Dalia, Marco et Eliott

La situation que je vais présenter illustre à mes yeux comment une structure d’accueil peut être un soutien pour des enfants vivant des situations de précarité influençant leur développement affectif et émotionnel. Mais aussi malheureusement, comment cette valeur d’égalité des chances passe rapidement à l’arrière-plan quand elle entre en contradiction avec les règlements qui régissent l’accès à une place d’accueil.

Dalia[1], Marco et Eliott sont trois enfants d’une même fratrie accueilli·es au sein d’une institution de la petite enfance dans laquelle j’ai travaillé. Ils et elle sont accompagné·es dans leur quotidien par les équipes éducatives des différents groupes plusieurs jours par semaine pendant plusieurs années.

A la suite de leur arrivée au sein de la crèche, mes collègues et moi nous sommes rapidement questionné·es sur ces enfants qui montraient des signes préoccupants quant à leur bon développement social, affectif et émotionnel.

En effet, ils et elle testaient beaucoup les limites, s’opposaient aux adultes et pouvaient rester muet·tes pendant des heures malgré nos sollicitations. Les plus âgé·es n’arrivaient que peu à verbaliser leurs besoins et leurs sentiments. Nous avons observé que tous les trois étaient en difficulté pour créer des liens avec les autres enfants. Ils et elle pleuraient beaucoup lors des séparations avec leurs parents, comme d’ailleurs à d’autres moments de la journée, des pleurs qui nous semblaient leur permettre d’évacuer de fortes tensions, mais qui pouvaient durer jusqu’à trente minutes.

Nous avons cherché à comprendre ces réactions, puis à mettre en place des activités et diverses stratégies éducatives afin de créer un lien de confiance avec ces enfants et ainsi leur permettre de grandir et de se développer dans les meilleures conditions possibles. Par exemple, nous avons offert des moments privilégiés entre l’enfant et un·e adulte au travers d’une activité médiatrice telle qu’un jeu de société, ou encore nous avons proposé des jeux de collaboration ou des discussions entre enfants durant lesquels nous les avons soutenus pour leur permettre de prendre leur place. Nous avons travaillé à offrir une réelle cohérence entre tous les membres de l’équipe dans nos réponses aux paroles et aux comportements de ces enfants. Ainsi, une évolution et une amélioration ont pu être constatées au fil des mois.

La collaboration avec les parents étant un élément clé, nous avons pris le temps d’échanger avec elle et lui, sans pour autant pouvoir bien comprendre ou nous représenter leur réalité quotidienne. Ces parents arrivaient en retard à la fermeture de l’institution plusieurs fois par semaine sans prévenir les équipes, ce qui a perduré malgré les multiples rappels de la direction. De plus, financièrement il et elle ont accumulé du retard dans le paiement des factures de la crèche. D’après le règlement auquel l’institution doit se conformer, ces deux aspects représentent des conditions importantes afin de garantir les places des enfants au sein de la structure.

Les équipes éducatives et moi-même avons reçu, de façon éparse quelques informations concernant cette famille, transmises soit par les parents eux-mêmes soit par la direction, comme le fait qu’elle était accompagnée par une assistante sociale, qu’il y avait des problèmes de violences conjugales au sein du couple, que professionnellement parlant les parents alternaient entre périodes d’emploi, de formation et de chômage, qu’il y a eu des périodes durant lesquelles les parents vivaient séparément puis ensemble, et qu’un signalement avait été fait auprès des autorités de protection de l’enfant par « on ne sait pas qui ». Ainsi, sans connaître davantage la situation familiale de ces enfants, nous les avons accompagné·es au mieux jusqu’au jour où nous avons reçu l’information de la part de la direction que ces trois enfants ne seraient plus accueilli·es, car le contrat avec les parents avait été rompu et que, désormais, ce serait l’autorité de protection de l’enfant qui prendrait le relais et suivrait cette famille. Nous n’avons plus jamais revu ni entendu parler de cette famille, ni pu leur dire au revoir.

Cette situation a généré de nombreuses questions. En effet, nous avons vu les enfants progresser depuis leur arrivée à la crèche, qui semblait représenter pour elle et eux un lieu sécurisant, une base offrant des conditions leur permettant d’apprendre et d’explorer le monde. Pourquoi interrompre cet accueil ? Ou si une autre prise en charge était nécessaire, pourquoi ne pas construire une collaboration, une transition entre professionnel·les et personnes concernées ? À aucun moment nous n’avons été sollicité·es pour donner notre avis, pour transmettre nos observations, pour partager les stratégies éducatives que nous avions mises en place et qui soutenaient les enfants. Cela a engendré chez certaines de mes collègues, dont ­moi-même, un sentiment d’impuissance face aux décisions externes à l’institution, d’abandon envers les enfants et plus généralement, d’injustice. Quant aux parents, certainement que la crèche représentait pour eux une béquille soutenant leur parentalité pendant qu’il et elle devaient gérer d’autres problématiques.

Finalement, cette situation me donne l’impression que les problèmes financiers et professionnels des parents ont pris l’avantage sur les conditions d’accueil des enfants en institution. A préciser toutefois que le peu d’informations que nous avons reçu ne nous donne aucune certitude quant aux réelles raisons qui ont mené à la rupture du contrat entre la crèche et cette famille.

Néanmoins, j’ai le sentiment d’une contradiction entre la valeur de l’égalité des chances affichée dans notre institution et le fait qu’une chance de « partir d’un meilleur pied dans la vie » a été retirée à ces enfants.

 

[1]-Tous les prénoms évoqués sont fictifs.

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