Une adversité inattendue comme source de créativité professionnelle: Retour sur la période du confinement dans les lieux d’accueil

L’imprévisibilité, l’inattendu et les possibles

Mars 2020, la stupeur nous envahit, nous sommes, comme tout le monde, face à l’inattendu avec l’irruption d’une épidémie inconnue. Comment mentaliser ce qui se passe, quand la situation est tellement impensable ?

Notre monde est un système complexe constitué d’un nombre incommensurable d’interconnexions. Plus les interconnexions sont nombreuses, plus certaines d’entre elles nous échappent en tant qu’être humain. Et lorsqu’elles réapparaissent, c’est ce qu’on nomme la surprise, l’inconnu, l’inattendu de l’existence.

Le développement des mesures d’hygiène et les avancées médicales ont fait reculer les risques d’épidémies. Du moins, c’est ce que nos esprits pouvaient espérer et qui faisait, semble-t-il, partie de l’imaginaire collectif.

En effet, comment supposer un tel scénario digne d’une superproduction américaine ou encore d’un film historique. En Suisse, l’histoire nous rappelle l’épidémie de peste vers 1348 ou encore celle de la grippe espagnole en 1918. Cette dernière a d’ailleurs été plus meurtrière que la Première Guerre mondiale en faisant 24’449 morts. De nos jours, il était néanmoins difficile d’imaginer que nous allions revivre quelque chose de semblable à ce que nos livres d’histoire nous ont enseigné.

Comme le dit Edgar Morin[1], « le surgissement du nouveau ne peut être prédit, sinon il ne serait pas nouveau (…) l’histoire ne constitue donc pas une évolution linéaire. Elle connaît des turbulences, des bifurcations, des dérives, des phases immobiles, des stases, des périodes de latence suivie de virulences. »

Il y a donc de l’attendu dans l’inattendu et pourtant l’être humain se sent démuni dans un premier temps face à ces « surprises » du destin avant de tenter de trouver une adaptation.

Le 13 mars 2020, le mot « confinement » est lâché. Confinement pour les écoles, pour les bureaux, pour les commerces dits non essentiels, mais pas pour les structures d’accueil… Il surviendra pourtant pour la majorité d’entre elles une semaine plus tard.

L’arrivée de l’épidémie de Covid-19 a ébranlé (et le mot est sans doute trop faible) toute la société et les secteurs de l’enfance n’ont pas été épargnés. Enfants, parents et professionnel·les ont été confronté·es à des mesures, destinées à préserver la santé de tous et toutes, qui ont mis à mal les pratiques professionnelles, et de ce fait, parfois la qualité de l’accueil.

Ces bouleversements ont demandé autant aux équipes éducatives, qu’aux directions de sortir de leurs habitudes, de faire preuve d’adaptation et de créativité, de revoir leur manière de penser certains des actes pédagogiques afin de préserver au mieux cet accueil de qualité. « Il ne suffit pas d’appliquer les consignes. Il ne suffit pas de mobiliser l’intelligence théorique. Il faut interpréter, improviser, ruser, tricher… il faut faire appel à l’intelligence pratique, à l’intelligence de l’action. »[2]

Travaillant toutes deux dans le champ de l’accueil des jeunes enfants depuis de nombreuses années, il nous a semblé important de partager notre expérience pour plusieurs raisons : d’une part pour permettre à certains et certaines collègues de se retrouver dans nos mots, d’autre part pour mettre une sorte de point, non pas final, mais qui nous permette de passer à autre chose. Et surtout afin de mettre en évidence tout ce que nous avons appris de cette crise. En effet, la collaboration avec les parents, le travail d’équipe et la prise en compte du besoin de sécurité affective des enfants ont dû être repensés, ouvrant l’horizon des possibles et permettant la mise en place d’initiatives plus résilientes.

« Dans tous les métiers, il existe de l’imprévu. La singularité des situations a été conceptualisée, de nombreux écrits l’ont formalisée. Mais où passent ces découvertes conçues de manière spontanée ou réalisées à la suite d’une élaboration d’expériences accu­mulées. »[3]

Comme le proposent ces auteures dans leur article, nous avons voulu garder la trace de nos trouvailles destinées à faire face à cette réalité inédite. Adeptes de l’adage selon lequel « Il n’y a pas de problème mais des opportunités », au-delà de toutes les difficultés rencontrées, nous sommes convaincues que des pratiques positives ont découlé de cette crise et que certaines d’entre elles vont perdurer.

