Vogue la galère et Vague à l’âme

Cet article est parsemé de strophes de chansons, Up in the sky du groupe 77 Bombay Street[1] et J’veux du soleil du groupe Au p’tit bonheur[2].

Ces chansons joyeuses et entraînantes me font danser et chanter. C’est une manière de m’échapper un moment, de tenir, de garder espoir, de célébrer le fait d’être en vie, d’oser être heureuse au milieu de ce monde un peu fou et face à des détresses que nous sommes impuissants à soulager.

« Up in the sky, there is a village
And the people there are blue, I believe it’s true
 »[3]

« Là-haut dans le ciel, il y a un village et les gens là-bas sont bleus, je crois que c’est vrai »

Je suis dans mon bureau un matin. Autour de la table, une éducatrice compétente, une psychologue du SEI avec qui j’aime collaborer et deux parents pleins d’attentes mais souriants.

J’aborde sereinement cet entretien, même si le sujet est sensible. Les parents d’Amina sont là pour parler de son trouble du développement. Le diagnostic est tombé il y a quelques semaines. Ce n’est pas vraiment une surprise, les parents étaient conscients qu’Amina avait quelque chose de « différent ». C’est eux qui ont fait les démarches auprès de la pédiatre pour faire un bilan et des tests.

C’est relativement confortable pour nous, car, une fois n’est pas coutume, nous n’avons pas à « annoncer » à des parents que leur enfant est « différent ». Nous trois professionnelles, avons déjà partagé ce bureau et cette lourde et douloureuse responsabilité de mettre les parents devant une réalité qu’ils n’ont pas vue ou qu’ils refusent de voir.

Nous sommes conscientes que, pour les parents d’Amina, cela reste un choc. Son trouble se traduit entre autres par un retard global, une grande anxiété aux changements et des débordements émotionnels. Très souvent Amina est submergée par le monde qui l’entoure. Dans ces moments-là, elle se bouche les oreilles, hurle et frappe sur tout ce qui entre dans son espace vital. Le quotidien est compliqué, d’autant qu’Amina ne fait toujours pas ses nuits et que les parents sont épuisés.

L’objectif de cet entretien est de faire le point avec eux et de voir, si, comme nous l’imaginons, il faut prévoir une intervention à domicile plutôt qu’en institution.

La crèche est un lieu qu’Amina commence à bien connaître, c’est sa deuxième année. La rentrée a été difficile, mais le travail de l’équipe pour construire des rituels a fonctionné. Amina passe de bonnes journées chez nous, même si cela demande une attention constante des professionnelles à chaque transition et pour chaque activité. L’équipe a sollicité l’engagement d’une personne de soutien, mais les besoins sont moins élevés que ce qui avait été projeté et un soutien deux matins par semaine est suffisant, cela permet d’entourer Amina en lui proposant des moments en individuel ou en très petit groupe.

L’une des questions que nous devons aborder touche les projets de la famille en matière de résidence. Je sais qu’ils sont en situation irrégulière, mais je ne connais pas le contexte en détail.

L’entretien se fait en anglais, ce n’est pas leur langue maternelle, mais nous n’avons pas réussi à trouver d’interprète. Nous avons proposé aux parents de venir avec quelqu’un de confiance qui puisse traduire, mais ils n’ont parlé de ce qui arrive à Amina à personne. Ils sont donc venus seuls.

Des trois professionnelles présentes dans la pièce, je suis celle qui maîtrise le moins l’anglais. Je le comprends bien, mais je patauge un peu quand je m’exprime. La maman semble s’exprimer avec aisance, les propos du papa sont plus hachés et, une fois ou deux, il parle à la maman et c’est elle qui traduit.

Lentement, phrase après phrase, ils nous dépeignent leur quotidien. Je les écoute et, je ne m’y attendais pas, mais… j’en prends plein la gueule.

« Up in the sky, people are happy, They love to sing and there is no need for a king Up in the sky, nothing is insane, Like a rocket driven plane, you can fly above the rain Up in the sky, you just feel fine, There is no running out of time and you never cross a line.»[4]

« Là-haut dans le ciel, les gens sont heureux, ils aiment chanter et il n’y a pas besoin d’un roi. Là-haut dans le ciel, rien n’est insensé, comme un avion propulsé par une fusée, tu peux voler au-dessus de la pluie. Là-haut dans le ciel, tu te sens bien, il n’y a pas de manque de temps et tu ne franchis jamais la ligne. »

Comme pour les tous les parents dans cette situation, nous essayons de les rassurer, sur le fait qu’ils ont fait tout ce qu’il faut pour leur fille. Ils se sentent coupables, de son état, de n’avoir pas « vu avant » son problème, du temps qu’ils nous prennent, etc. Jusqu’ici, rien que de très habituel dans ce genre de situation.

