Noah et Giuseppe

Deux poids, deux mesures.

Noah

Aujourd’hui est un grand jour : Noah[1] a dit « poire » du bout des lèvres et ce d’une voix rauque que personne ne soupçonnait. Un premier mot a jailli à la garderie, dans notre secteur. Nous ne saurons jamais qui, de lui ou de nous, a été le plus content. Il aura fallu plus d’une année pour que cela se passe. Il faut préciser que Noah n’a pas 2 ans, ni même 3, mais qu’il aura bientôt 4 ans.

Les semaines suivantes sont parsemées de nouveaux mots, de nouveaux progrès. « Y a de la joie ! » pourrait-on chanter.

Noah vient d’ailleurs, il a un frère et une sœur. Le grand a des difficultés (langage) à l’école, la petite sourit encore au monde, trace à quatre pattes dans l’univers des grands.

Leur appartement est si exigu que l’on se dit que chacun·e apprend à ne pas prendre trop de place. Le père a été au chômage, mais il a récemment trouvé un travail. La mère espère toujours des cours de français, qui ne se libèrent pas ou auxquels elle ne peut assister car ils n’ont pas lieu le bon jour.

Ce petit monde aime venir à la garderie, et même si nous voyons peu le père, je pense que c’est peut-être pour eux une fenêtre sur un ciel moins sombre. L’espace, les ami·es, les jeux, sont autant de couleurs qui façonnent un autre possible.

Toute la famille s’immerge dans les manières de faire d’ici, tout en ayant aussi des contacts avec leur communauté. Equilibre, stabilité, progression, satisfaction de part et d’autre.

Cette éclaircie sera de courte durée. Le couperet tombe : l’année se fera sans cette famille, elle ne remplit pas les conditions de fréquentation, à savoir : travailler ou suivre une formation certifiée pour les parents.

La cadette aurait dû commencer chez les bébés, la maman allait enfin avoir un peu de temps pour suivre les cours de français.

Je les ai trouvés courageux et dignes de dire « non » aux miettes accordées : deux après-midi par semaine et pas le même pour tous les enfants.

Qui mesure l’indécence de ces pratiques ? Il est malhonnête et injuste que les institutions se prêtent à ce jeu de remplissage pour être les bons élèves de la gestion par le chiffre.

Giuseppe

Giuseppe[2] est très discret quand il arrive dans le groupe des trotteurs. Sa grande sœur commence elle aussi dans le secteur des écoliers et elle est plus extravertie. La maman va accoucher sous peu et les parents, à tour de rôle, se relaient pour venir chercher les enfants. Ils viennent aussi d’ailleurs, mais d’un ailleurs proche. Plusieurs des éducs parlent un peu leur langue et les parents, eux, maîtrisent déjà assez bien le français. Les accueils du matin et les retours du soir sont prolixes. Les deux langues s’entremêlent et on rigole bien.

Les enfants feront des progrès rapides et remarquables en peu de temps. La timidité de Giuseppe s’estompe, il « prend sa place » comme on dit. Il se fait des ami·es, il n’a plus peur de ce qu’il ne connaît pas encore bien. Le bébé naît, la maman espère retrouver vite un travail dans son domaine (enseignement). Le père est toujours jovial, il travaille « dans les affaires », il « sait faire » avec les gens.

L’année scolaire se termine, mais Madame n’a toujours pas d’emploi. Selon le même schéma que l’histoire d’avant, ils seront priés de trouver une autre solution de garde.

Avec le recul, je me rends compte combien ils avaient pris une grande place dans la garderie. A babiller et à plaisanter avec toutes et tous, à participer à toutes les fêtes, à inviter les autres enfants pour les anniversaires chez eux. De la direction au personnel de maison, tout le monde s’est retrouvé à échanger avec eux.

A l’annonce du verdict, c’est un vrai mouvement solidaire qui émerge. Les parents sont consternés, mais ils ont envie de se battre contre cette décision et ils seront appuyés par l’ensemble des professionnel·les. Chaque éduc en parle, va vers la direction pour demander de modifier « la sentence », se révolte contre ce décret arbitraire. Cette lame de fond sera porteuse à plusieurs égards. Les parents ont bien conscience des règles, des normes en vigueur, cependant soutenus et encouragés par toutes et tous, ils écriront plusieurs lettres au Service pour avoir de nouveau une place. Et ils auront les mots, l’entregent, la crédibilité, le soutien, l’argent, la patience pour, en effet, obtenir cette place.

Certains disparaissent sans laisser de traces alors que d’autres ont plus de moyens pour tracer leur avenir. Les politiques d’accueil extrafamilial des jeunes enfants, un réel levier de lutte contre les inégalités socioéducatives ?

 

[1]-Prénom fictif.

[2]-Prénom fictif.

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