Accueil d’urgence : entre fierté et agacement

Dans les deux réseaux au sein desquels nous travaillons, un accueil d’urgence a été créé. Un tournus a dû être mis en place entre le personnel des structures d’accueil de la petite enfance dans l’un des cas, et entre tou·te·s les professionnel·les du réseau, travaillant dans le préscolaire comme dans le parascolaire, dans l’autre cas.

Ce moment de battement, entre la fermeture de certains sites et l’ouverture d’accueil d’urgence, a fait émerger beaucoup d’émotions, parfois contradictoires, concernant le fait de continuer à travailler. Nous avons pu ressentir notamment de la peur face au risque d’être exposé·es au virus, de l’inquiétude pour les enfants accueillis comme pour nos proches, mais aussi de l’envie d’être dans l’action, d’être utiles, ou encore du stress face à ces réorganisations tant personnelles que professionnelles.

Il a donc fallu jongler avec ces ressentis intenses tout en organisant parallèlement une nouvelle manière de fonctionner. Plusieurs enjeux importants devaient être pris en compte. Pour n’en citer que quelques-uns :

  • Tenir compte des situations diverses des professionnel·les, et de leur envie de poursuivre le travail ou non ;
  • Assurer au mieux la sécurité des enfants et des adultes ;
  • Permettre une forme de continuité pour tous, enfants comme adultes, présent·es dans les lieux d’accueil comme restant à la maison ;
  • Permettre à chacun·e de trouver un nouvel équilibre entre cette vie professionnelle remaniée et la vie privée chamboulée.
  • Cela n’a pas été un démarrage facile.

En ce qui nous concerne, nous sommes toutes deux restées sur le terrain. Nous avons été portées par le sentiment d’avoir une mission professionnelle à poursuivre et la volonté de participer à l’effort commun. L’enjeu étant, d’une part, de permettre aux parents qui étaient dans l’obligation de travailler, de pouvoir le faire en étant rassurés sur la prise en charge de leurs enfants, d’autre part, de préserver une bulle de magie, de douceur et de rêve autour des enfants accueillis, de les protéger autant que faire se peut de ce contexte angoissant.

La mise sur pied de cet accueil d’urgence pour les enfants dont les parents devaient continuer à travailler hors domicile a clairement montré que les lieux d’accueil de l’enfance sont indispensables au bon fonctionnement du reste de la société, en temps de crise comme en période normale[4]. Nous avons néanmoins oscillé entre fierté et agacement face à cette soudaine reconnaissance. Agacement lorsqu’il a d’abord été décidé de fermer les écoles mais pas les lieux d’accueil, décision que nous avons eu de la peine à comprendre. Comment justifier que les enfants sont en danger en allant à l’école mais qu’ils peuvent être accueillis pendant que leurs parents travaillent ? Comment ne pas y voir, une fois de plus, une forme de mépris pour l’accueil de jour de la petite enfance ? Agacement également à la suite de la décision du Parlement suisse d’octroyer un crédit d’urgence pour les crèches privées laissant de côté les structures subventionnées par les pouvoirs publics. En effet, comme on peut le lire sur le site de la Confédération helvétique[5], « le 20 mai 2020, le Conseil fédéral a adopté l’ordonnance Covid-19 accueil extra-familial pour enfants. Les cantons sont tenus d’accorder des aides financières aux institutions privées d’accueil extra-familial pour enfants afin de compenser les contributions des parents non perçues durant la période du 17 mars 2020 au 17 juin 2020. La Confédération prend à sa charge un tiers des coûts qui en résultent pour les cantons. Le Parlement a approuvé un crédit de 65 millions de francs à cet effet. L’objectif est de prévenir autant que possible des fermetures et des faillites afin que les parents et l’économie puissent compter, après la crise, sur une offre d’accueil extra-familial aussi étoffée qu’auparavant ».

