Lorsque la précarité rencontre l’accueil de la petite enfance

« La vie est belle, le destin s’en écarte
Personne ne joue avec les mêmes cartes
Le berceau lève le voile, multiples sont les routes qu’il dévoile
Tant pis, on n’est pas nés sous la même étoile »

IAM, né sous la même étoile[1]

Quelle est la première image qui nous vient à l’esprit lorsqu’on cherche à se représenter un jeune enfant ? Comme l’écrivait Borel[2] dans cette revue, il y a fort à parier qu’il ressemble plutôt à un bébé « pub », « un enfant à la peau et aux cheveux clairs, bien portant (potelé à souhait) ». Gageons aussi que, si l’on cherche à élargir le champ pour regarder où il vit, et dans quel type de famille, c’est plutôt une image typique de famille de la classe moyenne qui se dessine. Il nous est difficile de concilier les mots « enfants » et « pauvreté » ou « précarité », ou alors cela convoque d’autres images : enfants africains maigres au ventre gonflé par la malnutrition, enfants jouant dans une décharge dans une grande ville d’Amérique du Sud ou de l’Inde par exemple, mais surtout loin, très loin d’ici. Les inégalités sociales chez les enfants sont donc comme invisibles. Court[3] les qualifie même d’impensables.

Comment l’expliquer alors que les chiffres dévoilent une autre réalité ? En Suisse, 103 000 enfants vivent dans la pauvreté, et deux fois plus vivent juste en dessus de ce seuil. Ce chiffre a augmenté régulièrement depuis 2014, même dans les périodes de conjoncture économique favorable, ainsi que le signale Caritas[4].

Premièrement, parce qu’elles « apparaissent généralement comme particulièrement inacceptables. S’il est possible, en effet, dans un modèle idéologique néolibéral, de justifier les inégalités qui existent entre les adultes par le fait qu’elles traduiraient des inégalités de “talent” ou de “mérite”, il est en revanche impossible de faire le même raisonnement à propos des inégalités entre les enfants, ceux-ci pouvant difficilement être tenus pour responsables des conditions de vie plus ou moins favorables dans lesquelles ils grandissent. »[5]

Mais cette cécité est aussi liée à la prédominance de la psychologie dans la recherche sur l’enfance. En effet, les psychologues, « en considérant l’enfant comme un être en développement et en s’intéressant avant tout aux différentes étapes de ce développement, offrent souvent une représentation homogénéisante de cette classe d’âge »[6]. L’enfance est donc souvent pensée au singulier, comme s’il y avait un état d’enfance, plus ou moins pareil pour tous. Un temps dominé par les apprentissages et le développement des compétences motrices, sociales ou cognitives et défait des enjeux sociaux.

Pourtant, comme l’a magistralement démontré Lahire[7], tous les enfants ne vivent pas la même enfance, en fonction de leur genre, de leur origine culturelle, ou encore de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. En effet, les enfants n’existent pas hors de la société qui les accueille. Loin d’une vision idyllique de l’enfance comme un espace dégagé de ces préoccupations, force est de constater que les enfants sont touchés dès la naissance par les inégalités sociales et par les rapports de domination.

