Éditorial

Entre reproduction des galères et enjolivement de la réalité, l’éducation professionnelle de l’enfance interroge son rôle

Occulter et positiver

L’intitulé de ce numéro a quelque chose d’anachronique, puisque les galères en tant que navires et la condamnation aux galères en tant que peine, n’existent plus. Pourtant, plusieurs expressions du langage courant continuent d’utiliser ce terme pour désigner des existences qui ressemblent à de sévères punitions. Comme si les galères n’avaient pas vraiment disparu, mais avaient pris d’autres formes. Ou comme si l’on n’avait toujours pas trouvé de meilleure illustration pour décrire certaines réalités.

L’intitulé de ce numéro a quelque chose de provocant, puisqu’il convoque dans une revue destinée aux professionnel·les de la petite enfance, l’image de bambins ramant tels des galériens et des galériennes. Nous sommes loin de l’enjolivement de la réalité décrit par Sadock[1], un mécanisme de défense particulier (qui, soit dit en passant, n’est pas l’apanage exclusif des professionnel·les de la petite enfance) : Sadock affirme que les auxiliaires de puériculture occultent leurs propres ressentis négatifs face aux enfants en raison d’une assignation de genre. Il y aurait comme une « consigne de toujours tout positiver »[2], et prendre sur soi des situations difficiles à porter. Une des conséquences fort problématiques de cet état de choses est que « du réel, rien ne semble devoir filtrer »[3].

Egalité de droits, inégalité de faits

La théorie de la reproduction des rapports de pouvoir qui perpétue la domination d’une norme à travers la violence symbolique exercée dans l’éducation a 50 ans et n’a pourtant pas pris une ride[4]. Ce numéro de Revue [petite] enfance veut interroger aussi lucidement que possible la part que l’éducation professionnelle de la petite enfance prend à la reproduction insidieuse d’inégalités, ou de discriminations semblant alors comme « reçues en héritage » par les enfants. L’intention est de poursuivre le débat sur la fonction et le rôle des éducateurs et des éducatrices de la petite enfance dans la chaîne des déterminismes sociaux. « La reproduction des inégalités sociales par l’école[5] vient de la mise en œuvre d’un égalitarisme formel, à savoir que l’école traite comme “égaux en droits” des individus “inégaux” en fait », c’est-à-dire inégalement préparés par leur culture familiale à assimiler un message pédagogique »[6].

Nous insistons sur ce point : une égalité de droits n’implique aucunement une égalité de fait, l’égalité des droits étant souvent convoquée pour dissimuler l’inégalité des faits. Comment penser professionnellement ce problème ? Comment parler de la part de notre activité qui perpétue, en toute bonne foi, une inégalité sociale systémique ? Et que faire de ce constat ?

Ce que l’on croit, et ce qui est

Une publication conjointe de Partenaire Enfance & Pédagogie et de Revue [petite] enfance questionnait tout récemment l’égalité des chances au prisme des pédagogies de l’encouragement précoce[7]. L’un des signataires de cet éditorial y présentait les pédagogies anti-oppressives, dans la mesure où elles semblent apporter des ébauches de réponses concrètes aux problèmes de discrimination pensés comme des déterminismes sociaux[8]. Au rang des éléments évoqués pour contrer les effets de reproduction des inégalités, on trouve le besoin de conscientisation des professionnel·les[9], soit l’accès des professionnel·les à la connaissance du caractère systémique de la discrimination, et leur capacité de se situer et de situer les enfants et leurs familles dans la matrice des oppressions, également à travers la connaissance des privilèges sociaux dont ces professionnel·les bénéficient eux-mêmes et elles-mêmes. Ce numéro souhaite contribuer à cette conscientisation, qui ressemble à s’y méprendre à ce que l’on nomme aussi réflexivité, lorsqu’elle consiste, très schématiquement présentée, à distinguer ce que l’on croit, de ce qui est.

Taire la réalité

« Vers la réhabilitation des enfants-esclaves de Suisse. »[10] C’est ainsi qu’en 2013, Swissinfo annonce que la Confédération reconnaît que l’esclavage d’enfants existe à l’ombre de nos monts, quand le soleil… Cela aurait pu sonner comme un réveil, mais non, c’est déjà oublié.

A un autre niveau, nous savons qu’« actuellement, les questions autour des violences parentales baignent dans un flou juridique : la fondation Protection de l’enfance Suisse rappelle que « les châtiments corporels ne sont pas interdits par la loi suisse tant qu’ils ne laissent pas de blessures visibles »[11]. Cela renvoie à l’une des idéologies qui fondent la Suisse moderne : ce qui reste caché n’est par définition pas condamnable, voire n’existe pas[12].