L’association Pro Enfance s’est montrée très active afin que cet « oubli » du secteur public soit rectifié. Elle s’est positionnée le 29 mai 2020 dans une publication[6] expliquant que « cette inégalité de traitement introduit une injustice criante. Elle est de nature à freiner l’engagement des pouvoirs publics qui ont pris conscience des atouts de l’accueil de l’enfance et qui ont fait œuvre de pionnières en développant des prestations novatrices. L’offre exploitée par les pouvoirs publics pourrait par ailleurs être remise en cause dans le cadre des débats budgétaires cantonaux et communaux. Cette décision inique va à l’encontre de la prise en compte du rôle systémique de l’offre d’accueil au niveau national et du développement d’une politique publique cohérente de l’accueil de l’enfance. » En plus de la mise en péril des subventionnements, le sentiment que l’adaptation, la surcharge de travail dans ces structures qui ont pourtant œuvré pendant la crise au maintien du fonctionnement de la société n’avait pas été pris en compte, s’est développé. Il faudra d’ailleurs attendre février 2021 pour que cette inégalité soit reconnue et rectifiée à la suite de l’intervention des Chambres fédérales.

Une bulle de calme dans la tempête

Mettre sur pied cet accueil d’urgence s’est révélé plus complexe qu’on ne peut se l’imaginer. Les premiers jours ont été assez chaotiques, en effet, il a fallu travailler dans de nouveaux locaux, accueillir des enfants et des parents que nous ne connaissions pas et souvent collaborer avec des nouveaux collègues.

La pandémie nous a clairement amputé·es d’un élément indispensable à notre travail : le travail d’équipe. C’est sans doute l’un des premiers éléments qu’il a fallu réadapter. Par exemple, les moyens de communication habituellement utilisés tels que cahiers de communications, colloques, échanges oraux, etc., indispensables pour un suivi de qualité des enfants, n’étant plus utilisables, il a fallu trouver des alternatives pour pallier cela. Ce sont d’une part, les outils numériques qui ont été utilisés pour permettre de garder le lien entre les différentes personnes, présentes comme absentes et, d’autre part, il a fallu recréer de nouveaux outils sur le terrain pour ces « nouvelles » équipes, constituées de personnel venant de différents lieux.

Nous avons dû également jongler avec les normes d’encadrement qui changeaient rapidement, ainsi qu’avec les mesures sanitaires qui évoluaient au cours des semaines. Cela en n’oubliant pas, au milieu de tous ces chamboulements ­organisationnels, que l’enfant devait rester au centre des préoccupations.

Au fil des jours, une forme de normalité dans l’anormalité s’est créée. Le fait de ne pas connaître son ou sa collègue à l’avance ou encore de ne pas travailler dans les locaux habituels est passé au second plan. Les professionnel·les des différentes structures ont construit des liens, la collaboration s’est renforcée, entre les éducateurs et les éducatrices mais également au sein des équipes de direction.

De plus, la confiance avec les nouveaux parents s’est rapidement créée, comme si l’adversité accélérait l’établissement des relations. L’espace à l’intérieur de la structure est devenu comme une bulle au milieu de l’agitation et de l’angoisse générales, tant pour les enfants que pour les adultes.

Nous avons identifié plusieurs éléments qui ont permis cet état particulier, qui a été à notre avis porteur pour tous, enfants comme adultes.

Premièrement, une prise en charge plus individualisée. Non seulement, nous avons accueilli moins d’enfants, mais le ratio professionnel·le/enfants a été diminué. Cela a permis également de proposer des activités, ainsi que des accueils plus adaptés aux compétences des enfants.