Les parents racontent leur quotidien. Les crises d’Amina au milieu de la nuit, la peur que les voisins appellent la police. Les déplacements qui sont compliqués. Ils ne savent jamais ce qui va faire réagir Amina, mais une chose est sûre, plus il y a de bruit et d’agitation, plus il y a de risque de faire une crise. Ils n’osent même plus l’emmener au parc. Même s’il n’y a pas d’autres enfants, Amina peut se mettre à hurler et le bruit dérange, et ceux qui sont dérangés peuvent appeler la police.

Nous les questionnons sur la façon dont ils envisagent l’avenir.

Bien sûr, ils ont pensé rentrer dans leur pays. Mais là-bas, il faudra retrouver du travail et ils ne sont pas du bon bord politique, on ne va pas leur faciliter la tâche. Amina, bien que souffrant d’un trouble, n’est pas considérée comme un cas grave et n’aura droit à aucune aide. Trouver et payer des thérapeutes ici n’est pas chose facile, mais là-bas, ça sera bien pire, parfois impossible. C’est pour elle qu’ils restent. Pour lui donner le plus de chances possibles

« I never want to die, I wanna live in the sky, Up in the sky, you can fly
You will make it if you try, In the sky, you are far away
»[5]

« Je ne veux jamais mourir. Je veux vivre dans le ciel. Là-haut dans le ciel, tu peux voler, tu y arriveras si tu essaies, dans le ciel, tu es loin. »

La peur est constante. Le papa a été contrôlé une fois par la police. Ils l’ont retenu quatre heures sans lui permettre de téléphoner à sa famille. Sa femme, sans nouvelles de lui à 20h a eu tellement peur qu’il lui soit arrivé quelque chose, qu’elle a fait un malaise et a dû être hospitalisée.

Elle raconte qu’ils font attention à tout, jusqu’à la manière de bien trier les déchets, tout pour ne pas être vus, remarqués, signalés. La nuit la maman rêve qu’elle se fait arrêter.

Ils se taisent un instant, avant d’échanger un regard avec nous et la maman s’excuse pour tout ce « misérabilisme ».

« Up in the sky, you can sing and you can do everything, Up in the sky, there’s no religion, There are no cars and no phones, And you cannot be controlled
Up in the sky, you just feel fine
. »

« Là-haut dans le ciel, tu peux chanter et tu peux tout faire, Là-haut dans le ciel, il n’y a pas de religion, Il n’y a ni voitures ni téléphones, Et tu ne peux pas être contrôlé.

Là-haut dans le ciel, tu te sens juste bien. »

Pourtant ce qu’ils décrivent est ce que vivent des milliers de clandestins dans tous les pays du monde. Tout faire pour être invisible, disparaître en espérant que, dans quelques années, il sera possible de vivre au grand jour. Une vie dans un monde parallèle au nôtre, du travail au noir, des sous-locations frauduleuses, des frontières indicibles, honteuses, où aide et abus se confondent. Un monde fait d’inexistences et d’incertitudes.

Je me souviens de cette ancienne collègue espagnole qui racontait comment, enfant dans les années 1980, en situation irrégulière, elle a passé les premiers mois, cachée dans l’appartement sans pouvoir sortir la journée, car des enfants dans la rue à l’heure de l’école auraient été le meilleur moyen de se faire attraper. Un trauma parmi d’autres.

C’était le temps des « enfants du placard »[6], un temps pas si lointain où les enfants de travailleurs saisonniers pouvaient être expulsés ou placés. Depuis la fin des années 1990, le droit à l’éducation et l’accès aux soins priment sur le droit d’asile pour les enfants en Suisse. Ecoles et institutions de la petite enfance peuvent accueillir tous les enfants quel que soit leur statut légal. C’est ce qui permet aux parents d’Amina de se confier à nous sans craindre d’être dénoncés. Nous devons être extrêmement vigilants pour que ce droit ne soit pas un jour remis en question. En particulier dans la petite enfance où l’accès à la collectivité n’est pas garanti par la loi.

Peut-être parce que je sens la fragilité de ces territoires de confiance, cet entretien m’atteint dans mon humanité et va me poursuivre longtemps. Peut-être aussi parce qu’il n’y avait aucun misérabilisme dans ce qu’ils ont partagé avec nous, juste le récit d’une tranche de vie difficile et complexe, pour laquelle nous devons accepter de pouvoir agir un peu sur la forme, mais pas sur le fond.

J’ai toujours cette question à jamais sans réponse : pourquoi eux et pas moi ?

«I never want to die, I wanna live in the sky, Up in the sky »[7]

«Je veux ne jamais mourir, je veux vivre dans le ciel, là-haut dans le ciel »

Un après-midi en formation, j’écoute l’intervenante qui parle de son enfance. Elle a grandi à Beyrouth pendant la guerre. Elle raconte ses jeux au milieu des rues avec plein d’autres enfants et de la lumière qui a baigné cette enfance malgré le contexte. Elle parle ensuite de son arrivée en Europe pour continuer ses études supérieures. Elle est très surprise, car les jeunes qu’elle rencontre alors, ont grandi dans un contexte beaucoup plus favorable et pourtant, beaucoup ont connu des enfances sombres, dont ils ne gardent que peu de bons souvenirs.