Ces dernières années, les milieux politiques commencent à s’occuper de cette question qui dérange et à proposer des mesures. C’est ainsi que l’on entend de plus en plus souvent parler d’« encouragement précoce »[8], qui vise à mettre en place des moyens pour favoriser le développement des enfants, en particulier lorsqu’ils sont issus de la migration ou vivent en situation de précarité. L’objectif est également de les « préparer » à leur entrée à l’école. Dans son rapport Stratégie globale de la Suisse en matière de lutte contre la pauvreté du 31 mars 2010, le Conseil fédéral indique : « La prévention de la pauvreté des enfants passe par la création, au départ, des meilleures chances possibles pour tous. Ceux dont les conditions de départ sont mauvaises ont besoin de mesures de soutien spécifiques, débutant dès la petite enfance, qui leur permettent de développer pleinement leurs aptitudes. Il est aussi important de favoriser les compétences éducatives des parents. […] Les structures d’accueil extrafamilial et parascolaire peuvent être utiles en l’occurrence, dans la mesure où elles peuvent proposer le soutien requis. »[9] Les lieux d’accueil de la petite enfance auraient donc un rôle à jouer pour diminuer l’impact de la précarité sur les enfants. Ces belles paroles sont pourtant peu suivies d’effets. Si les crèches ont été créées à l’origine pour les enfants pauvres, aujourd’hui elles profitent surtout aux enfants des classes moyennes. « En France, l’argent qui est investi dans les milieux d’accueil et d’éducation du jeune enfant profite environ trois fois plus aux familles aisées qu’aux familles en précarité. »[10]

Quels sont les facteurs qui expliquent ce renversement ? Premièrement, une pénurie de places qui se cumule avec le choix politique de privilégier l’accès des lieux d’accueil aux enfants dont les parents travaillent. De plus, en Suisse, la part payée par les parents est importante, bien plus importante que dans les pays voisins, avec pour conséquence que les familles avec peu de moyens vont souvent devoir renoncer à la dépense. Ajoutons, pour terminer, que parmi les familles les plus précaires, certains parents sont peu familiers de ce type d’accueil dont eux-mêmes n’ont pas profité. Les démarches à accomplir pour obtenir une place peuvent aussi être un facteur de renoncement, de même que la crainte du jugement des professionnel·les sur leur situation.

Par ailleurs, tous ces projets adressés aux jeunes enfants peuvent nous faire oublier qu’« il n’y a pas d’enfants pauvres, il n’y a que des enfants de familles pauvres »[11]. Accueillir ces jeunes enfants est comme coller un emplâtre sur une jambe de bois si, à côté de ce temps d’accueil, les enfants retrouvent ensuite des conditions de vie inadaptées, auprès de parents submergés par l’inquiétude du lendemain. On peut aussi être questionné par des projets qui visent surtout à produire de futurs adultes capables de s’insérer dans le marché du travail. Qu’en est-il du présent de ces enfants ? Qui se préoccupe qu’ils puissent bénéficier durant le temps de leur enfance d’une vie digne, défaite des préoccupations matérielles, empreinte d’une certaine insouciance et orientée vers la découverte joyeuse du monde ici et maintenant ?

 

Un avenir social – Collectif CrrC
Au loin – Collectif CrrC

Qu’en est-il dans nos lieux d’accueil ?

Mais revenons à ce qui se passe dans les structures d’accueil, lorsque malgré tout, un certain nombre de familles vivant des situations de pauvreté et de précarité parviennent à y trouver une place (et à la garder). Un aspect à souligner est que ces lieux permettent à des enfants issus de familles diverses de se côtoyer et de vivre ensemble. Néanmoins, les professionnel·les de la petite enfance ne font pas exception et partagent largement cette illusion que tous les enfants sont pareils, et que, d’ailleurs, ils et elles traitent tous les enfants (et leurs parents) de la même façon. Pourtant, la précarité fait parfois sauvagement irruption dans la crèche. Nous avons voulu justement donner une voix à ces professionnel·les : éducateurs ou éducatrices de la petite enfance, directeurs ou directrices de structures d’accueil, et autres personnes collaborant autour de l’accueil de l’enfance[12]. Ceci afin de brosser un tableau de la manière dont la ­précarité se donne à voir, mais aussi de pointer les questions qui agitent les professionnel·les confronté·es à celle-ci. Nous espérions repérer les obstacles rencontrés et certainement faire émerger quelques coups de gueule. Nous souhaitions également mettre en évidence les actions mises en place pour minimiser l’impact sur les enfants et les projets visant à soutenir ces familles. Contrairement aux articles précédents de cette rubrique, nous ne vous proposons pas une mise en perspective d’éléments théoriques en lien avec les propos des professionnel·les. Nous avons choisi de disséminer anonymement les textes que ceux-ci ont rédigés à travers le numéro, comme une plongée dans des situations concrètes rencontrées sur le terrain. Ils seront suivis d’une courte conclusion qui reprendra quelques éléments transversaux.