Le chemin – Collectif CrrC
On vous l’avait bien dit – Collectif CrrC

L’espace a également pu être utilisé autrement, car il y avait nettement plus de place disponible. Cela a permis aux enfants de profiter d’espaces plus vastes (donc de bénéficier d’une plus grande liberté dans les mouvements), mais également de pouvoir s’isoler plus facilement du groupe s’ils le souhaitaient. Dans ce sens et malgré les circonstances, on peut dire que ces moments ont été vécus d’une certaine manière comme une « parenthèse enchantée ». Ce nouveau ratio, cette possibilité de disposer d’un espace plus spacieux nous ont fait prendre conscience que les normes actuelles sont peu généreuses et qu’avec un peu plus de moyens, l’accueil des enfants, et donc également la qualité d’accueil, peut être amélioré et réfléchi différemment. Nous sommes bien conscientes que ces questions sont difficiles à amener sur le terrain aujourd’hui alors qu’il manque tant de places d’accueil. Néanmoins, notre préoccupation de professionnel·les est aussi d’offrir aux enfants des lieux adaptés à leurs besoins, leur permettant de se développer à leur rythme et de ne pas se sentir noyés dans le collectif. Si le ratio ou le nombre de mètres carrés par enfant ne fait pas tout, avoir vécu cette expérience nous permet aujourd’hui de garder cette question à l’esprit et peut-être de la remettre en discussion.

Le lien avec les familles

Très rapidement, le besoin de chercher des moyens pour maintenir le lien avec les familles confinées s’est fait ressentir. Plusieurs projets ont émergé dans nos structures : créer des boîtes mails pour les équipes afin qu’elles puissent échanger avec les familles, envoyer chaque semaine des idées d’activités ou des vidéos de chansons aux parents, prévoir des entretiens téléphoniques avec ceux qui en ressentaient le besoin, etc. L’objectif était de permettre aux équipes de garder un lien avec les enfants absents et leurs parents, sans pour autant devenir intrusives, mais en apportant une part de la vie en collectivité dans le cocon familial. Les familles ont été plutôt preneuses et enthousiastes. Certaines ont même souhaité partager à leur tour, ce qu’elles vivaient en envoyant des photos de leur quotidien ou encore des réalisations de leur enfant. L’important était de ne pas faire ressentir une injonction de ce qu’il était « bien » de faire avec son enfant, mais permettre ce lien sur l’extérieur en offrant cette porte ouverte aux enfants et aux parents.

 

Une réouverture entachée de nouvelles contraintes dans le travail avec les familles…

Lorsque les structures ont ouvert de nouveau, les restrictions dues au Covid nous ont forcées à continuer d’adapter nos actions pour maintenir le lien avec les familles. En effet, comment garder un lien quand les retours ou les accueils sont écourtés, car ils doivent se faire à la porte d’entrée ? Comment ne pas devenir une « usine » d’accueil à la chaîne ? Comme le souligne Golay[7], « Dans la mesure où les institutions reçoivent des enfants et leur famille, elles peuvent être considérées comme des lieux d’hospitalité ». Or, cette notion d’hospitalité est clairement à réinterroger, lorsque les parents sont contraints de rester hors des murs de la structure. « Le risque d’exclusion ou de sentiments d’exclusion est bel et bien présent dès lors que les mesures de protection préservent les lieux d’accueil en réservant leur accès aux enfants accueillis. »[8]

Pour l’illustrer, en quelques lignes, voici deux projets réalisés dans nos structures par lesquels nous avons cherché à créer et à maintenir ce lien avec les familles.

Durant une longue période, il n’a pas été possible de réunir plus de quelques adultes ensemble, en raison des distances sociales à respecter. Au vu de la taille de nos locaux, à la Girolle (garderie de Rolle), les réunions de parents n’ont donc pas pu être réalisées. La question de comment partager avec les parents sur le quotidien de leurs enfants comme sur d’autres thèmes s’est rapidement posée. L’idée de la création d’un journal plus étoffé a semblé évidente. Ce journal existait déjà dans la structure, mais il a gagné en importance pour les parents, qui ont manifesté un grand plaisir à le recevoir et à le lire. C’est pourquoi, même lorsque les dernières restrictions ont été levées, les équipes ont été convaincues de le faire perdurer.

A Payerne, la structure était encore toute jeune et la construction d’outils de communication était en cours d’élaboration lorsque la pandémie a démarré. Le Covid a donné l’impulsion pour que cette réflexion s’accélère et l’envoi de mails informatifs pour les familles a pu être mis en place. Cela a permis une bonne transmission des informations et, actuellement, cet outil est toujours utilisé. Les équipes ont également pris l’habitude de communiquer davantage par écrit sous forme de panneaux avec des photos, de courriels, de lettres sur les réflexions et le travail fait autour de la pédagogie de projet, afin d’inclure et d’informer les parents.