« Je suis resté qu’un enfant, Qu’aurait grandi trop vite, Dans un monde en super plastique, Moi j’veux retrouver… Maman !

Qu’elle me raconte des histoires, de Jane et de Tarzan, de princesses et de cerfs-volants

J’veux du soleil dans ma mémoire. »[8]

Ce récit me ramène étrangement au conte du vilain petit canard. Une histoire qui me faisait pleurer quand j’étais enfant, chaque fois que je l’entendais, mais dont je redemandais pourtant sans cesse la lecture. Il a fallu que je devienne adulte pour conclure que, pour moi, il manque dans ce conte ce que j’ai appelé le « tiers aidant ». Celui qui, sans être le parent ou proche, sans partager la réalité de l’autre, est simplement présent à un moment du récit et de par son action, rend supportable l’insupportable, éclaire d’un peu de lumière les espaces sombres d’une existence.

La force de ce tiers aidant tient dans sa posture. C’est quelqu’un qui prend la personne là où elle en est, sans jugement, presque sans question, sans nier les difficultés présentes, mais sans préjuger de l’avenir, sans se positionner en sauveur et sans misérabilisme.

« J’veux traverser les océans, devenir Monte-Cristo, Au clair de lune, m’échapper d’la citadelle, J’veux devenir roi des marécages, sortir de ma cage, Un Père Noël pour Cendrillon sans escarpin. »

Je me dis que c’est à cela que nous devons tendre. Garder la conviction que ce que nous faisons est important, sans chercher à nous donner de l’importance.

Savoir aussi laisser briller l’autre et apprendre de la façon dont son récit éclaire notre propre existence d’une nouvelle lumière.

Je repense à tous les enfants qui ont habité mes écrits (et ma vie d’éducatrice). Les récits de nos aventures montrent comment ces enfants, leurs familles, leurs réalités, ont éclairé mon chemin et mes réflexions.

Je pense à Victor qui m’a posé un jour cette question qui n’avait pas de réponse : « Si tu n’es pas ma copine, que tu es mon éducatrice, alors je suis qui moi ? » Faisant de moi cette personne sans importance à qui aucun nom ne le liait.

A Mélanie qui poussait le bouchon beaucoup trop loin et m’a fait réaliser que nous avions bien de la peine à traiter et à parler de nos propres émotions. Nous qui pourtant prétendons leur apprendre à gérer les leurs.

Et Pierre bien sûr, que je poursuivais dans mes rêves, à moins que ça soit le contraire. Avec qui j’ai appris que le jugement est facile depuis notre fenêtre et que la réalité de la vie des autres nous échappera toujours un peu.

«Jveux du soleil, tu sais
Allez, joue, joue.
 »[9]

Des enfances galériennes que nous croisons, nous devons d’abord accepter la réalité et savoir garder notre place. Ce qui ne doit pas nous empêcher de voir grand, de penser la pédagogie, d’être critique de notre société, de militer pour l’enfant, pour ses droits, pour son bien-être.

Dans un échange avec une éducatrice, nous sommes arrivées à la conclusion que nous pouvions être les personnes qui réagissent intelligemment à la situation.

Nous pouvons être un peu de la lumière qui a éclairé une enfance, en offrant un accueil de qualité, réfléchi, intelligent, ouvert, riche de propositions et de possibles. Continuer de ne pas présager de l’avenir d’un enfant, lui reconnaître son potentiel et sa qualité d’être humain.

«Jveux faire danser Maman au son clair des grillons

J’veux retrouver mon sourire d’enfant perdu dans l’tourbillon
Dans l’tourbillon d’la vie qui fait que l’on oublie

Que l’on est resté des mômes bien au fond de nos abris

J’veux du soleil

En v’là, en v’là, en v’là

Hey, yeah, yeah. »[10]

Cécile Borel

 

[1]-77 Bombay Street, Up in the sky, Gadget Records 2011.

[2]-Jamel Laroussi, J’veux du soleil, Au p’tit bonheur, Polydor 1991.

[3]-77 Bombay Street, op. cit. (note 1).

[4]-Op. cit., (note1).

[5]-Op. cit. (note 1).

[6]-Nadia Sartoretti, Une porte ouverte sur l’histoire des « enfants du placard », Le Journal de l’UNIGE, septembre 2020: https ://www.unige.ch/lejournal/analyse/archives/histoireenfantssaisonniers.

Enfants sans papiers à l’école, Recommandations à l’intention du corps enseignant et des autorités scolaires, Syndicat suisse des services publics & Association pour les droits des enfants sans statut légal, SSP Zurich 2011 : https ://ssp-vpod.ch/downloads/brochures/enfants-sans-papiers-a-lecole.pdf

[7]-Op. cit. (note 1).

[8]-Jamel Laroussi, op. cit. (note 2).

[9]-Op. cit. (note 2).

[10]-Op. cit. (note 2).

Dévoration révolue – Collectif CrrC
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