel déterminant est celui du changement de cet état de fait. »[6] Les espaces (formels et informels) nécessaires pour échanger, remettre en question nos pratiques et les réajuster afin de lutter, à notre échelle, pour une certaine justice sociale nous sont indispensables et heureusement disponibles dans notre institution.

Nid carcéral – Collectif CrrC

A l’intersection de ces deux mondes : favoriser la conscientisation et un espace inclusif

Lors de l’écriture de cet article, nous avons tiré un parallèle entre la notion de pédagogie anti-oppressive, que nous avons découverte dans le même article de Robert Frund[7] et notre propre pratique. L’auteur applique les principes de cette pédagogie au monde de l’accueil collectif de l’enfance et en schématise quatre éléments principaux, à savoir la conscientisation des éducatrices et des éducateurs de l’enfance, une posture d’allié·es vis-à-vis des familles, la conception de l’espace comme étant inclusif, ainsi que l’adoption d’une pédagogie antipréjugés.

En nous inspirant de cette pédagogie, il nous semble indispensable de connaître les facteurs sociaux qui ont des effets sur les comportements des personnes, nous repositionner par rapport à notre inévitable ethnocentrisme et rester conscientes de la place que nous-mêmes occupons dans l’échelle sociale. Des connaissances en sociologie semblent donc nécessaires. En cela, nous sommes soutenues par notre institution qui a fait le choix de privilégier les formations de niveau ES ou HES dans l’équipe et de nous offrir la possibilité de bénéficier de temps assez généreux de supervision et de formation continue.

Plusieurs éléments participent, selon nous, à la construction d’un espace qui soit plus inclusif. Tout d’abord, nous travaillons souvent de façon décloisonnée en mélangeant les groupes et en utilisant les espaces ouverts de l’institution, notamment les couloirs et le réfectoire. L’un des groupes de l’institution est aussi organisé de façon verticale, réunissant des enfants âgés de 24 mois à 4 ans, tout en bénéficiant du taux d’encadrement des plus jeunes. Ces éléments nous permettent de créer de plus petits groupes, de mieux tenir compte de la dynamique du moment, des intérêts et des besoins comme des liens que les enfants tissent entre eux et avec les professionnelles. Nous travaillons aussi beaucoup sur les repères et les rituels. En effet, la durée de l’accueil des enfants dont les parents suivent une mesure d’insertion est limitée dans le temps et soumise à la condition que le parent s’engage à atteindre les objectifs du projet d’insertion professionnelle[8]. De facto, les enfants arrivent et partent à tout moment de l’année, ce qui a le potentiel de fragiliser la dynamique collective. C’est ainsi que, par exemple, l’une des éducatrices joue de la guitare chaque mercredi matin pour toute l’institution ou que nous utilisons des comptines et des chansons avant de monter à l’étage pour faire la sieste ou pour descendre prendre le repas, ou encore, l’affichage de photos pour que les enfants visualisent les adultes présents et la séparation des groupes. Nous prenons aussi soin de l’aménagement des salles de vie afin que chaque enfant puisse se repérer dans l’espace et y trouver son compte grâce à un aménagement attractif qui reste semblable le plus longtemps possible.

Lors de nos animations, nous optons pour une posture de facilitatrices de l’expérience autonome de l’enfant, nous cherchons à le stimuler dans sa zone proximale de développement[9] tout en veillant à ce que chacun·e puisse s’impliquer de la manière qui lui convienne. Les mercredis matin, lors du moment musical dont nous avons déjà parlé, nous observons les différents comportements et positions des enfants. Qui s’installe tout près de la guitare pour essayer de la toucher, qui s’assied dans un coin avec un jeu et profite de la musique en arrière-fond, qui joue sans prêter attention à la guitare, jusqu’à ce qu’une chanson qui implique des gestes arrive, et qu’il ou elle se précipite pour participer. Toujours concernant la musique, nous avons des enregistrements de chansons (notre équipe est composée de beaucoup de belles voix !) originaires de plusieurs pays de provenance des enfants que nous accueillons. C’est l’observation qui nous permet de prendre conscience et de reconnaître la façon dont chacun·e s’implique. Lors d’un colloque par exemple, nous nous souvenons que l’une d’entre nous avait des étoiles dans les yeux en revenant sur un moment où les enfants du groupe des plus grands écoutaient une histoire audio. En effet, bien que, dans ce groupe, certains enfants ne comprennent pas encore très bien le français et que d’autres aient été diagnostiqués comme porteurs d’un trouble du spectre de l’autisme, elle relevait comment chacun·e en tirait profit à sa façon. Ainsi, Samir, qui ne comprend pas forcément le sens de l’histoire, semble profiter des vibrations qui sortent du haut-parleur, ou Alexis qui lui raconte qu’il écoute ces mêmes histoires à la maison avec papa, ou encore Zelina qui profite de ce moment pour s’asseoir sur les jambes de l’éducatrice afin de recevoir des câlins.