De manière générale, nous aimerions souligner que le fait de vivre cette période ensemble a renforcé le lien avec les familles, là où il aurait pu, au contraire, se morceler.

Auprès des enfants…

Revenons maintenant sur le travail auprès des enfants. Comme souligné précédemment, dès la réouverture des structures, nous avons été embarquées dans une farandole de mesures imposées à mettre en place. Avouons-le : nous avons eu parfois de la peine à accepter certaines d’entre elles établies selon le seul critère sanitaire, sans aucune pesée des intérêts par rapport aux besoins des enfants. Tout comme beaucoup de professionnel·les du domaine, le port du masque en permanence pour les adultes qui s’occupent des enfants nous a beaucoup interrogées Nous, ainsi que certain·es de nos collègues, étions inquiètes des effets à long terme pour le développement des enfants. On le sait, ces derniers apprennent notamment par l’observation des adultes, que ce soit au niveau du langage, des habilités sociales ou encore du décryptage des émotions. Les yeux « parlent » bien entendu. Toutefois, les enfants ont besoin du haut comme du bas du visage, que ce soit pour observer le mouvement des lèvres ou pour pouvoir déchiffrer les émotions et par la suite, de les intégrer et de les identifier. « Les réflexions du visage du bébé, bon premier à amorcer le dialogue, sur le visage de son parent ou de son éducateur, puis sur le visage du bébé et ainsi de suite pour longtemps permettent l’imitation réciproque, l’intersubjectivité et des ajustements sensoriels, émotionnels, langagiers, puis cognitifs sans fin. Nous sommes ici aux origines du tour de parole, de la régulation affective, de l’attachement, avec un passeport pour la psychoéducation. A cela, participe le haut du visage jusqu’au nez, puis le bas du visage où l’adulte s’exprime par son sourire, sa surprise ou sa désapprobation de ce qu’il observe. »[9]

C’est pourquoi la possibilité d’ôter le masque en prenant garde à maintenir les distances prescrites entre adultes a clairement été plébiscitée par le personnel éducatif afin de pouvoir offrir aux enfants des visages « complets » au maximum. Nous avons alors travaillé sur la manière de nous répartir dans les salles, nous avons profité de séparer au maximum les groupes. Si certaines équipes avaient déjà l’habitude de procéder ainsi, pour d’autres, c’était nouveau. Cette mesure, bien qu’exigée par la situation sanitaire, a donc permis aux professionnel·les et aux enfants d’expérimenter des dynamiques plus restreintes, de vivre des moments d’accueil différents, d’offrir d’autres possibles. Nous avons pu observer que cet accueil en petits groupes avait un effet positif sur certains enfants, qui exploraient mieux l’espace, le matériel mais également, la présence des autres enfants.

Pour les professionnel·les, le fait de se tenir à distance les un·es des autres ou/et de se séparer plus régulièrement n’a entravé en rien le travail d’équipe comme cela aurait pu être craint. Au contraire, cela a même renforcé ces liens dans le sens où tous ont dû redoubler d’efforts en termes de communication. En effet, ne pas voir ce que son ou sa collègue a pu faire durant la matinée a nécessité des moments d’échange et de transmission plus fréquents et de meilleure qualité.

Une autre mesure qui nous a paru disproportionnée a été l’interdiction de chanter avec les enfants. L’incohérence se trouve dans le fait que les enfants échangent quotidiennement entre eux et sans distance. Alors pourquoi leur permette de se parler mais ne pas pouvoir chanter une comptine ? Et pour l’adulte, pourquoi ne pas permettre le chant avec le masque si la crainte se situe au niveau des projections de salive ?

Notre objectif ici n’est en aucun cas de juger ces mesures au niveau sanitaire, mais d’expliquer la difficulté rencontrée à les faire rimer avec la qualité d’accueil, car certaines nous ont semblé avoir été prises sans connaissance de la réalité. Nous avons dû transformer les sentiments négatifs ressentis, ne pas nous arrêter à la plainte, mais en profiter pour pousser plus loin nos réflexions et notre créativité afin de continuer à tenir compte des besoins des enfants.

Tout comme pour le partenariat, nous souhaitions partager quelques exemples d’actions pédagogiques revisitées.