Ce numéro de Revue [petite] enfance n’est pas consacré aux enfants-esclaves ou aux violences parentales, mais aux dynamiques « non visibles », « dissimulées » ou « tues », qui permettent de maintenir les enfants dans des parcours de vie prédéfinis en fonction de leur origine sociale.

Car l’une des conditions principales de la reproduction des inégalités (ou de l’exploitation des enfants, ou de leur maltraitance) réside dans la capacité collective à les taire, les cacher, les dissimuler. En 2022, nous pouvions ainsi apprendre que « la pauvreté des enfants en Suisse est un problème dont on ne parle pas. Mais elle existe : 133 000 enfants sont touchés par la pauvreté en Suisse et 317 000 sont menacés par la pauvreté. »[13] De nouveau ce principe de n’en pas parler, de taire le problème, la réalité. Pourquoi ?

L’inégalité est le prix de l’ordre

Parmi les hypothèses qui expliquent le maintien par toutes et tous d’un ordre social établi, il est raisonnable de penser que nous ne sommes pas à même de nous libérer du confort supposé que créent la norme et l’habitude. Pourquoi œuvrer à changer l’ordre établi, tant que celui-ci continue d’une façon ou d’une autre de nous paraître suffisamment favorable ? « Et si nous étions gouvernés par des règles tacites et intégrées au plus profond de nos inconscients sociaux, qui nous assignent des places sur l’échiquier social, sans nous donner les moyens de les remettre fondamentalement en cause ? Que les riches s’enrichissent, que les pauvres s’appauvrissent au point d’en mourir dans les rues, que les politiques sociales et les recherches scientifiques échouent à modifier ce processus ne correspond-il pas finalement à un fonctionnement qui nous convient ? Sinon, pourquoi cela perdurerait-il ? »[14]

L’ordre a donc un prix, celui de l’inégalité, dont la conservation se confond avec celle de normes qui structurent une répartition de tâches et de rôles sociaux. Or, on l’a vu ci-dessus, ce qui n’est pas visible ou dûment explicité n’existe pas. Il faut donc en permanence revisibiliser la norme, la réexpliciter pour lui garder sa vigueur, et cela se réalise notamment à travers une « logique du découragement » visant à exhiber les conséquences du non-respect de la norme. « L’acceptation de la présence des SDF dans l’espace public est l’expression d’un besoin du corps social, dans un processus global de régulation sociale entre norme et déviance, dont les règles sont négociées dans le contrat social. La science des châtiments, qui s’exerce très fortement sur cette population, est un phénomène contemporain qui n’est pas un échec du fonctionnement social mais une réussite en matière de régulation sociale. Elle est l’expression de l’existence d’une règle qui prévoit une punition et dessine en creux une déviance. »[15]

L’exemple du sans-abrisme, considéré non pas comme un problème social mais comme un mode efficace de gestion, par la stigmatisation, des tentatives de s’écarter de la norme, nous renseigne sur notre capacité collective à protéger, conserver et reproduire une réalité sociale. Nous en déduisons que les galériens et les galériennes[16] remplissent une fonction nécessaire au maintien de l’ordre établi. Abolir la galère, ce serait s’engager dans l’abolition de l’ordre. Si cela est particulièrement spectaculaire avec les personnes sans-abri, et moins dans l’éducation de la petite enfance, où la tendance est plutôt à l’enjolivement de la réalité, c’est bien le même phénomène appuyant sur les mêmes principes qui est à l’œuvre : toujours et partout réaffirmer la norme.

Le diable est dans les détails

Identifier et comprendre un problème, en devenir conscient·es, comme toujours, constitue un pas nécessaire et insuffisant : nous restons dans l’imaginaire tant que le réel n’a pas changé. La théorisation des mécanismes sociaux éclaire des réalités généralisées, que nous ne retrouvons jamais exactement telles quelles dans les situations quotidiennes. Il faut entrer dans les interstices du réel, dans les recoins de l’activité ordinaire, dans les détails des situations particulières pour discerner les dynamiques de discrimination à l’œuvre. C’est subtil et microscopique ; on parle alors de micro-oppressions ou de micro-inégalités : « Il s’agit de petits actes qui contribuent à désavantager certains groupes sociaux, à l’inverse de micro-avantages qui favorisent d’autres groupes sociaux. Ces micro-oppressions peuvent prendre les formes de micro-discriminations actives ou passives. Cela signifie que le fait de s’abstenir d’agir peut provoquer des micro-discriminations. Par exemple, le fait de ne pas expliciter les attendus de l’école peut défavoriser les élèves les plus socialement éloignés de la culture scolaire. »[17]

La réponse aussi est dans les détails

Le diable niche donc bien dans les détails, et une réponse se constitue elle aussi dans ces dizaines de petits gestes que nous réalisons (ou non) et de petits mots que nous prononçons (ou non) au gré du quotidien. Cela semble renvoyer à la responsabilité individuelle de chacune et chacun : c’est vrai, dans la mesure où, professionnellement, la responsabilité personnelle est toujours le produit d’une responsabilité collective.

