Alexis et Hati

Parfois, on se prend ses propres préjugés dans la figure… Pas facile de ne pas juger les parents sur leur apparence, sur leur comportement, sur leur manière de voir l’éducation de leur enfant, surtout lorsque celle-ci est éloignée des normes véhiculées dans le monde de l’accueil de la petite enfance. Je me souviens par exemple de cette famille : de jeunes parents, qui ne vivaient pas ensemble mais partageaient néanmoins la responsabilité de leur enfant. Un père avec un look et un accent des cités. Une maman plus conventionnelle, mais très jeune. Un petit gars, Alexis, qui arrive à la crèche et se met assez rapidement à arracher les objets aux autres enfants, bousculer pour atteindre plus vite un jouet ou une place convoitée, se confronter physiquement avec d’autres enfants, etc. Un soir, le papa vient le chercher et une collègue lui fait part du comportement de son fils. Le père lâche : « C’est bien, moi je lui ai dit : “Si on te cogne, tu cognes !” » L’éducatrice est prise au dépourvu et ne parvient pas à répondre, d’autant que ce papa lui fait un peu peur. Evidemment, avec mes collègues, nous sommes en désaccord avec les injonctions que reçoit cet enfant, qui ne correspondent pas à nos valeurs éducatives. Mais aussi, nous nous imaginons des parents frustes, peu à l’écoute de leur enfant, peut-être de la violence à la maison, de la négligence… Nous décidons de les rencontrer en entretien. Le papa arrive, capuche sur la tête, il s’assied et croise les bras dans une attitude de méfiance. C’est surtout la maman qui parle. Néanmoins, l’atmosphère se détend quand nous racontons le plaisir d’Alexis lors de certaines activités et ses progrès depuis son arrivée dans la structure. Le papa sourit, raconte aussi quelques anecdotes issues des moments partagés avec son fils, avec beaucoup d’émotion. Lorsque nous en venons à ses paroles lors du fameux retour. Le papa répond du tac au tac : « Ecoutez, je vais être franc, je lui dis ça, c’est vrai ! Et je vais continuer, parce que, moi, quand j’étais petit, j’étais un gentil gars, et là où je vivais, je me suis fait taper par tout le monde, c’était dur. J’ai dû apprendre à montrer mes muscles pour me faire respecter. Je ne veux pas que mon enfant vive ça. » Ce père, dont nous avions une image si négative, se dévoilait devant nous dans toute sa fragilité et son souci de père pour son enfant.

Je pense encore à un autre papa. La famille est migrante. Lui ne travaille pas, il a des problèmes de santé, un physique peu avenant. Il parle peu le français. C’est lui qui amène la plupart du temps son fils, Hati, à la crèche. Lorsque ce papa arrive dans le groupe dans nos locaux, il a le visage fermé, il entre, accompagne son enfant dans le vestiaire, l’aide à mettre ses pantoufles, puis pousse celui-ci vers un·e éduc. Il lâche en général un « Voilà ! » et s’en va. Le soir, il n’écoute pas vraiment les retours, débite à peine quelques mots rapides à son enfant et s’en va avec lui. Avouons-le : nous n’avons pas un regard très positif sur lui. Nous traduisons son attitude en l’imaginant peu intéressé par son enfant, mais contraint par la situation de l’emmener dans la structure d’accueil. Sans doute que le biais culturel joue aussi un rôle : cette famille provient d’un pays considéré comme très patriarcal et nous vivons son comportement comme une démonstration de ce fait. Là aussi, nous finirons par découvrir une tout autre personne lors d’un entretien où le papa se mettra à raconter moult anecdotes, dans sa langue, traduites par son épouse, démontrant son affection pour son enfant, son implication dans l’éducation de son fils. Nous avons eu un échange passionnant avec ces parents, notamment autour d’éléments culturels qui nous ont donné une nouvelle compréhension de certains comportements de cet enfant. Par exemple, nous nous inquiétions du fait que, lors des repas, il engloutissait en quelques coups de cuillère le contenu de son assiette. Ceci d’autant plus qu’il était un peu en surpoids. Pour être totalement honnête, j’ajouterai que nous avions quelques jugements sur les parents à ce propos… Lorsque nous décrivons ces repas à la maman, celle-ci se met à rire et nous dit : « Alors là, c’est une chose, c’est culturel, c’est ma fille aînée qui m’a fait découvrir cela, elle me dit : “Mais maman, pourquoi chez nous, on ne mange pas comme chez les autres ?” Moi je n’ai pas compris, mais elle, elle m’a expliqué. C’est vrai que, chez nous, le repas, on s’assied et on mange très vite, on ne parle pas et, après, on s’en va. Ma fille, elle a mangé chez des copines et elle m’a appris qu’ici, ce n’est pas pareil, que les gens, ils mangent plus lentement, ils restent à table, ils parlent… »

Ces épisodes m’ont appris, j’espère, à me méfier un peu de mes premières impressions et à accepter que j’ai bel et bien des préjugés, mais aussi qu’ils sont souvent tournés vers des familles plutôt précaires ou dont la culture est éloignée de la mienne…

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