Dans beaucoup de lieux, les fêtes de Noël n’ont pas pu être maintenues. La Girolle n’a pas échappé à cette règle et n’ayant ni la possibilité d’accueillir les parents, ni même d’inviter les enfants hors de leur temps d’accueil, il a fallu trouver une solution afin d’offrir un moment joyeux pour les enfants. Les équipes ont donc prévu un spectacle à partir d’une histoire de Noël et elles ont pu le présenter sur plusieurs jours aux enfants des différents groupes afin de leur offrir à chacun·e un moment spécial. A la fin de l’histoire, la conteuse a expliqué que le père Noël leur avait laissé un sac rempli de surprises. Cela a permis d’offrir un peu de magie malgré toutes ces mesures. Ce projet était initialement prévu pour les enfants, mais il s’est élargi aux familles. En effet, le spectacle a été filmé et envoyé aux parents afin que ces derniers puissent y participer sans être présents et aussi le revoir avec leur enfant.

Au Centre de vie enfantine les Passerelles, à Payerne, les équipes ont créé plusieurs projets pour extraire les enfants de cette ambiance anxiogène. Par exemple en reprenant l’intérêt manifesté par les enfants du groupe des grands pour les superhéros comme moteur d’exploration créative ou encore en aménageant pour le groupe des trotteurs une salle permettant le mouvement et dans laquelle de nouvelles « provocations »[10], au sens donné à ce terme à Reggio Emilia, étaient régulièrement proposées. Bien entendu, hors pandémie les projets sont des outils courants dans nos structures mais avec cette situation de crise, cela nous a semblé d’autant plus nécessaire de nous investir, tout en relevant le défi de constamment se réorganiser pour gérer les absences du personnel malade.

Et dans le travail d’équipe

Réfléchir, comprendre ce qui se joue, inventer de nouvelles manières de faire, les mettre en place nécessite des temps d’échanges entre collègues, notamment lors des colloques. Ceux-ci ont également été mis à l’épreuve durant le Covid, puisqu’il n’était pas possible de se réunir tous ensemble. A la Girolle, nous avons travaillé en sous-groupes, puis instauré des tournus afin de permettre à chacun·e de prendre connaissance du travail des autres et des procès-verbaux pour permettre un meilleur suivi du travail effectué. Cela a demandé une organisation plus grande en amont des colloques. Si les colloques en grand collectif nous ont manqué, cette organisation a toutefois permis de continuer à travailler tous ensemble.

Au CVE Les Passerelles, les nombreux remplacements qui ont dû s’effectuer durant cette période nous ont clairement montré nos limites dans l’accueil des éducateurs et des éducatrices remplaçant·es. Il nous a semblé nécessaire de travailler sur un document qui pouvait rendre visible pour ces dernier·ières nos réflexions pédagogiques, nos projets du moment, comme également le fonctionnement et l’organisation du groupe au quotidien (règles définies en groupe, emplacement des différents outils nécessaires au quotidien, etc.) afin de leur permettre de se mettre rapidement au courant et de les aider à s’intégrer. Même hors temps de pandémie, le fait d’accueillir un ou une remplaçant·e qui n’a pas encore connaissance de la structure reste une difficulté. Ce document réalisé pendant le Covid est donc toujours utile. Le fait qu’une difficulté « acceptable » en temps normal devienne « handicapante » soudainement en temps de pandémie, a permis aux équipes de mettre le doigt sur le manque d’un outil de travail à ce niveau-là.

Le risque d’un retour vers l’hygiénisme

Nous aimerions terminer en évoquant une particularité architecturale des anciens locaux de la garderie de Payerne qui s’est rappelée à notre souvenir durant cette période. Dans le mur du vestiaire se trouvait un trou, de forme rectangulaire affublé d’une vitre donnant sur la salle de jeu. Cette « fenêtre » a été adoptée afin de permettre aux enfants de dire un dernier au revoir à leurs parents. Cependant, son origine est toute autre. En effet, au début du XXsiècle, le taux de mortalité infantile était encore très élevé, l’hygiène régnait en dogme dans les institutions, les parents arrivant dans le vestiaire devaient déshabiller et mettre un uniforme à leur enfant, puis ils le passaient aux professionnelles par ce guichet. Ce type de pratique était généralisé dans les premières crèches ouvertes en Suisse, comme le rappelle Lafontant Vallotton[11], à propos de celle de la ville de Neuchâtel, « dès l’origine, la crèche trouve sa place dans cette campagne hygiéniste, au ton normatif et paternaliste. Elle s’appuie pour cela sur les conseils et l’autorité de son médecin. Le premier règlement de la crèche de Neuchâtel (1873) stipule que tout enfant admis doit être amené dans un état de “propreté convenable”. Les employées procèdent d’ailleurs chaque matin à une inspection des enfants qui sont déshabillés et vêtus des habits de la crèche. »