Nous citions Desaulniers dans l’éditorial du N°139 de cette revue : « (…) ce sont des positions et des convictions éthiques qui sous-tendent et animent l’éducation. »[18] Autrement dit, si c’est bien l’éthique qui fonde notre activité professionnelle, nous devons collectivement nous consacrer à réfléchir lucidement nos pratiques professionnelles, en tenant compte de la perspective de la reproduction d’une domination qui se dissimule au sein même de notre métier.

Les contributions à ce numéro tentent toutes de relever ce défi, nous en remercions chaleureusement les auteur·es, espérant que ce n’est là que le début d’un débat professionnel qui reste à documenter et à construire.

Robert Frund
et Quentin Nussbaumer

 

[1]-Sadock, Virginie, (2003), « L’enjolivement de la réalité, une défense féminine ? Etude auprès des auxiliaires puéricultrices », Travailler N°10, 2003, pp. 93-106.

[2]-Ibidem, p. 99.

[3]-Ibidem, p. 101.

[4]-Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude, (1970), La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Editions de Minuit, Paris.

[5]-Que Bourdieu et Passeron renvoient à l’école, et non aux institutions de la petite enfance, ne doit pas nous laisser croire que nous pourrions sortir indemnes de la critique portée. Certes, l’école a probablement une densité et une puissance reproductives plus intenses que les institutions de la petite enfance, mais ces dernières préparent bien à la première. Et dans les années 1970, lorsque Bourdieu et Passeron écrivaient ces lignes, l’éducation professionnelle de la petite enfance en collectivité n’existait simplement pas.

[6]-https ://la-philosophie.com/citations-bourdieu-sociologie

[7]-Plus vite, plut tôt, plus fort. L’égalité des chances passe-t-elle par un encouragement précoce ? Partenaire enfance & pédagogie (PEP), Revue [petite] enfance, 2022, Lausanne.

[8]-Frund, Robert, (2022), « Compétition et micro-oppressions systémiques dans les institutions de la petite enfance : vers une pratique pédagogique socialement éthique ». In Plus vite, plut tôt, plus fort. L’égalité des chances passe-t-elle par un encouragement précoce ?, op. cit., pp. 79-84.

[9]-Pour plus de précisions, cf. notamment : Pereira, Irène (2017), « La pédagogie anti-oppression », Le Courrier. https ://lecourrier.ch/2017/10/31/la-pedagogie-anti-oppression/

[10]-« La Confédération s’apprête à rendre hommage aux dizaines de milliers d’enfants placés chez des paysans ou internés administrativement jusqu’en 1981. » https ://www.swissinfo.ch/fre/un-sombre-chapitre-d-histoire_vers-la-r%C3%A9habilitation-des–enfants-esclaves–de-suisse/35389648

[11]-https ://www.rts.ch/info/suisse/13471095-une-campagne-pour-sensibiliser-aux-violences-parentales.html (C’est nous qui soulignons).

[12]-« Rien n’est capital pour le maintien de l’ordre, comme de taire le mal… Il est beaucoup moins important de faire le bien que de taire le mal… Taire le mal… taire le mal… l’empêcher si l’on peut… mais, surtout, le taire… » Mirbeau, Octave, (1908), Le Foyer, Editions Fasquelle, Paris.

[13]-https ://www.caritas.ch/fr/ce-que-nous-disons/nos-actions/pauvrete-des-enfants-en-suisse.html (2022)

[14]-Rullac, Stéphane, (2019), « Pourquoi les SDF meurent dans les rues ? », Espaces Temps.net [en ligne]. DOI : 10.26151/espacestemps.net-k0qy-j104. (p. 3).

[15]-Ibidem, p. 8 (C’est nous qui soulignons).

[16]-« La solitude, ce n’est pas de vivre seule, c’est de vivre chez les autres, chez des gens qui ne s’intéressent pas à vous, pour qui vous comptez moins qu’un chien. » Mirbeau, Octave, (1900), Le journal d’une femme de chambre, Editions Fasquelle, Paris.

[17]-Pereira, Irène (2017), « La pédagogie anti-oppression », L’actualité au prisme de la philosophie, in Le Courrier, https ://lecourrier.ch/2017/10/31/la-pedagogie-anti-oppression/

[18]-Desaulniers, Marie-Paule, (2000), « L’éthique appliquée en éducation », Revista Portuguesa de Educação, vol. 13, N° 1, pp. 299-317. Universidade do Minho. Braga, Portugal. https ://www.redalyc.org/pdf/374/37413113.pdf

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