Pauvreté – précarité

Ces deux termes sont-ils synonymes ? Et sinon, qu’est-ce qui les distingue ? La pauvreté a longtemps fait référence à la somme des moyens financiers disponibles et aux biens que l’on possède. Aujourd’hui, de nombreux auteurs trouvent cette définition trop restrictive et proposent, à la suite d’Amartya Sen[13] que « la pauvreté ne doit pas se définir par ce qu’une personne possède, mais par ce qu’elle peut être, peut faire et peut devenir »[14]. La pauvreté concerne donc non seulement les ressources matérielles, mais aussi les ressources sociales et culturelles. La précarité, quant à elle, est considérée comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités »[15], comme la sécurité du logement, celle de l’alimentation ou celle du travail, par exemple. En l’absence de cette sécurité, l’avenir devient particulièrement imprévisible. La précarité, ce n’est pas seulement être obligé·e de restreindre ses dépenses, de renoncer à certains possibles, comme les loisirs par exemple, mais c’est faire face à une incertitude de chaque instant. La précarité implique par conséquent de l’angoisse. Le jeune enfant en est particulièrement affecté, car la précarité va venir se répercuter sur sa sécurité affective et son estime de soi en pleine construction.

 

[1]-Tiré de : IAM (1997), L’école du micro d’argent, Delabel & Côté obscur.

[2]-Borel, Cécile (2017), « Images d’enfance et d’enfant : la vérité si je mens », Revue [petite] enfance N° 124, p. 41.

[3]-Court, Martine (2017), Sociologie des enfants, La découverte, Paris, p. 65.

[4]-Caritas (éd.) (2013), Prise de position de Caritas : la pauvreté des enfants est intolérable en Suisse, Lucerne, récupéré de : https ://www.caritas.ch/fileadmin/user_upload/Caritas_Schweiz/data/site/was-wirsagen/unsereposition/positionspapiere/2019/Caritas_prise_de_position_enfants_pauvrete_f_def.pdf

[5]-Court, Martine, op.cit., p. 65.

[6]-Court, Martine, op.cit., p. 3.

[7]-Lahire, Bernard (dir.) (2019), Enfances de classe : de l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris.

[8]-Pour un tour de cette question, voir l’ouvrage co-édité par la Revue [petite] enfance et Partenaire Enfance et Pédagogie (2022), Plus vite, plus tôt, plus fort : l’égalité des chances passe-t-elle par l’encouragement précoce ?, Lausanne.

[9]-Conseil fédéral (rapport) (2010), Stratégie globale de la Suisse en matière de lutte contre la pauvreté, Berne, p. 23.

[10]-Zaouche-Gaudron, Chantal (2017), Enfants de la précarité, Erès, Toulouse, pp. 10-11.

[11]-Ibidem, p. 10.

[12]-Nous profitons ici de remercier toutes les personnes qui ont accepté de rédiger un témoignage.

[13]-Amartya Sen est un économiste et philosophe indien qui a orienté ses recherches vers la question des inégalités et développé le concept de capabilités. « La capabilité est un terme différent de celui de capacité parce qu’il propose pour chaque être humain non d’avoir “les capacités de…” mais de pouvoir s’approprier les différentes offres étatiques. » Zaouche-Gaudron, Chantal (2017), Enfants de la précarité, Erès, Toulouse, p. 20.

[14]-Damon, Julien (2016), cité par Zaouche-Gaudron, Chantal (2017), Enfants de la précarité, Erès, Toulouse, p. 20.

[15]-Ibidem, p. 22.

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