Comment ne pas faire le lien avec cette période vécue durant laquelle les familles ont dû rester « à la porte ». Cette porte d’entrée devenait comme un « coupe-lien », comme nous l’avons évoqué précédemment. Cette crainte d’un retour vers un certain hygiénisme nous a poussé·es à ne pas tomber dans la simple application du protocole mais plutôt à aménager les prescriptions pour limiter l’impact sur les enfants. Il nous a semblé important de ne pas laisser tomber aux oubliettes les nombreuses années d’avancées pédagogiques et de réflexions d’équipe, qui ont permis, au fil de l’histoire des crèches, une meilleure prise en charge des familles accueillies.

Cet exercice, bien involontaire, a finalement, à notre avis, renforcé les capacités des équipes dans lesquelles nous travaillons à interroger les prescriptions et à penser le travail en mettant perpétuellement en balance les contraintes organisationnelles et les objectifs pédagogiques concernant tant l’accueil des familles que celui des enfants, c’est peut-être là l’enseignement le plus essentiel que nous retenons de cette aventure.

Laure Lamon Schürmann
et Laure Huguet

 

[1]-Morin, Edgar (2000), Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Editions du Seuil, Paris, pp. 44-45.

[2]-Davezies, Philippe (1993) « Elément de psychodynamique du travail », Comprendre le travail (I), Education Permanente N °116, 1993, p. 37.

 

[3]-Kühni, Karina ; Fracheboud, Michelle et Mühlebach, Claudia (2019), « Pensez à trois voix et écrire au pluriel », Revue [petite] enfance N°130, 2019, p. 93.

 

[4]-Voir par exemple la prise de position de Pro Enfance à ce sujet :

https ://www.proenfance.ch/images/Coronavirus/210216_PrisePositionProEnfance_RoleSystemiqueAccueilEnfance.pdf

 

[5]-Consulté sur : https ://www.bsv.admin.ch/bsv/fr/home/politique-sociale/familienpolitik/vereinbarkeit/corona-kinderbetreuung.html

 

[6]-https ://proenfance.ch/images/200529_Covid_OrdonnanceAccueilEnfance_PrisePositionProEnfance.pdf

 

[7]-Golay, Dominique ; Besse, Amélie ; Pradeau, Jean-Victor ; Wagnière, Déborah ; Romano, Lina Margarita (2021) « Eduquer au temps de la distanciation sociale : entre contraintes et créativité », Revue [petite] enfance No136, 2021, p. 25.

 

[8]-Ibidem, p. 28.

 

[9]-Chicoine, Jean-François ; Roy, Marie-Claude ; Lebel, Marc (2020), p. 5, consulté sur : https ://www.ooaq.qc.ca/media/nr4fqpsl/de-laeffet-du-port-du-masque-chez-laadulte-sur-le-da-c-veloppement-de-laenfant.pdf.

 

[10]-Une « provocation » est une activité ou un stimulus élaboré pour provoquer la réflexion, la curiosité, l’exploration et la communication. Le terme est issu de l’approche de Reggio Emilia et de la pédagogie de projet. La mise en place de provocation permet à l’enfant de penser de manière indépendante, de résoudre des problèmes, d’explorer ses intérêts sans se laisser guider dans une direction précise par l’adulte (Charneau, Adeline et Rebecchi, Kevin (2020), Reggio Emilia, une pédagogie innovante de la petite enfance, auto-édition).

 

[11]-Lafontant Vallotton, Chantal (2010) « La crèche. Histoire d’une genèse difficile : l’exemple de Neuchâtel », Revue [petite] enfance No103, 2010, p. 14.

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