Un autre exemple concerne les pantoufles et les habits de rechange. Au départ, comme dans la majorité des lieux d’accueil, les parents amenaient des paires de pantoufles pour leurs enfants ainsi que des habits de rechange dans leurs sacs respectifs. Nous avons modifié cette pratique et décidé que l’institution y pourvoirait. L’objectif était triple : diminuer la charge mentale et organisationnelle des éducatrices lors des moments d’habillage ou lors des changes (l’institution se trouve sur deux étages et nous comptons aussi une terrasse qui relie deux parties du bâtiment, cela devenait donc très compliqué et usant physiquement de courir à gauche et à droite, en haut et en bas pour chercher les habits ou les chaussures des enfants) ; diminuer la charge économique et mentale des parents (toutes classes confondues) ; mais aussi effacer un élément visuel marqueur de classe, soit les différentes marques et qualités des pantoufles et des habits. Désormais, nous parvenons à fournir aux enfants des habits de seconde main que les familles nous rapportent une fois lavés. En ce qui concerne les pantoufles, notre choix étant tombé sur des chaussettes antiglisse, ces dernières n’ont pas échappé aux mystérieuses disparitions dont sont victimes toutes les chaussettes du monde. Si les pieds nus apprécient la belle saison, l’hiver frappant à la porte, nous sommes en pleine réflexion pour trouver une nouvelle solution.

Considérant l’adoption d’une posture d’alliées, nous nous appuyons sur deux concepts clés de notre projet pédagogique : « L’important, c’est le lien » et « Ouvrir à chacun·e le monde des possibles ». Probablement que ce ratio plus important de situations de précarité a amené notre équipe à privilégier des postures non pas de face-à-face avec les familles mais résolument de « côte à côte » visant à laisser circuler le pouvoir d’agir entre les professionnelles et les familles en expérimentant des pratiques peu habituelles et singulières plutôt que des procédures prédéterminées, alimentant ainsi prioritairement la qualité des liens.

Le parcours de Jak est emblématique de ces différents niveaux. Nous l’avons accueilli à un moment où ses parents vivaient une situation d’instabilité professionnelle, financière et de couple. L’équipe a observé un certain retard de développement chez cet enfant. Partager notre souci avec les parents, puis les orienter vers le Service éducatif itinérant a nécessité un travail relationnel soigné visant à respecter leur rythme, à tenir compte de leurs représentations et de leurs expériences différentes des nôtres concernant l’éducation et les besoins des jeunes enfants. Nous avons aussi dû prêter attention à éclaircir tout malentendu, et à maintenir une relation de confiance entre les parents et l’équipe de l’IPE. En outre, les arrivées tardives des parents et la non-communication des absences ont été régulières durant les deux premières années, ce qui n’a pas été sans engendrer quelques tensions dans l’équipe éducative. Après avoir, dans ce premier temps, fait preuve de souplesse, nous avons peu à peu insisté avec les parents sur l’importance du respect du cadre horaire, en vue de l’entrée à l’école de Jak. Et aujourd’hui, Jak arrive et part selon les horaires prévus et ses absences sont annoncées par les parents. Il s’agit de la deuxième fois où nous faisons référence à une norme scolaire dans cet article, on pourrait se demander en quoi une telle préparation est nécessaire. Il faut relever que la non-connaissance des normes « cachées » des institutions va impacter le regard qui sera porté sur eux comme sur leur enfant. Dans l’ouvrage dirigé par Lahire, est présentée la situation d’une fillette vivant dans la précarité, Libertad. Il est mis en évidence que, « de manière générale, les rapports qu’entretient la famille avec les différentes institutions sont marqués par l’incompréhension et les tensions. L’attitude des parents se caractérise par d’importants écarts à l’égard des normes de comportement institutionnelles.»[10]. Dans le cas de Libertad, ces écarts vont être interprétés par les différents intervenants comme un gage de mauvaise volonté et de non-collaboration. Il nous paraît donc nécessaire non seulement de prendre garde à ce type d’interprétation mais aussi de permettre progressivement aux parents de prendre connaissance de ces normes.

Revenant à Jak, nous pouvons faire des liens entre l’évolution de la posture de ses parents et celle de leur situation familiale, professionnelle et financière. Avec le recul, nous mesurons encore plus l’importance de parler de nos observations et de nos inquiétudes, mais nous ne pouvons provoquer un changement chez des parents dont les inquiétudes et les priorités sont toutes autres que les nôtres.

De quelques limites

Pour conclure cet article, nous aimerions aborder brièvement quelques limites de notre mission professionnelle. La première nous concerne en tant que professionnelles. Certes, nous sommes très impliquées dans notre travail et comptons avec une hiérarchie soutenante, mais il nous arrive de nous tromper et de devoir nous réajuster, comme lors de la fête institutionnelle citée en début d’article.

Ensuite, les parents suivant des mesures d’insertion ont accès à une place d’accueil car ils et elles suivent une mesure d’insertion. C’est donc la mesure d’insertion qui prime parfois sur le besoin de l’enfant, comme l’illustrent bien certaines situations rencontrées lors des adaptations. Dans le cas d’Evan, par exemple, tout était en place pour un accueil de qualité : Evan, pour qui l’IPE est la première expérience de socialisation hors du cercle familial, a pu commencer son adaptation avant le déploiement complet de la mesure. Nous avons pu prendre le temps d’intégrer Evan très progressivement avec l’aide de sa mère qui s’est rendue disponible et a été beaucoup présente dans nos locaux, à nos côtés. A l’inverse, pour Eliana et Denisa, seule une visite de l’institution a été possible avant leur intégration dans le groupe, car la maman devait immédiatement débuter des cours de langue.

Dans certains cas, l’échec de la mesure d’insertion peut signifier le risque de non-renouvellement du permis de séjour pouvant à terme aboutir sur un renvoi de la famille dans son pays d’origine. Les situations de détresse vécues par ces familles laissent des traces sur les enfants : nous avons pu observer des somatisations, des fragilisations de la santé soudaines et des arrêts de développement. Dans ces cas, nous sommes impuissantes et observons comment nos actions à l’intérieur des murs de l’institution sont de peu d’effet tant que la situation des parents ne se stabilise pas.

L’IPE de Marterey est au service des missions d’insertion socioprofessionnelle cantonales et compose avec les singularités, les temporalités et les contraintes des familles bénéficiaires du RI, ainsi qu’avec celles de toutes les familles expérimentant au même moment ce fragile équilibre de la conciliation vie professionnelle-vie privée, à l’instar de tous lieux d’accueil de jour de la Ville de Lausanne et du Canton de Vaud. En tant que professionnelles, nous sommes de l’avis que l’accent mis aujourd’hui principalement sur la conciliation vie familiale-vie professionnelle ne tient pas assez compte des besoins des enfants eux-mêmes et se marie mal avec l’idée du tremplin qui nous tient tant à cœur. L’impératif économique et productiviste qui sous-tend cette logique ne peut pas, par définition, permettre de prendre le temps nécessaire pour considérer la singularité des expériences familiales et enfantines.

Antonia Undurraga

[1]-Lahire, Bernard et al. (2019), Enfances de classe : de l’inégalité parmi les enfants. Seuil, Paris, p. 11.

[2]-Notre équipe est composée entièrement de femmes, raison pour laquelle le féminin sera utilisé tout le long de l’article en ce qui concerne les professionnelles de l’IPE de Marterey.

[3]-Lahire, Bernard et al. (2019), op. cit.

[4]-Lahire, Bernard et al. (2019), op. cit., p. 1170.

[5]-Lahire, Bernard et al. (2019), op. cit., p. 1172.

[6]-Frund, Robert (2022), « Compétition et micro-oppressions systémiques dans les institutions de la petite enfance : vers une pratique pédagogique socialement éthique », in Plus vite, plus tôt, plus fort, L’égalité des chances passe-t-elle par un encouragement précoce ? PEP & Revue [petite]enfance, p. 79.

[7]-Frund, Robert (2022), op. cit., p. 81.

[8]-La moyenne de la durée de l’accueil pour les enfants dont les parents suivent des mesures d’insertion est de quinze mois. Comme nous l’avons déjà expliqué, lorsque les mesures débouchent sur un emploi ou une formation, les enfants quittent notre institution pour en intégrer une autre, en général celle du quartier où elle ou il habite.

[9]-Nous utilisons ce concept dans le sens donné par Vygotski. Voir par exemple : Vygotski, Lev (2013), Pensée et Langage. La Dispute, Paris.

[10]-Lahire, Bernard et al. (2019), op. cit., pp. 107-111.

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